• Aucun résultat trouvé

La laïcisation de la transe en Occident

5. La transe du Graal

Dans l’effervescence hermétique du XIIè siècle on ne peut passer sous silence l’épiphénomène transitique du cycle du Graal qui, entretint un « climat de fièvre et d’enthousiasme » dans toute l’Europe, n’étant pas sans influence sur l’affermissement de la chevalerie, sur la constitution d’ordres héroïco-religieux, sur le déroulement des croisades, et mê me sur une certaine mystique chrétienne et dans son ensemble sur la pensée et l’art roman, puis gothique.39

Les thèmes récurrents du cycle du Graal, très proches de ceux des hermétistes, à la différence que ceux-ci oeuvrent dans la marge et ne sont pas « engagés » dans une chevalerie systématisée, peuvent se résumer comme suit :

- Tentative de restauration d’un royaume idéal. Le roi blessé s’est retiré dans l’île invisible (non manifestée) d’Avallon et là il est maintenu dans une vie qui ne se terminera pas tant que le fils d’Alain n’aura pas accompli des exploits capables de le faire apparaître comme le me illeur chevalier du monde.

- Seule la découverte du Graal par le chevalier élu permettra la restauration.

- Cette quête implique une série d’épreuves dont la plus déterminante est de « poser la question ».

Le Graal se manifeste sous trois formes :

- comme quelque chose d’immatériel, d’invisible et dotée d’une force mystérieuse. - comme une pierre de lumiè re.

- comme une coupe.

Ses vertus sont :

- illuminantes ; dans la Morte Darthur, le Graal se manifeste par « un rayon solaire sept fois plus resplendissant que la lumière du jour ».

- nourrissantes ; il est nourriture de vie. En mangeant de cette pierre, tout désir « matériel » s’évanouit. Dans Perceval Li Ga llois, par le seul arôme de la Pierre, les convives oublient de manger et Gauvain, dans un ravissement transitique, « obtient la vision des anges ».

- thérapeutiques ; Wolfram von Eschenbach déclare que : « cette pierre infuse dans l’homme une telle vigueur, que ses os et sa chair retrouvent subitement leur jeunesse » et que par sa vertu « le Phénix se consume et devient cendres, mais aussi se transforme, reparaissant ensuite dans toute sa splendeur et plus beau que jama is »,

- d’invincibilité ; le Graal confère au chevalier méritant la puissance royale de la victoire. « Désormais il n’y a pas d’être au monde qui te surpasse en noblesse et

39

« Cette période correspond aussi à l’apogée de la tradition médiévale, à la période d’or du gibelinisme, de la haute cheval erie, des croisades et des Templiers, et en même t emps à celle d e l’effort de synthès e métaphysiqu e développ é par le thomisme, sur la base d ’un héritage à la fois pré-chétien et non-chrétien, également r ecueilli par la civilisation arabe (avec une floraison analogue de l’esprit chevaleresque et mystique), héritage qui était celui de l’aristotélisme » (J. Evola, 1982, 79).

honneur. Tu es le maître de toutes les créatures. La puissance suprême te sera transmise » (Wolfram

von Eschenbach),

- de foudroiement ; le Graa l aveugle, le Graa l foudroie celui qui n’est pas digne de le voir. La puissance de la Pierre anéantit tous ceux qui cherchent à s’en emparer sans être qualifiés.

Dans un des textes du Grand Saint Graal, l’auteur avertit des dangers extrêmes de la Pierre. Il précise qu’on ne peut l’approcher qu’après une ascèse purificatrice. Mis en contact avec le Graal, l’adepte est sujet à des apparitions et son esprit est enlevé. S’il n’est pas préparé, il risquera « blessures », « cécité » et brûlures. D’une façon générale, les vertus et les effets attribués au Graal présentent des caractères transitiques, secrets, initiatiques.40 De même que les vertus, le sens des épreuves imposées au héros nous apparaît comme un voyage intérieur modifiant les champs de conscience et les niveaux d’être du chevalier.41

