• Aucun résultat trouvé

Du métissage culturel au métissage linguistique chez les familles migrantes

4. LANGUE, LANGAGE ET COMMUNICATION

Chez nous à la maison, on ne parle pas, on ne communique pas, parce que mes parents ne savent pas le français et moi je ne sais pas le … somalien, le turc,

l’albanais …

Cette phrase ahurissante, je l’entends de manière répétée de la part d’adolescents migrants, qui ont grandi dans leur famille, mais en Suisse.

Que dissimulent donc ces quelques mots, prononcés avec le plus grand aplomb, généralement au moment d'aborder les questions touchant aux origines de la famille.

« Passez, il n’y a rien à voir », semblent me répondre mes interlocu-teurs.

Il s’agit pourtant d’une phrase très « parlante », porteuse de plu-sieurs réalités. Dans certaines familles migrantes, en effet, la com-munication est très difficile, parfois réduite au strict factuel, voire apparemment inexistante.

C'est que beaucoup de parents, pour des raisons multiples, maîtrisent mal le français tout comme certains enfants, pour des raisons tout aussi multiples, maîtrisent mal la langue d’origine des parents. Mais de là à penser qu’il n’y a vraiment pas de communication, que les parents ne savent pas du tout le français et que les enfants ne sont pas en mesure de communiquer dans leur langue d’origine, ce serait se priver de découvrir ce qui se dit derrière ces affirmations.

Les hypothèses se situent à différents niveaux. Au niveau conscient, le silence peut être une manière de tenter d’éloigner du registre émo-tionnel des conflits (personnels, familiaux, sociaux ...) laissés au pays, ou tout simplement la nostalgie du « chez soi ». Le silence, la non réactivation des souvenirs fait aussi partie des symptômes de stress post-traumatique. Dans ces situations, une famille peut être amenée à tout faire pour éviter de parler des traumatismes vécus, même si, au fond, chacun y pense jour et nuit. Si parler des souve-nirs peut être traumatique, parler d’autre chose, pire, blaguer, expose au sentiment de perte de choses précieuses. Et nombreuses sont les familles qui s'entendent pour garder le silence, un silence qui fixe un

clivage, une séparation entre avant et après, là-bas et ici. Au risque, en éloignant les souffrances, d’éloigner aussi les ressources, les bonnes choses du pays et les bienfaits de la communication (von Overbeck Ottino, 1999, 2007, 2009).

Chez un adolescent, le silence peut aussi être une manière de main-tenir ses parents à distance dans son processus d’autonomisation.

Dans cette période de relativisation du modèle parental, ce mouve-ment n’est pas anormal tant qu’il n’est pas trop radical. Le risque serait, dans ce cas, que la communication se réduise au point d'être vidée de tout échange émotionnel.

Au niveau inconscient, la clinique nous donne de bonnes raisons de penser que ce silence, cette barrière linguistique affichée, a aussi ses mobiles.

Si un jeune vient me dire, à moi thérapeute « d’ici », une telle phra-se avec tout ce qu’elle a d’indigeste, c’est aussi pour me faire phra-sentir son vécu interne. Il exprime ainsi son sentiment, son vécu presque physique, touchant jusqu’aux fonctions cognitives, qu’il n’est pas du même monde que ses parents. Dans le travail clinique, nous décou-vrons que cette perception est une réalité qui va bien au-delà de la langue, une réalité qui va toucher aux questions d’identité culturelle.

La « séparation » des langues reflète alors le sentiment d’être au bord d’un gouffre inter-culturel (Moro, 1994 ; von Overbeck Ottino

& Ottino, 2001)

Les questions qui se posent au-dessus de ce gouffre sont nombreu-ses : comment, pour une jeune Somalienne, être une fille « bien », en répondant à la fois aux critères du pays d’origine et à ceux du pays d’accueil ? Comment pour des parents, reconnaître, entourer des enfants qui ne semblent pas faits de la même pâte qu’eux et dans un univers qui leur est totalement étranger ?

