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Chapitre 1: Introduction

1. Les principes de cancérogenèse

1.1. La transformation cellulaire

L’apparition d’un néoplasme (défini comme étant une croissance cellulaire anormale relativement autonome et transmissible d’une cellule mère à ses cellules filles) chez un être humain peut avoir plusieurs causes. Des agents chimiques (exemples : aflatoxine B1, benzo-a-pyrène, chrome, etc.), physiques (rayonnements gamma, UV, etc.), des virus (papillome humain de types 16 et 18, virus Epstein-Barr, etc.) et des facteurs génétiques hérités ou non (transmission d’un allèle muté de RB1 ou de TP53, formation d’une translocation (9;22) impliquant les gènes BCR et ABL, etc.) peuvent ainsi transformer

une cellule normale en cellule immortelle, par un processus appelé la transformation cellulaire.

La transformation se manifeste par un phénotype cellulaire visible lorsque les cellules sont mises en culture [Hanahan et Weinberg, 2000] et dont les principales manifestations sont l’immortalité des cellules, la perte d’inhibition de contact, la croissance indépendante de l’ancrage, une indépendance relative aux facteurs de croissance, l’apparition de changements morphologiques et la formation de tumeurs chez la souris immunodéficiente (« nude »), suite à l’injection intradermique de cellules potentiellement tumorigènes.

Par ailleurs, cette transformation cellulaire s’accompagne de changements moléculaires, recoupant les changements cellulaires visibles en culture in vitro et reflétant six capacités nouvellement acquises [Larsen, 2005b] : une indépendance aux signaux de prolifération, une insensibilité aux signaux anti-prolifératifs, l’acquisition d’une résistance à l’apoptose, un potentiel illimité de réplication, une stimulation de l’angiogenèse et un pouvoir d’invasion et de dissémination.

1.1.1. LES ÉTAPES DE LA TRANSFORMATION CELLULAIRE

Trois étapes majeures sont identifiées dans la transformation d’une cellule normale en cellule néoplasique : l’initiation, la promotion et la progression.

• L’initiation se caractérise par une altération permanente de l’ADN causée par l’exposition des cellules cibles à un cancérogène initiateur [Lacave, 2005]. Ce cancérogène provoque des adduits à l’ADN, modifie des bases par oxydation et/ou altère la structure fine de l’ADN en créant des ponts entre les brins ou entre les bases de l’ADN [Poirier, 2004]. Les altérations décrites, si elles ne sont pas réparées, se transformeront en mutations, délétions, cassures chromosomiques, etc. À cette étape, l’initiation peut devenir irréversible et se transmettra aux cellules filles. Cependant, à elle seule, elle n’est pas suffisante pour donner naissance à un néoplasme.

L’aflatoxine B1, le benzo-a-pyrène, l’arsenic et le psoralène sont des exemples de produits chimiques initiateurs.

• La promotion doit obligatoirement suivre l’initiation pour donner naissance à un néoplasme. Les modifications cellulaires produites par les promoteurs sont généralement réversibles et n’altèrent pas directement l’ADN [Lacave, 2005]. Ils pourront cependant promouvoir la croissance des cellules initiées et contribuer à la formation de masses de cellules tumorales bénignes. Ainsi, les promoteurs peuvent modifier la transcription génique, la communication intercellulaire et le patron d’expression de protéines impliquées dans la croissance, la différenciation cellulaire et l’apoptose [Luch, 2005]. Le benzo- a-pyrène, la 2,3,7,8-tétrachlorodibenzo-p-dioxine (TCDD) et le 2- acétylaminofluorène sont des exemples de produits chimiques promoteurs. • Suite à l’initiation et la promotion, la cellule modifiée deviendra transformée

et pourra poursuivre son parcours vers la néoplasie dans une troisième étape appelée progression. Cette progression se caractérise par l’apparition de nouvelles modifications génétiques et épigénétiques de la cellule transformée qui acquerra progressivement des capacités prolifératives et une longévité accrue [Knudson, 2001]. Une instabilité génétique et chromosomique sera souvent constatée durant cette phase.

