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La troisième personne : différentes interprétations

II. IT et le système de la personne

2. La troisième personne : différentes interprétations

2.1. La non-personne chez Emile Benveniste

Emile Benveniste (1966) distingue les pronoms personnels en s‘appuyant sur le fait que la première et la deuxième personne s‘opposent à l‘ensemble de la troisième. Selon lui, « chaque instance d‘emploi d‘un nom se réfère à une notion constante et ‗objective‘, apte à rester virtuelle ou à s‘actualiser dans un objet singulier, et qui demeure toujours identique dans la représentation qu‘elle éveille ».29

Cette propriété fondamentale ne concerne pas les instances d‘emplois de je/I et

tu/you. En effet, lorsqu‘on dit je – moi/I, il est impossible d‘entendre une autre personne

que celle qui parle. La personne je/I, donc, ne peut pas être définie en termes d‘objet puisqu‘elle n‘a pas d‘objet définissable auquel elle peut renvoyer. E. Benveniste finit par préciser la définition de je/I comme « l‘individu qui énonce la présente instance de discours contenant l‘instance linguistique je » et tu/you comme « l‘individu allocuté dans la présente instance de discours contenant l‘instance linguistique tu ».30 Le trait qui unit

je/ tu, I/you est le fait qu‘ils appartiennent à la « réalité de discours ».

Nous constatons que les deux premières personnes comprennent une « personne impliquée » et « un discours sur cette personne » tandis que la troisième personne est énoncée hors de je/I et tu/you. Non rapportée à une personne spécifique, la troisième personne comporte une indication sur quelqu‘un ou quelque chose et c‘est parce qu‘elle est absente du rapport interlocutif qu‘Emile Benveniste la considère comme une

29 Emile Benveniste (1966), Problème de linguistique générale, Vol., 1, Paris, Gallimard, 252. 30 Emile Benveniste, Op. cit., 252-253.

personne. Il ajoute que la troisième personne sert toujours quand la personne n‘est pas désignée, notamment dans les expressions dites impersonnelles.

Ainsi, d‘après l‘étude qu‘il a faite sur la nature des pronoms, Emile Benveniste note deux corrélations qui se superposent : celle de la personnalité et celle de la subjectivité. André Joly (1987) représente cette corrélation dans le schéma suivant :31

Corrélation de personnalité

je / tu

il Je tu

personne personne subjective non subjective Corrélation de subjectivité

personnes strictes

non-personne

La corrélation de personnalité oppose la personne je/tu, I/you à la non-personne il/it, tandis que la corrélation de subjectivité oppose la personne qui parle ‗je/I‘ à celle à qui elle parle ‗tu/you’.

La notion de non-personne chez Emile Benveniste est évoquée aussi par B. Pottier (1987) qui présente sa thèse dans Théorie et analyse en linguistique où il utilise la non-personne sous le nom de la non-personne non-exprimée. Contrairement à la non-personne exprimée, les personnes de l‘interlocution je/tu, la personne non- exprimée a sa valeur hors interlocution. B. Pottier propose l‘organisation suivante pour le système de la personne :32

31 André Joly (1987), Essais de systématique énonciative, Lille, P. U. L., 61.

personne exprimée personne non exprimée

JE TU

IL ÇA

1er rejet

IL/ELLE

2e rejet

ON

Du côté de la personne non-exprimée, le français possède un présupposant ÇA du terme de base IL, le cas des expressions impersonnelles comme :

[1] a. Il pleut. b. ça pleut bien.

[2] a. Il est intéressant d‘assister aux colloques. b. C‘est intéressant d‘assister aux colloques.

L‘analyse fournie par Emile Benveniste, appuyée par B. Pottier montre que la troisième personne est toujours traitée différemment et non comme une véritable « personne ». En revanche, certains linguistes font face à ces résultats en refusant d‘admettre la présence d‘un élément dénommé non-personne dans le système de la personne.