On retrouve ce symbolisme dans la tradition grecque où Pindare, mentionnant la terre mystérieuse des Hyperboréens, affirme que l’on n’atteint celle-ci ni par mer n i par terre et que seul, un héros comme Héraklès, peut la visiter par le vol de l’esprit. Pour la tradition tibétaine, Shambala, le centre mystique du monde, « se trouve dans mon esprit ». De mê me pour le château du Graal auquel on donne le nom de « palais spirituel » ou de « château des âmes ». Et c’est dans un état cataleptique que Lancelot, dans « la Morte Darthur », obtient la vision du Graal. Tout cela pour dire que nous sommes, avec le Graal, confrontés à des expériences transitiques, se situant au-delà des limites de la conscience de veille.

L’e xtraordinaire diffusion du thème du Graal durant la premiè re période médiévale a interpellé maints chercheurs pour situer l’origine de cette « geste », ayant mobilisé tout l’Occident chevaleresque autour du mystérieux « objet ». Deux recherches peuvent à priori nous intéresser puisqu’elles jettent un pont d’une part entre Graal et hermétisme , d’autre part entre Graal et la tradition iranienne, soulignant les liens entre Orient et Occident médiéval et tout ce dont ce dernier pouvait être redevable au premier en fait d’hermétisme.

La pre mière recherche est celle de Henry et Renée Kahane (1965) et concerne une comparaison serrée des textes du Corpus Herméticum et du Parzival de Wolfram von Eschenbach. Il s’agit de démontrer en outre, que le « cratère » dont il est question dans le IVè traité du Corpus Hermeticum n’est autre que le Graa l « quant à l’idée et quant au mot lui-mê me ». Par une étude linguistique poussée les deux chercheurs relèvent comment du mot grec « crater », celui-ci transite au latin crater et cratera puis aboutit

40

La grande histoire du Graal n’a enco re jamais été traitée par un homme mortel et parce qu e les transmutations qui s’opèrent lors de cette exp érience sont inexp rimables, « on ne doit révéler les secrets du sacrement qu’à celui auquel Dieu en a donné la force » (Robert de Boron)

41

« Le « voyage » dans ces lieux doit être essentiellement considéré sub specie interioritatis » , c’est-à-dire sous la form e d’un déplacement de la conscience dans un monde habituellement fermé à l’être humain. Il comporte un symbolisme initiatique général et universel.

aux formes gradale et graal (coupe, vase etc…). Avec la signification astrale du cratère, on retrouve ce que nous avons écrit précédemment concernant les deux fleuves Léthé et Mnémosyne, dans lesquels les âmes se baignent pour obtenir soit l’oubli soit le souvenir. Ici aussi, la tradition distingue dans la configuration des astres, deux vases dans lesquels les âmes s’imme rgent, obtenant ainsi la vérité (Alétheia) ou l’oubli (Léthé).

Poussant plus loin H. et R. Kahane tentent de démontrer l’identité entre Hermès et deux personnages importants du « Wolfram » : Trevrizent, le sage ermite init iant Parsifal au mystère du Graal, Flegétanis, le sage païen le rédigeant pour la première fois. Au cours du développement on apprend que Trevrizent cache Trible Escient (vieux français = triple sagesse), ce qui permet aux deux chercheurs d’équivaloir le terme au grec « trismegiste » et de rejoindre ainsi la qualification attribuée à Hermès Trismégiste, le trois fois très grand. Et puisque, avant d’aboutir en Occident, l’hermétisme a d’abord été conservé dans la littérature syriaque et arabe, qu’il s’est prolongé et conservé de même dans la littérature persane pour parvenir jusqu’à la civilisation Islamique médiévale, H. et R. Kahane ont abondamment fouillé dans ces documents tout ce qui touche à Hermès essayant d’y découvrir les traits communs entre celui-ci et le Flégétanis de Wolfram. Partant d’un traité d’astronomie (al- falak îyat al-kobrâ) attribué à Hermès, les deux chercheurs préconisent que le mot falak îyat serve à éclairer le nom de Flégétanis ; bref, ils suggèrent après une démonstration qu’il n’est pas nécessaire de traiter ici, que Flégétanis soit une deuxiè me typification d’Hermès, soit Hermès comme auteur des Traités hermétiques. Les deux chercheurs insistent sur l’importance des sources arabes pour l’Occident relativement à l’hermétisme ; et c’est surtout cela qui nous importe.