Certains cancérogènes sont dits complets lorsque leur exposition répétée induit les trois étapes de la transformation cellulaire, alors qu’ils sont dits incomplets lorsque ce n’est pas le cas.

1.1.2. LE NOMBRE DE TOUCHES GÉNÉTIQUES NÉCESSAIRES POUR CAUSER UN CANCER

En 1953, C.O. Nordling constate que l’incidence de cancers (tous sites confondus) augmente avec l’âge suivant un facteur constant de un sixième (1/6) et postule que 7 mutations seraient probablement nécessaires à l’apparition d’un cancer [Nordling, 1953]. L’année suivante, Peter Armitage et Richard Doll étudient l’incidence spécifique de cancers

à différents sites et décrivent une relation mathématique à partir d’un graphique logarithmique de l’âge en fonction de l’incidence (I) : ln I= ln k +(r-1) ln t où la pente de la droite ainsi obtenue est égale à r-1. Cette expression mathématique permet d’estimer le nombre d’évènements r menant à la production d’un cancer reconnaissable, cela si aucun évènement ne donne d’avantage prolifératif aux cellules. Dans cet article, r-1 est estimé à 5 pour le cancer du côlon, ce qui nous donne r = 6. De plus, ils modèrent les propos de Nordling et suggèrent l’existence de facteurs qui pourraient accélérer ou ralentir la survenue du cancer, comme les sécrétions endocrines ou l’usage de la cigarette. Ils suggèrent également la présence de mutations spontanées ou apparues in utero pour expliquer le pic d’incidence des cancers pédiatriques (Armitage , 1954, réédité en 2004). L’introduction du concept de stades intermédiaires où les cellules ont un avantage de croissance, comme pour les carcinomes colorectaux, a permis de diminuer ce r. Par exemple, dans le cas de la polypose adénomateuse familiale (PAF), où les individus sont porteurs d’une mutation dans le gène APC, une pente de r=5 devrait être observée en raison de cette mutation héritée. Cependant, comme les polypes ont un avantage de croissance, la pente réelle est de 3-4 (Knudson, 2001).

La cytogénétique apporte une lumière différente quant à la question du nombre de touches. En 1960, Peter Nowell et David Hungerford qui travaillent sur des leucémies myéloïdes chroniques (LMC), découvrent la présence d’un chromosome du groupe G (21 ou 22) trop court. C’est le « chromosome de Philadelphie » (Ph1), nommé ainsi en raison du nom de la ville où il est mis en évidence (Nowell et Hungerford, 1961; Nowell, 2007). En 1973, Janet Rowley montre que le Ph1 ést le chromosome 22 dérivé d’une translocation entre les chromosomes 9 et 22, puis dix ans plus tard, Heisterkamp et ses collaborateurs identifient l’oncogène ABL présent au point de cassure de cette translocation [Rowley, 1973; Heisterkamp et coll., 1983]. Cependant, la chasse aux oncogènes était déjà ouverte depuis plusieurs années, entre autres avec la découverte de la translocation (8;14) dans le lymphome de Burkitt provoquant l’activation du gène MYC [Dalla-Favera et coll., 1982]. Dans la leucémie myéloïde chronique et le lymphome de Burkitt, l’activation par translocation des oncogènes ABL et MYC fixent donc à une seule, le nombre de touche nécessaire à la transformation néoplasique des cellules cibles. Toutes ces observations menèrent à une définition plus formelle d’un oncogène : version modifiée d’un gène

normalement impliqué dans la croissance ou la prolifération cellulaire, dont l’altération conduit à un gain de fonction et qui agit de façon dominante (la modification d’une seule copie du gène est essentielle – [Larsen, 2005a]. Par ailleurs, si à l’examen caryotypique ces translocations semblent le seul changement intervenu, l’étude récente des changements de nombre de copies d’ADN dans les LMC, par l’utilisation des micropuces d’ADN (résolution de 1 mégabase), confirme que peu de changements cryptiques (inframicroscopiques) sont observables dans la phase chronique, alors que ces changements se multiplient dans les phases d’accélération et blastique [Hosoya et coll., 2006].