2.2. La personne absente chez André Joly

L‘étude d‘André Joly (1987) sur la personne est essentiellement inspirée de l‘analyse de Gustave Guillaume. Ce dernier a traité le problème de la personne dans plusieurs conférences faites entre 1947 et 1948 ; il part de la distinction entre le moi et le

Le classement ordinaire de la personne est de partir, dans l‘acte d‘expression, de la personne qui parle, et de descendre, c‘est le palier moyen, à celle à qui l‘on parle, pour atteindre, c‘est le palier final, à celle de qui l‘on parle. Cette décadence de rang, selon laquelle on passe de la personne active, parlante, à la médio-passive, écoutante – et donc par là encore active – à la 3e, ni parlante ni écoutante – passive donc ici, et de qui il est seulement parlé – ne sort pas, sous son aspect premier, de singulier. Ce qui revient à dire qu‘il s‘est agi du transport du Moi singulier au

Hors-Moi.33

André Joly représente dans la figure suivante ce que Gustave Guillaume appelle le classement ordinaire de la personne34 :

MOI HORS-MOI

Niveau I

(espace) (moi) (toi) (lui, elle) Niveau II

(temps)

je tu il, elle 1 2 3

personnes interlocutives personnes délocutées L‘axe central du système de la personne est la distinction entre le champ du « moi » et le champ du « hors-moi ». La déclinaison personnelle commence par je/I et s‘achève par il/it. Dans le rapport interlocutif, le moi associe une partie du hors-moi, qui devient la seconde personne, celle à qui on parle, dite aussi « la médio passive écoutante ». Exclue du rapport interlocutif, la troisième personne occupe l‘autre partie du

hors-moi. Elle représente la personne passive, ni écoutante ni parlante, celle de qui on

parle. André Joly illustre l‘analyse fournie sur la personne en disant : « le rapport

33 G. Guillaume (1988), Leçons de Linguistique 1947-1948 C., Publiées sous la direction de Roch Valin, Walter Hirtle et André Joly, Québec, P. U., de Laval, 181.

d‘interlocution implique donc que la 2e personne, l‘allocutaire, entre dans l‘espace temporel de la 1re, le locuteur, […] Quant à la 3e personne, elle est doublement exclue de ce rapport, spatialement et temporellement. C‘est donc la personne absente par excellence ».35

On constate, selon la présentation faite par André Joly, que la troisième personne est doublement exclue par rapport au Moi : spatialement, en tant que partie du Hors-Moi, et temporellement, puisqu‘elle ne participe pas au rapport interlocutif. Il en résulte que la troisième personne qui, n‘étant ni locuteur ni allocutaire, est réduite à l‘état de délocuté, d‘où sa caractéristique essentielle qui est l‘absence. André Joly ne considère pas la troisième personne comme non-personne, mais comme personne « absente » ou personne « délocutée » du rapport interlocutif. Cette idée se trouve aussi chez G. Moignet (1981) qui a accordé au pronom personnel un rang important dans le système de la personne. Distinguant la personne du locuteur, la personne de l‘allocutaire et la personne du délocuté, le linguiste explique : « la troisième personne, du singulier comme du pluriel, est celle de la personne dont il est parlé, sans plus. C‘est la personne passive, absente du système de l‘interlocution. Ce n‘en est pas moins une personne ».36

C‘est ce trait de l‘ « absence » que lui ont reconnu les grammairiens arabes et qui le désignent par le terme « əl-gayeb ». La marque de l‘absence est signalée en anglais, au présent de l‘indicatif, par le morphème -s, et en arabe par la forme verbale qui a pour fonction d‘exprimer la personne dite absente. Soient les exemples suivants :

[3] a. næjæhæ fəl-imtiha:ni. a réussi l‘ examen (Il / quelqu‘un a réussi l‘examen) La structure profonde est :

[3‘] b. [ PRO voilé/ 3ème personne/Sing/Mas]næjæhæ fəl-imtiha:ni.

Il a réussi l‘ examen.

35 André Joly, Op. cit., 66.

C‘est aussi le cas des phrases en (4) : [4] a. ðarabæ əl-təlmi:θ.

a frappé l‘ élève (L‘instituteur a frappé l‘élève) produit par la base

[4‘] b. [ PRO voilé/3ème personne/Sing/Mas] ðarabæ əl-təlmi:θ.