Parfois des phrases viennent illustrer le déchirement identitaire et le contenu de l’irréductible.

Une jeune fille tchétchène d’une vingtaine d’années, indépendante financièrement, n’en pouvant plus d’être toujours privée de sortie, décide de prendre un studio. Après avoir tout fait pour la découra-ger, sa mère lui lance un jour : « Prends-le ton studio et comme ça tu auras tous les amants que tu veux … ». Et pourtant l’idée de la fille

n’est pas de vivre une succession d’aventures, mais d’avoir un espa-ce à elle pour y voir plus clair dans sa vie, déchirée qu’elle est entre les attentes et les valeurs de sa famille et l’envie qu’elle a de vivre une vie « comme ici ». Dans ce contexte, l’exclamation de la mère a un effet traumatique. Comme si celle-ci lui avait dit : « si tu prends un studio, tu n’es plus des nôtres, tu es une pute », mettant en forme les fantasmes les plus noirs de la jeune femme : elle craint évidem-ment, en « désobéissant » à ses parents et en voulant être « comme ici », d’être une « mauvaise fille » à leurs yeux et aux yeux de toute sa communauté, et en fin de compte, à ses propres yeux.

Du côté de la mère, ce qui est intéressant, c’est qu’elle est passée de la répression sexuelle (sur sa fille, mais aussi sur elle-même) à l’expression de son débordement : c’est soit pas de sexe, soit trop de sexe. On dirait bien que le projet de la fille met la mère face à ses propres fantasmes, ses propres désirs, mais du coup aussi à ses pro-pres angoisses de ne pas arriver à maîtriser des mouvements sources d’excitation. Pour un certain nombre de parents, la projection sur notre société de tous les maux de la terre (sexualité débridée, divor-ce, non respect des parents …) reflète aussi des angoisses de débor-dement pulsionnel qui peuvent émerger face à la confrontation avec du matériel habituellement refoulé dans leur culture. On dirait que la confrontation à un référentiel culturel qui n’a pas les même tabous, les même refoulements collectifs, les mêmes moyens de canaliser les débordements, expose à une excitation traumatique, une sorte de

« retour du refoulé », qui attire mais qui effraie aussi, et qui suscite des angoisses de perte de contrôle. Ces mouvements peuvent expli-quer en partie des comportements éducatifs excessivement rigides (souvent bien plus rigides qu’au pays) que nous sommes amenés à constater chez certaines familles migrantes.

Concernant notre sujet, la communication, nous pouvons ainsi voir ce qu’une petite phrase lancée sur le pas de la chambre d’une jeune fille peut contenir de significations différentes.

Les « ne pas parler la même langue », les « faire silence », peuvent donc être une manière d’ériger un mur contre des tentations diverses et contre des angoisses de débordement concomitantes, du côté des parents comme du côté des enfants. La communication

« innocente » qui reste risque alors d’être vidée de tout contenu et de se résumer à des points factuels, des valeurs sûres : « travaille ! Ré-ussis tes études ! Fais des 6 ! Ne sors pas ! Reste comme nous, tout en nous servant d’interprète ! … ». Au risque de ne plus autoriser de place pour les jeux langagiers, l’humour, les fantasmes, au risque enfin de menacer l’espace psychique de chacun et l’espace relation-nel de tous.

La barrière de la langue peut donc tenter de faire obstacle à une émergence pulsionnelle perçue comme dangereuse, tenter de tenir à distance des conflits d’avant l’exil, comme elle peut permettre à un enfant de se protéger des souffrances de ses parents ou à un adoles-cent de tenir ceux-ci à distance dans son processus d’autonomisation. Cette forme de protection peut être utilisée dans des processus normaux (autonomisation de l’adolescent) comme elle peut être le symptôme d’une souffrance psychique à soigner (on fait silence face aux angoisses de mort, d’effondrement ou de désorgani-sation). Elle reflète aussi la crête qui sépare deux mondes représen-tationnels, une ligne irréductible avec laquelle doivent composer parents et enfants en situation d’exil.