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3. Cadrage théorique

3.3. Diversifier l’expression orale

3.3.2. Laisser la parole aux étudiants : émergence de la conversation

Lorsque l’on souhaite enseigner l’expression orale à des étudiants étrangers, il va sans dire que la pratique même de la langue doit trouver sa place. Cependant, la prise de parole spontanée des apprenants peut parfois faire peur aux enseignants car elle peut les faire dévier de leurs objectifs d’enseignement. En effet, comme le note Cicurel (2011 : 101), les enseignants choisissent des activités leur permettant de faire le focus sur un contenu langagier défini (lexique, grammaire, phonétique, etc.). Cependant, même en présence d’une langue axée vers un aspect spécifique, elle reste un moyen de communication et d’expression bien plus libre :

Malgré la vocation didactique des échanges, il est possible de voir émerger un type d’échanges naturels au sein de la classe, des échanges qui ressemblent parfois à la communication ordinaire […]. Il semble que la force communicative du langage ne puisse se laisser broyer par les contraintes de l’interaction didactique. (ibid : 101-102)

L’enseignant peut alors se trouver dans une situation délicate à gérer. Nous avons déjà expliqué en quoi les interactions didactiques différaient des interactions ordinaires, et l’on voit bien ici que dans le cadre d’une conversation, l’enseignant devra faire le choix entre focalisation sur le code ou sur le contenu24. Deux notions viennent alors faire surface : la question de la bifocalisation et celle de la double contrainte. La première – décrite par Bange en 1992 – concerne justement cette alternance de focalisation entre le contenu du message et le code

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utilisé. Dans une classe de langue, c’est souvent ce dernier qui s’avère être problématique. L’enseignant, en tant qu’expert et évaluateur, se doit d’apporter des éléments de réponses et de corrections aux étudiants ne comprenant pas un terme ou en utilisant de manière erronée.

En ce qui concerne la focalisation sur le contenu, on comprend que l’enseignant y tient moins ces rôles d’expert et d’évaluateur, et c’est à cet instant que la double contrainte apparaît. En effet, l’enseignant aura le choix entre le fait d’abandonner pour un temps son statut et ses rôles afin de laisser place à une conversation, ou bien décider de revendiquer sa position, non sans conséquences. Cicurel explique en ce sens que « s’il intervient en tant qu’enseignant, il brise l’élan interactionnel et risque d’empêcher le développement d’une compétence de communication », alors même que c’est celle-ci qui est recherchée à l’issue de l’enseignement (ibid. : 103). Cela rejoint tout à fait ce que Dabène exprimait lorsqu’elle définissait le rapport dissymétrique à la langue entre les participants enseignant et apprenant d’une classe de langue : « La réduction de cette dissymétrie est la mission expressément confiée par la société à l’un des partenaires, l’enseignant. Elle constitue la seule finalité véritable de l’échange. » (1984 : 40).

Lorsque les enseignants laissent une place aux discussions plus spontanées, ils se retrouvent face à un dilemme qui ne se limite pas à la conservation ou non de leur place. En effet, tout cours fait l’objet d’une planification visant à organiser les apprentissages en une progression. Cependant, avec l’émergence de la conversation, les enseignants doivent mettre de côté, pour un temps, les activités pédagogiques prévues. Revenons d’abord sur la question de la progression didactique. Cuq la définit comme les « stratégies mises en place par […] les enseignants pour structurer et coordonner leur action afin d’atteindre un but préalablement défini (savoir et savoir-faire linguistiques, communicatifs, culturels) » (2003 : 204). Cet agencement d’activités en étapes proposé par l’enseignant, vise une appropriation des savoirs par les apprenants. On pourra donc comprendre la réticence de certains enseignants à s’éloigner de leur planification, de peur de nuire à la bonne appropriation. Cicurel va même jusqu’à parler d’un sentiment d’échec dû à la prise de conscience de l’écart entre les activités prévues et celles effectivement mises en place (2011 : 125).

Si l’on considère le déroulement d’un cours, on se rend vite compte qu’une adaptation est nécessaire, inévitable : « Cette planification ne se fait pas sans rencontrer des obstacles, des résistances ou, de toute manière, la parole d’un autre, qui comporte toujours le risque de provoquer une déplanification » (ibid. : 124). Face à cette déplanification, l’enseignant pourra adopter deux postures opposées : s’opposer à toute bifurcation par rapport à ce qu’il avait

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planifié, ou accepter de dévier de ses plans initiaux. On remarquera d’autant plus cette déplanification lorsqu’un cours devra être refait deux fois (ce qui a été mon cas). Si la planification était la même pour les deux cours, ceux-ci ne seraient jamais identiques puisque les interventions des étudiants ne seraient évidemment pas les mêmes.

Il existe cependant un cas dans lequel la déplanification n’est pas nécessairement synonyme d’un détournement des objectifs d’enseignement. En effet, celle-ci peut être le fruit de prises de parole des apprenants en lien avec le sujet du cours. En un sens, ceux-ci cherchent à reprendre la « maîtrise de leur apprentissage » (ibid. : 47). On observera cela par des demandes d’aide à la compréhension ou à l’explication d’un mot nouveau, par la vérification d’une non- contradiction entre une règle énoncée par l’enseignant et un usage observé, etc. Ces digressions, cependant en lien avec le cours, pourront faire l’objet d’une « didactisation de la parole apprenante » (ibid. : 49). L’enseignant va alors reprendre la parole d’un apprenant car il l’estime intéressante pour le groupe. Cela va lui permettre d’aborder un nouveau point, même s’il ne l’avait pas initialement prévu. Il est effectivement impossible de tout prévoir. L’enseignant devra alors avoir « la capacité à mobiliser des situations, à formuler des définitions, à montrer un fonctionnement grammatical, à préciser une règle » (ibid. : 50-51). Cela implique donc que l’enseignant puisse improviser afin de répondre aux demandes des apprenants, ce qui n’est pas sans risque. En effet, si l’enseignant joue le rôle d’expert, il a aussi le droit de ne pas savoir, même si cela peut représenter une réelle menace pour sa face. Il existe cependant un domaine permettant, à notre avis, de combiner objectifs d’apprentissage, conversation et répartition égalitaire du rôle d’expert entre enseignant et étudiants : l’interculturel.