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Tout en nous appuyant sur les premières données exploratoires, croisées avec nos archives

intérieures21, nous partons du postulat que les premiers soins au corps font évènement dans la formation du soignant. Notre travail de thèse se centre sur les premières

interactions soignantes considérées comme des processus communicationnels

complexes22, dans un espace-temps particulier du parcours de formation, les prémices d’un devenir soignant.

Notre objectif sera de mettre en lumière toute la dimension sensible de l’expérience première du soin, vécue dans un contexte social particulier : l’hôpital, lieu de rassemblement des corps malades et stigmatisés, univers symboliquement dangereux. Nous essayerons de comprendre comment l’expérience permet d’accéder à une forme de co-naissance et participe à la transformation de l’étudiant.

La question très générale qui fait l’objet de notre étude porte sur l’expérience première du

soin et se décline de différentes natures. Elle est expérience sensible dans le corps à corps

du soin, elle est expérience sociale dans la rencontre entre deux acteurs, l’un est soignant

et l’autre soigné, entre deux cultures, l’une est médicale et l’autre profane. L’expérience

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Formule empruntée à Alain Corbin.

22 Référence à Yves Winkin et deux ouvrages majeurs Anthropologie de la communication (2001) et La Nouvelle Communication (2000).

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prend appui sur la mise en pratique d’un soin se scindant en deux composantes, l’une est active et l’autre passive.

En situation d’apprentissage, l’expérience est souvent réduite à la partie active du soin. De nature objective, elle est davantage visible et vient masquer la composante passive, la trace laissée par l’action sur la personne. L’apprentissage passe par le corps, l’expérience est corporelle, et c’est cette expérience-là qui nous intéresse, dans toute sa subjectivité. C’est toute cette dimension incarnée de l’action, la composante sensible, qui retient notre attention et que nous tenterons d’approcher à partir de différents niveaux de questionnement.

1.1. Questionner l’expérience sensorielle et sensible

Dans la rencontre soignante, le corps est média de l’interaction. Le corps est le vecteur sémantique par lequel s’expriment les émotions, les gestuelles, les mimiques, les mises en scène de l’apparence, les techniques du corps pour le soignant, les signes de la maladie et de la souffrance pour le patient.

Tous les sens sont engagés. Les corps malades et souffrants, défigurés ou négligés, se donnent à voir, à sentir, à entendre et à toucher, pour tous les soins qu’ils réclament. Des visages, des regards, des peaux, des plaies, des odeurs, des bruits, impossible de faire abstraction de toutes ces stimulations sensorielles. En pénétrant dans les murs de l’hôpital, le profane s’ouvre à une autre culture sensorielle, à une autre manière de sentir le monde. C’est un vrai dépaysement des sens qui s’opère, il se retrouve confronté à des odeurs inattendues, des sons, des usages du regard et du toucher qui bousculent tous les repères et obligent à sentir autrement, à toucher et regarder autrement.

Les perceptions ne se résument pas à un simple phénomène sensoriel, elles communiquent quelque chose d’une réalité qu’il va falloir traduire pour la comprendre et la redéfinir. Nous cherchons à saisir comment le novice interprète ces nouvelles perceptions et comment il passe du sensible à l’intelligible. Nous questionnons les processus à l’œuvre dans l’émergence des émotions, ses manifestations, sa nature, son mode de désignation et son interprétation. Nous cherchons à savoir comment l’étudiant gère ses émotions, dans le cours de l’action et à distance de l’évènement, et quelles sont les composantes du travail émotionnel.

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L’étudiant va tout faire pour contenir cette émotion et ne rien laisser paraître. Mais il est difficile de taire cette émotion qui n’est pas figée à l’intérieur du novice et qui, dans un même mouvement, va transmettre quelque chose au patient et venir perturber le cours de l’action. L’expérience émotionnelle est située au carrefour de l’individuel et du collectif, elle se déploie dans son rapport aux autres et renvoie à l’altérité sans laquelle le sujet ne peut ni se construire ni exister. L’équipe soignante et le patient vont être ressource et nous questionnons le rôle de chacun, l’individuel dans le collectif de travail.

L’étudiant va percevoir le monde hospitalier tel qu’il est disposé à le comprendre. Il l’interprète selon les clés de lecture dont il dispose et qui lui ont été transmises par son éducation et les différentes socialisations. Nous élargissons le cadre d’analyse à la dimension sociale.

1.2. La dimension sociale de l’expérience

L’étudiant n’arrive pas en formation comme une page blanche ne demandant qu’à se remplir, il est comme tout individu, pétri de social. Son corps est façonné par le contexte social et culturel dans lequel il baigne habituellement. Durant les différentes socialisations qui ont précédé son entrée en formation, il a intégré les codes sociaux régissant la vie en collectivité, intériorisé les bonnes manières pour se comporter dans les interactions, incorporé les façons de faire, de penser et de ressentir.

Dans son environnement habituel, les perceptions font sens, « elles viennent se ranger dans des catégories de pensées propres à la manière dont l’individu singulier s’arrange de

ce qu’il a appris de ses pairs »23. En contexte hospitalier, l’étudiant se retrouve dans une

position d’incertitude, tous ses repères sont brouillés, il y a rupture de continuité et le travail d’interprétation est complexe. Il l’est d’autant plus lorsque l’émotion ressentie semble inappropriée, comme c’est le cas du dégoût, expérience olfactive passée sous silence car considérée comme tabou.

Dans un même mouvement, nous interrogeons les produits des différentes socialisations, les dispositions individuelles intériorisées durant les socialisations précédant l’entrée en

formation et qui se croisent avec les dispositions soignantes.

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1.3. La nature symbolique de l’expérience

Le corps s’éprouve et les émotions s’expriment dans le contexte hospitalier à forte résonance symbolique, elles se renforcent des dispositifs rituels participant au processus de transformation de l’étudiant. Pour une compréhension plus globale du processus à l’œuvre, nous nous intéresserons aux symboles et dispositifs symboliques qui performent le sens. Nous porterons une attention particulière à l’habit professionnel, porteur de sens et de signification.

Nous questionnerons la blouse blanche, symbole fort de l’infirmière et qui lui sert de protection symbolique et autorise la transgression de certains interdits.

Enfin, cette première expérience de soin au corps est vécue comme une véritable épreuve

critique et initiatique. L’épreuve est entendue au sens général d’éprouver quelque chose et

transporte l’idée de nouveauté et d’inattendu mais également d’épreuve physique et morale venant rompre avec les repères habituels de sens. Il est question de rupture, entre un avant et un après dans la vie de l’étudiant, un entre-deux qui le transforme et participe à son devenir soignant.

Nous interrogeons toute la dramaturgie des soins et son effet performatif en nous focalisant sur la toilette, soin emblématique du premier stage.

Ainsi, notre réflexion s’appuie sur ces différents niveaux de questionnements. Il s’agit maintenant de présenter les contours épistémologique, théorique et conceptuel de la recherche.

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