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PARTIE II RÉSULTATS ET ANALYSES

5. LA TERRITORIALITÉ COMME SUPPORT ET FINALITÉ

5.1. La référence territoriale comme constitutive de l’acteur collectif

Sur le plan conceptuel, la question de la territorialité était plutôt absente au début de notre étude, mais elle ne tarda pas à émerger comme une dimension d’analyse centrale pour rendre compte des pratiques étudiées. Cette conceptualisation de la territorialité comme fondement des pratiques de développement des communautés nous est particulièrement apparue comme

incontournable lors de notre premier terrain d’enquête, la pratique d’Ascot en santé à Sherbrooke.

Certes, déjà en nous appuyant sur Bourque et Favreau (2003), le substrat territorial pour penser les pratiques de développement des communautés nous apparaissait important. En effet, ces auteurs font bien ressortir la dimension territoriale du développement des communautés en précisant que « l’ancrage territorial joue un rôle important sur le plan du développement, car il constitue un moteur de l’action collective » (p. 3) et permet d’appréhender le social et les problèmes sociaux de façon holistique en ciblant la communauté dans son ensemble (dans ses dimensions sociales, économiques, environnementales et culturelles) plutôt que comme la somme de groupes à risque. Cette appréhension des populations selon leur territoire d’appartenance possède le grand avantage de décloisonner les interventions tout en augmentant leur portée transversale. Bourque et Favreau (2003 : 3) insistent également sur la nécessité d’appréhender le territoire selon une réalité vécue et non en tant que territoire institutionnalisé.

Mais il n’en reste pas moins qu’au contact des pratiques estriennes, cet aspect du territoire vécu, sur lequel nous avions peu insisté au départ, s’est imposé dans notre analyse comme centre des pratiques de développement des communautés. En fait, nous en sommes venus à définir, du moins pour certaines pratiques, la construction du territoire vécu comme un but et une manière de faire typiques du développement des communautés.

Au plan de l’analyse, on retient donc la primauté de la référence territoriale en matière de développement des communautés. Celle-ci doit néanmoins être précisée puisqu’elle comporte de nombreuses nuances. Lorsqu’il est question de territorialité, on peut notamment vouloir faire référence au territoire administratif, c’est-à-dire une zone délimitée officiellement comme c’est le cas pour les villes ou les MRC. On peut également signifier le territoire vécu, soit l’espace physique où les gens se trouvent au quotidien et là où ils se sentent ensemble. Un peu de la même façon, il peut aussi s’agir du territoire de quartier, qu’il soit question d’arrondissement ou de paroisse, et qui constitue une réalité de micro territoire, en incluant le voisinage, les parcs, les commerces locaux, etc. Il peut en outre être question de territoire

local de municipalité, l’endroit formellement délimité géographiquement en tant que ville,

village ou municipalité, etc. La référence territoriale peut également être abordée comme

territoire de réseau local de services, ce qui fait principalement référence à la zone de

desserte des CSSS et aux différents projets cliniques territoriaux (MSSS, 2004a) à mettre en œuvre pour assurer la continuité des services. La référence territoriale peut enfin traduire, dans un sens plus large, la notion d’espace ou de milieu de vie, là où les gens vivent, et s’accomplissent, tant au plan professionnel que personnel.

Comme nous l’a d’ailleurs à juste titre fait remarquer un intervenant du CSSS de Sherbrooke, on vit tous dans une ville, un quartier. On a tous des voisins, une famille. Au départ, on naît tous dans un milieu de vie. La notion de territorialité va de soi ; elle est intégrée en nous. C’est la raison pour laquelle, nous dit cet informateur, il convient de travailler sur l’identité et la participation citoyennes, par opposition à une approche strictement épidémiologique de population cible.

Dans la pratique Ascot en santé, la pratique étudiée à Sherbrooke, cette orientation est manifeste. Le référent territorial est le ressort du déploiement des moyens d’action développés par l’action communautaire. La territorialité est ainsi le fondement sur lequel s’opèrent dans

cette pratique les différents modes d’articulation entre les acteurs. C’est au nom de l’appartenance en commun au territoire, une appartenance vécue, que se mettent en forme les actions développées au sein de l’organisme. Cette appartenance en commun à un territoire vécu caractérise la relation avec la population et les différents acteurs sur le territoire. Présenté en première page de son plan d’action 2003-2005, Ascot en santé définit en ce sens les résidents du quartier comme « citoyens et citoyennes du territoire d’Ascot ». Sur le plan du territoire vécu, il est éloquent d’observer que l’organisme fasse appel à cette identité citoyenne de quartier, lequel ne renvoie pas à une structure administrative, car les frontières de ce territoire demeurent floues, elles ne recoupent pas celles de l’arrondissement du Mont Bellevue ni, d’ailleurs, celui de l’ancienne ville d’Ascot avant la fusion de 2002.

La pratique d’Ascot en santé, selon notre analyse, participe à une transformation des identités des acteurs qu’elle mobilise. Elle le fait en posant le quartier vécu comme le cadre référentiel pour structurer et développer les actions de ces acteurs. En fait, en parlant du territoire d’Ascot, les promoteurs du projet réfèrent non à un territoire administratif, mais à une communauté, c’est-à-dire à un territoire vécu où les gens se reconnaissent mutuellement. Comme le fait valoir un intervenant : « Comme toile de fond, c’est toujours d’aborder les gens comme citoyens du territoire et de développer les liens d’appartenance. » Cette identité citoyenne de quartier recoupe en même temps, dirait-on, l’appel à une citoyenneté active en regard de ce territoire, lequel devient ainsi pour ses habitants, et les institutions ou les organismes qui y opèrent, un lieu caractérisé par l’appartenance vécue et l’engagement. Un des participants à l’entrevue de groupe a d’ailleurs fait remarquer que le sentiment d’appartenance au secteur était déjà une préoccupation dans les débuts d’Ascot en santé, le défi étant notamment de devoir composer avec une population ayant un fort taux de roulement.

À l’encontre d’une vision fragmentée des problèmes et des territoires, ainsi que de populations cibles rattachées à différents programmes, l’approche territoriale à laquelle adhère Ascot en santé se veut une approche globale. De par sa logique d’action territoriale, l’organisme amène à questionner comment les acteurs intervenant dans le quartier pourraient mieux participer à l’effort de développement de cette communauté et à la lutte contre la pauvreté. On peut aussi se demander comment le territoire politique (pouvant aussi être envisagé en tant que territoire institutionnel) et le territoire vécu peuvent s’arrimer ensemble : comment l’un peut venir appuyer et renforcer l’autre et vice versa.