Un troisième personnage central du « Wolfram », Kyot le Provençal devient ainsi Gu illaume de Tulède (catalan-aragonais). Celui-ci, non seulement connaît latin et hébreux ma is également l’arabe, sa science philosophique et sa mystique des lettres. A n’en pas douter, Guillau me de Tulède était un proche de l’Islam : par sa connaissance en symbolisme géomantique, il attestait également ses compétences en théologie Islamique puisque le premier était rattaché à la seconde. Ce symbolisme géomantique, de souche arabe, on le retrouve dans les chapitres d’astrologie chez Wolfram, ce dernier n’ayant pu qu’être influencé par la transmission du « matériel du Graal » opérée à son égard par Guillaume de Tulède, dit Kyot le Provençal.

Si cette première étude relève l’influence de l’hermétisme arabe sur la quête du Graal, (notons également les travaux de P. Duval, 1979, et de P.G. Sansonetti, 1980, ayant également orienté leur recherche sur le Graal dans la direction de l’hermétis me) la deuxiè me étude menée par Sir Jahangîr Coyajee (1939) cherche à démontrer que le lien qu’il établit entre la chevalerie iranienne et celle du Graal, relève du mithraïsme . Tout d’abord, nous dit le chercheur, l’épopée iranienne fournit à l’Occident son symbole majeur, le Graal, qui n’est rien d’autre que le Xvarnah, la lumière de Gloire orientale. Ce dernier lui-mê me, implique l’idée d’une chevalerie init iatique groupée autour d’un roi mythique, Kay Khosraw, qu’on peut mettre en parallèle avec le roi Arthur ou Parsifal. Pourquoi Mithra ? Parce que les hymnes de l’Avesta souvent

réfèrent le Xvarnah à Mithra, à son culte, à ses symboles. Sur les sculptures de Mithra tauroctone, celui-ci apparaît au milieu des cratères et des vases, armé de l’épée et porteur de la lance. Tous objets caractéristiques accompagnant de même les héros du Graal.Bien plus, affirme M. Coyajee, au lieu de prospecter péniblement pour expliquer les sources du Graal dans les dédales des mystères d’Adonis, de Samothrace, d’Eleusis ou autres il est plus fécond de se tourner vers le mithraïsme comme vecteur de transmission. M. Coyajee insiste à ce sujet sur l’omniprésence à une époque du mithraïsme en Gaule, en Ge rmanie roma ine, en Irlande, en Grande Bretagne, en Italie et même en France. Réciproquement il est presque certain que le druidisme pour sa part ait migré depuis l’Irlande jusqu’à l’Asie Mineure. Coyajee relève donc cette rencontre entre druides et mages, traditions celtique et iranienne, lors de laquelle eut lieu, certainement, les échanges et la transmission autour de la thématique du Graal. Notons que bien avant cet auteur, un autre iranien, Shihâboddîn Yahyâ Sohrawardî, né en 1155 et mort en 1191 avait déjà tenté la synthèse entre l’hermétisme néoplatonicien et le zoroastrisme mithriaque où le Xvarnah iranien rencontre le Graal arthurien dans une geste mystique commune.