Pourtant, l’estimation du nombre de touches allait réserver encore quelques surprises avec l’étude d’une cinquantaine de cas sporadiques et familiaux de rétinoblastome par Alfred J Knudson en 1971. Il démontre alors que le nombre d’évènements nécessaires à la transformation néoplasique des rétinoblastes peut être estimé à deux. Séparément, Knudson et Comings [1973] postulent que les deux touches doivent se produire au sein d’un même gène, que ce soit par mutation ou délétion intragénique, délétion du gène entier ou perte du chromosome entier. Plus tard, une fois le gène RB1 cloné, sa double inactivation dans le rétinoblastome est démontrée [Friend et coll., 1986]. Cette découverte met de l’avant l’importance des gènes suppresseurs de tumeurs dans le processus de transformation néoplasique et conduit à leur définition comme classe de gènes ayant une action récessive, pour lesquels la perte d’expression normale (par modification des deux copies du gène) est impliquée dans la transformation et/ou le développement néoplasique [Bignon et Uhrhammer, 2005].

Cependant, l’étude approfondie des tumeurs révèle que les deux copies de certains gènes suppresseurs de tumeurs ne sont pas toujours inactivées de façon conventionnelle. Une des deux copies ne présente ni délétion, ni mutation d’aucune sorte et pourtant la protéine correspondante est peu ou pas exprimée… L’étude des empreintes épigénétiques présentes sur l’ADN lève le voile sur un autre phénomène riche en enseignement.

1.1.3. L’ÉPIGÉNÉTIQUE ET LE CANCER

Introduit en 1940 par Conrad Hal Waddington pour décrire l’analyse des causes du développement (soit la raison pour laquelle une cellule a une destinée plutôt qu’une autre

durant le développement d’un organisme [Slack, 2002]), le terme épigénétique réfère aujourd’hui à l’étude des changements d’expression génique qui sont héritables et qui ne résultent pas d’une modification de la séquence d’un gène [Sadikovic et coll., 2008a]. Ces changements, héritables ou non, se présentent sous la forme de modifications covalentes des cytosines de l’ADN par méthylation, de modifications des histones, du remodelage de la chromatine (par acétylation ou autres changements réalisés par des processus faisant intervenir l’utilisation d’ATP) et de l’action des ARN non-codants, jouant tous un rôle important dans la régulation de l’expression génique.

Alors que la communauté scientifique découvre que la méthylation des cytosines présentes dans les îlots CpG des promoteurs de gènes les rend inactifs (Holliday 1987), l’équipe de Valerie Greger [1989] montre une hyperméthylation du promoteur du gène RB1 chez un des 21 cas de rétinoblastomes étudiés. Plus tard, l’équipe d’Ohtani-Fujita [1993] démontre biochimiquement l’inactivation du gène RB1 par hyperméthylation dans 16% de leurs cas de rétinoblastome unilatéral.

Ces travaux ouvrent la voie à plusieurs équipes qui rechercheront des gènes hyperméthylés dans les cellules cancéreuses. Sont ainsi identifiés des gènes régulateurs du cycle cellulaire (CDKN1A, CDKN2A), impliqués dans la réparation de l’ADN (TP53, BRCA1, MLH1), dans l’apoptose (DAPK1), la régulation hormonale (ESR1), la biodétoxification (GSTP1), les métastases (E-cadherin), etc. Dans tous les cas, cette hyperméthylation conduit à une perte de l’expression des gènes visés. Quoique certains gènes, comme TP53, soient méthylés dans plusieurs cancers, certains sont spécifiques d’un cancer donné, comme GSTP1 qui est hyperméthylé dans 90% des cancers de la prostate. L’hypométhylation semble également être un phénomène important dans la progression tumorale, résultant en l’activation d’oncogènes comme HRAS, MYC et EGFR (revus dans [Sadikovic et coll., 2008a]).