Il / l‘instituteur a frappé l‘ élève

La troisième personne du singulier masculin dans les exemples qui viennent d‘être cités est voilée. C‘est à la forme verbale de marquer le genre et le nombre de la personne absente. En effet, les verbes « næjæhæ » et « ðarabæ » expriment la personne absente sans qu‘elle soit présente phonétiquement.

En résumé, la caractéristique du système de la personne en anglais est son binarisme qui oppose la présence à l’absence.

3. Les caractéristiques de la troisième personne

3.1. L’omniprésence de la troisième personne dans le discours

L‘étude de la personne met en évidence le fait que les deux premières personnes ne sont pas sur le même plan que la troisième. A vrai dire, cette dernière est sous-jacente aux deux autres : il y a bien un délocuté – une troisième personne – sous chacune des personnes interlocutives, sous « je » première personne et sous « tu » deuxième personne.

Gustave Guillaume, qui a réservé une large place à la troisième personne dans son analyse, souligne l‘importance de la troisième personne et le rôle qu‘elle joue dans l‘acte de langage. Le linguiste met l‘accent sur l‘omniprésence de la troisième personne, elle est partout dans le langage et sans elle, il ne pourrait y avoir de langage. En observant les phrases

[5] a. I suffer from a headache b. You suffer from a headache c. He suffers from a headache,

il apparaît nettement que la troisième personne fait partie intégrante du système où elle est une non-personne interlocutive, mais non pas une non- personne. On constate que seule la troisième personne est présente partout. Dans « I suffer from a headache », le I inclut le moi parlant et le moi dont il est parlé. Le you dans « you suffer from a

headache » inclut le toi à qui le moi parle et à qui il est parlé de lui. Enfin, dans le cas de

« he suffers from a headache » le he représente la personne dont il est parlé, sans qu‘il soit parlé à elle, et sans qu‘elle parle. Par conséquent, si la personne est sous le pronom

il/he, elle est positivement troisième et négativement première et seconde. En d‘autres

termes, la troisième personne se définit négativement par rapport aux deux autres et positivement en tant que personne délocutée.

Face à l‘omniprésence de la troisième personne dans l‘acte de langage, les deux autres personnes, première et deuxième, marquent partout au moins une absence. En première et en deuxième personne, on constate l‘absence de l‘une des deux, tandis qu‘en troisième personne, on constate l‘absence des deux à la fois.

Ce qui retient l‘attention dans la présentation de la personne est le fait que le pronom il/it se laisse remplacer par un nom, ce qui n‘est pas le cas pour je et tu. Nous pouvons substituer le pronom dans la phrase « he suffers from a headache » par un nom et nous obtenons « John suffers from a headache » qui est aussi correct. La substitution d‘un pronom par un nom ne peut pas être appliquée à la première et à la deuxième personne. Ayant comme fonction sujet, le pronom il/it exclut toute alliance de personne de rang différent, par conséquent, son contenu notionnel se résume en une seule personne (troisième). Il faut ajouter que cette combinaison est très étroite et elle amène à constater que le pronom il/it ne peut pas exister en dehors du plan du verbe. Cela explique l‘inacceptabilité de « je pense à il ». Selon Gustave Guillaume, « cette position du pronom il dans le plan du verbe, dont il ne sort pas, a cet effet de lui interdire tout traitement grammatical impliquant la pénétration dans le plan nominal ».37 La personne

il/it peut pénétrer rarement dans le plan du nom. Figurativement, le pronom de la

troisième personne est représenté de la manière suivante :

Plan du nom Plan du verbe Lui il

elle

Le cas où le pronom il peut se donner un appui nominal est quand on lui ajoute, dans les propres termes de Gustave Guillaume, « un doublet psychique » et qui, par ailleurs, servira dans des constructions telle que « lui, il s’imaginait que… ». La pénétration dans le plan nominal refusée au pronom il est permise au féminin elle : l‘expression « je pense à elle » est acceptable, mais non pas « *je pense à il ».