Il est intéressant de poser la question concernant l’Occident : qui incarna au mieu x cette idée de chevalerie spirituelle qui satura la conscience populaire elle-mê me durant près d’un siècle et demi, suscita peut-être les Croisades et l’émergence d’extraordinaires architectures gothiques dans l’Europe entière ? Sans conteste, parmi les différents ordres chevaleresques, ce fut l’Ordre des Templiers qui, plus que tout autre, « dépassa la double limitation que représentaient d’une part le simple idéal guerrier de la chevalerie laïque, et, d’autre part, l’idéal purement ascétique du christianisme et de ses ordres monastiques, se rapprochant sensiblement, ainsi, du type de la chevalerie spirituelle du Graal » (Evola, 1982, 185).

Entre la chevalerie mythique du Graal et celle historique du Temple, les analogies sont nombreuses. Chez Wolfram, les héros du Graal sont nommés Templeisen, de même que leurs emblème et écussons sont souvent frappés d’une croix rouge sur fond blanc. Le procès qui leur fut intenté et qui aboutit à l’élimination de l’Ordre, révèle bien des aspects similaires à la geste du Graal dans ses rapports avec l’Islam shî ‘ite. Les Templiers étaient rattachés à une chaîne initiatique et pratiquaient un rite « antichristolâtre ». On leur reprochait aussi d’avoir des intelligences secrètes avec les musulmans « et d’être plus proches de la foi Islamique que de la foi chrétienne (Wilcke, 1826) ». Il est certain que lors des Croisades s’établit un pont entre Orient et Occident lors de la rencontre des ordres chevaleresques d’Islam et de la Chrétienté. « La chevalerie croisée finit par se trouver en face d’une sorte de réplique d’elle- mê me, c’est-à-dire de guerriers ayant la mê me éthique, les mêmes coutumes chevaleresques, les mêmes idéaux d’une « guerre sainte » et, en outre, en face de veines ésotériques simila ires » (Evola, 1982, 189). C’est ainsi qu’aux Te mpliers correspondit exactement, en Islam, l’ordre arabe des Ismaéliens, qui se considéraient aussi comme les « gardiens de la Terre Sainte » (également au sens ésotérique, symbolique) et avaient une double hiérarchie, l’une officielle, l’autre secrète ». Dans ces deux courants d’Orient et d’Occident, apparait, semble-t-il, une mystique analogue avec, par exe mple, cette idée de l’occultation du « roi blessé », devant réapparaître

pour instaurer un nouvel ordre, chez les Chrétiens, et de même « l’occultation » (ghayba) de l’Imam devenu invisible mais qui se manifestera à nouveau quand les temps seront venus. Les correspondances permirent d’établir un pont entre les deux chevaleries, de dépasser le sectarisme à un point tel que ce n’est pas un hasard si, Ismaéliens et Templiers utilisaient les mêmes couleurs, rouge et blanc, les uns pour la croix et le manteau, les autres pour la ceinture et le vêtement. Le procès des Templiers relève également que ceux-ci eurent des liens serrés avec le « Seigneur de la Montagne » le Shaykh al-jabal, conçu comme un dominateur invisible, l’analogue du Roi du Graal et du « Seigneur Universel » (Michelet, 1930).

Une mê me idée du grand jihad réunissait également Templiers et chevaliers de l’Isla m ; au-delà des bravoures extérieures où les deux ordres chevaleresques ne s’épargnèrent pas, ils savaient cependant que la vraie guerre correspondait en un héroïsme intérieur, une ascèse leur permettant de dépasser leur propre peur, en vue d’obtenir l’immo rtalité.

Si nous nous sommes longuement étendu sur le « Graal », c’est que celui-ci typifie bien des aspects qui nous semblaient importants au développement de la thèse. Par l’intermédiaire du « Graal », nous avons pu voir se préciser les points suivants :

- les rapports entre Graa l et hermétisme

- l’hypothèse d’une origine orientale relative au Graal

- les rapports entre la chevalerie du Temple et celle du Graal

- les liens entre Templiers et Ismaéliens. (Ce dernier paramètre étant d’importance à considérer l’intérêt porté à l’alchimie par des shî ‘ites tels que Ja ‘far-al-Sâdik ou Jâbir ibn Hayyân, alchimistes notoires).