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Partie 1 : Origine et internationalisation des think tanks : entre les États-Unis et la

1.1 Une labellisation floue et ambigüe

Paul Dickson assure justement qu’« il n'y a pas de consensus sur ce qui constitue un think tank ».119 Ces organismes politiques non identifiés le sont depuis leur création, et d’ailleurs à l’origine même, il a fallu du temps pour que le mot think tank vienne qualifier les instituts de recherche privés. Ils tiennent « une position mal définie entre l’université et les grandes sociétés » nous dit Donald Abelson.120 Distinguer un think tank d’une autre forme d’organisme est en effet très difficile. Lucile Desmoulins nous dit que la meilleure façon de définir les think tanks est de dire ce qu’ils ne sont pas, comme a pu le faire Diane Stone qu’elle prend en exemple : « Diane Stone a délimité le périmètre des think tanks de manière très parlante en s’appuyant sur une description de ce qu’ils ne sont pas : des clubs politiques, des lobbies d’affaires, des entreprises de conseil, des fondations (Stone, 1996) ».121

117 DESMOULINS, op. cit.

118 LENGLET et VILAIN, Un pouvoir sous influence, p.174.

119 MICHELOT, « Les modes d'influence des think tanks dans le jeu politique américain », p.98.

120 Donald Abelson in MICHELOT, « Les modes d'influence des think tanks dans le jeu politique américain »,

p.98.

51 Mais cela ne suffit parfois pas. Les think tanks sont d’abord des organisations qui produisent de la recherche ; ainsi qu’est-ce qui fait leur différence avec des instituts de recherche purs ? Ou bien des universités ? Ils sont d’ailleurs souvent qualifiés d’ « universités sans étudiants ». Les distinguer des ONG de plaidoyer comme Amnesty International par exemple n’est pas facile non plus. Et enfin, la différence avec les lobbies est celle qui reste la plus problématique, ces derniers orientant réellement leur production de savoir en fonction des intérêts qu’ils doivent défendre. François-Bernard Huyghe tente d’expliquer en quoi la confusion très commune entre lobbies et think tanks – qui sont parfois appelés « lobbies d’idées » – pose problème.

« En principe, le second [les lobbies] exerce une activité protégée par le premier amendement de la Constitution à condition de ne pas recourir à la corruption et de déclarer le nom de ses clients. Il est censé agir pour obtenir des décisions publiques conformes aux intérêts de ses clients. Les lobbyistes s’adressent aux décideurs, certes pour négocier ou solliciter (par exemple en leur rappelant que leurs mandataires sont également des électeurs), mais aussi pour proposer et démontrer. Ils doivent présenter de bons dossiers argumentés, et prouver que la cause qu’ils défendent ou la loi qu’ils réclament ont l’autorité de la science, de la raison et de l’intérêt général. Il devient difficile de distinguer ces plaidoyers intéressés mais soutenus par des faits et raisonnements (les Américains parlent alors de l’advocacy role) des « solutions » des think tanks authentiques ».122

Les think tanks se distinguent donc des lobbies car ils produisent des « solutions » qui sont présentées aux gouvernements mais qui doivent les aider à régler les problèmes qu’ils rencontrent dans la conduite des politiques publiques. La confusion toujours plus grande entre lobbies et think tanks réside essentiellement dans l’émergence depuis les années 1970 des advocacy tanks qui ne se contentent plus de produire de la recherche politique appliquée et de proposer aux décideurs des solutions que leur permet de trouver leur objectivité scientifique, mais de « négocier et solliciter » à l’instar des lobbies. Ils se donnent en effet davantage pour mission de défendre une vision de la société et de la manière dont doivent être orientées les politiques publiques sur un sujet ou un autre. En effet, « leur priorité n’est pas tant de

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chercher les meilleures politiques de façon désintéressée comme leurs pairs universitaires que de gagner la guerre des idées » nous disent Boucher et Royo. 123

Il est donc de plus en plus difficile de distinguer en quoi le travail des lobbies est différent de celui des think tanks, et ce en partie parce que parfois, la distinction n’est pas possible, et qu’un think tanks peut être un lobby déguisé. En effet, l’instrumentalisation des think tanks devient facile dès lors que leur principal objectif est l’influence des décideurs par la production de savoir orienté vers la recherche en politiques publiques appliquée.

1.2 … qui permet l’instrumentalisation des think tanks

Cette ambigüité qui entoure la définition même de l’objet think tank pose un problème majeur, car elle autorise une confusion et surtout l’instrumentalisation de ces organisations et de leur labellisation. L’étiquette think tank a en effet acquis une reconnaissance au fil des décennies, dans les esprits souvent devenue synonyme d’expertise et de rigueur scientifique au service de décideurs politiques confus et parfois ignorants sur des sujets très spécifiques. Comme le note Lucile Desmoulins, « Flou dans sa définition, le concept de think tank se prête à des jeux de représentation et opérationnalise des enjeux d’instrumentalisation. ».124

Outre l’instrumentalisation de leur nom, il est vrai que les think tanks et leurs financements sont parfois propices au déguisement de certains organismes d’influence ou de défense d’intérêts, prenant le label de think tank pour se donner une bonne image. C’est ce que Huyghe appelle les « faux-nez », ces « organisations militant pour des idéologies ou des intérêts adoptant la forme du think tank pour feindre l'objectivité ».125 Le plus gros problème dans l’instrumentalisation des think tanks est en fait l’utilisation de leur statut d’organisme à but non lucratif par les entreprises qui les financent pour 1) se donner une bonne image et 2) orienter leur recherche dans une direction et sur des sujets avantageux pour elles dans un but lui, lucratif. Alain Faupin dénonce en effet ce « financement de ces instituts par des entreprises et des sociétés commerciales qui cherchent à la fois un soutien politique et un abri fiscal. ».126 Pour Boucher et Royo le problème est fortement lié aux advocacy tanks cités précédemment. Ceux-ci seraient en fait des façons pour les entreprises des se donner une couverture pour promouvoir leurs intérêts et « justifier leur développement, pour augmenter leurs campagnes de lobbying, et généralement pour améliorer leur image ». Pour les deux

123 BOUCHER et ROYO, Les Think tanks p.34. 124 DESMOULINS, op. cit.

125 HUYGHE, Think tanks, Quand les idées changent vraiment le monde, op. cit. 126 FAUPIN, « La pensée au service de l'action : les think tanks américains », p.98.

53 chercheurs, « Le problème de ces think tanks-là est qu’ils ne produisent pas d’idées neuves, ils justifient… ».127 En outre, la confusion entre lobbies et think tanks vient également du fait que les lobbies utilisent beaucoup les idées des think tanks pour exercer leurs rôles de groupes de pression. « Le lobbying ne puise sa force que dans les argumentaires mis au point par les think tanks. » nous dit Alain Faupin.128

Mais les cibles des lobbies et des think tanks – les décideurs politiques – préfèrent souvent les think tanks aux lobbies, preuve encore de la place de l’image, centrale dans ce monde du pouvoir. Les think tanks, nous expliquent Olivier Vilain et Roger Lenglet, sont effectivement meilleurs pour l’image que les lobbies : « les élus ont moins de pudeur à citer leurs emprunts aux think tanks qu’aux sociétés de lobbying, lesquelles ont une réputation plus sulfureuse. C’est même l’une des raisons du succès des think tanks […] » 129