La personne est située aussi dans l‘immanence et dans la transcendance du langage. Dans ses Leçons de linguistique 1947-1948 C., Gustave Guillaume dit :

L‘expression a un dedans – une immanence – qui est l‘exprimé, et un dehors – une transcendance – qui est l‘acte d‘expression. Or, c‘est à cette transcendance de l‘expression qu‘appartiennent les personnes parlantes et écoutantes. Elles n‘ont rien à avoir avec l‘exprimé. Elles restent en dehors de lui, et, du même coup, elles se trouvent en dehors de la représentation, à partir de laquelle se développe l‘exprimé, qui est l‘immanence de l‘expression, la transcendance en étant l‘inscription entre le pôle de 1er personne parlante et le pôle de 2e personne écoutante.38

Ainsi, il désigne la troisième personne comme appartenant à l‘immanence du langage (l‘exprimé) contrairement aux deux autres personnes qui appartiennent à la transcendance (l‘acte de l‘expression) : la troisième personne appartient « non pas à l‘acte du langage mais à l‘exprimé dont cet acte est porteur ».39 C‘est une personne de langue,

38 G. Guillaume, Op. cit., 192.

celle dont le langage parle. La première et la deuxième personnes sont des personnes du langage, celles entre lesquelles se développe l‘acte du langage. À cette fin, les personnes parlantes et écoutantes n‘existent que pendant le langage, autrement elles disparaissent. La distinction entre l‘immanence et la transcendance mène à distinguer entre le contenu et le contenant de l‘acte du langage. Autrement dit, il y a un rapport contenu/contenant entre les trois personnes :

Contenu du langage

Personne (3ème) Personne parlante (1ère) ce dont il est parlé écoutante (2ème)

Dans le schéma ci-dessus, il est clair que le contenu du langage est une personne dont il est parlé, une sorte de troisième personne. La première et la deuxième personnes, appartenant à l‘acte de langage lui-même et indépendantes de leur contenu, reflètent le contenant. Le rapport entre les trois personnes est dialectique ; sans la troisième personne, il ne pourrait y avoir de langage, car il faudrait bien que la première et la deuxième personne parlent de quelque chose ou de quelqu‘un (troisième personne) et pour cela il faut que la première et la deuxième personne acceptent de le faire.

3.2. Le côté mémoriel de la troisième personne

Etant présentes, les deux premières personnes font appel au contexte présent, elles sont amémorielles, visuelles, alors que la troisième personne est distinguée par son côté mémoriel. Absente du rapport interlocutif, la troisième personne est la seule qui fasse rappel à la mémoire. Étant un pronom suppléant, le pronom de la troisième personne évite, selon Gustave Guillaume, l‘appel direct du nom, d‘un nom déjà indiqué, et jugé encore présent à un degré suffisant dans la mémoire.

Soulignant l‘aspect mémoriel de la troisième personne, G. Moignet oppose Homme/Univers. Il en résulte une représentation mentale de ce que le linguiste appelle la

personne d’univers. Ayant le pronom IT comme signe, la personne d‘univers est la seule

qui soit apte à évoquer les phénomènes qui relèvent de l‘univers. Dans ce contexte, G. Moignet considère que cette personne est : « le support des phénomènes qui ne sauraient se déterminer en pensée à partir du moi ; par exemple, les phénomènes météorologiques,

ou encore, le phénomène de la nécessité que l‘homme subit sans qu‘il puisse du tout la gouverner ou assumer ».40

Par conséquent, le linguiste distingue la personne non interlocutive dite aussi personne de sémantèse et la personne d‘univers neutre. Comparons les deux expressions suivantes :

« It is hot », personne d‘univers neutre, et «It (the meal) is hot », personne de sémantèse

Il est évident que le pronom IT opère dans les deux plans ; et qu‘il soit le signe de la personne d‘univers ou de la personne de sémantèse, IT reste d‘abord le support nécessaire à toute prédication. Soulignant ce point de vue, G. Moignet ajoute « [IT] c‘est la personne de tout ce que la pensée a appris à désigner, la personne inhérente à toute sémantèse, à tout ce dont le langage est capable de parler ».41

Le descriptif fourni sur l‘aspect mémoriel du pronom IT nous servira largement, par la suite, dans l‘analyse de IT comme étant un pronom anaphorique, en particulier où le IT semble avoir une faible valeur référentielle.

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