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La première focale : la valuation multiréférentialisée au sein de la recherche collaborative

Lucie MOTTIER LOPEZ, Lionel DECHAMBOUX

3. Proposition de modélisation conceptuelle et début de mise à l’épreuve à partir de deux ReCEAF

3.1 La première focale : la valuation multiréférentialisée au sein de la recherche collaborative

3.1.1 Modélisation du plan collectif de la ReCEAF dans les termes de la valuation

Les dispositifs des ReCEAF conçoivent systématiquement des espaces collectifs réunissant les acteur·rices non académiques et académiques afin de circonscrire l’objet de préoccupation partagée et afin d’élaborer conjointement le projet de recherche. La figure 2 souligne le rapport de cette élaboration du projet avec des désirs initiaux et intérêts communs (à négocier pour qu’ils le deviennent), dans la perspective de pouvoir ensuite objectiver le projet mis en œuvre au sein du collectif de recherche en termes de réflexivité partagée.

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Figure 2

Plans collectif et individuels des ReCEAF, focalisation sur le plan collectif (source : autrice et auteur)

Deux plans interdépendants Enquête sur le plan collectif

(première partie) (deuxième partie)

La première partie de la figure donne à voir cette mise en tension entre désirs / intérêts, élaboration du projet, objectivation/fins-en-vue sur le plan collectif, qui se déroule en interaction avec le plan individuel propre à chaque acteur·rice. Ce plan individuel est également structuré par des désirs/intérêts de chacun·e, avec une implication individuelle possiblement différente dans l’élaboration du projet et dans la mise en œuvre concrète dans la classe de chacun·e par exemple. Autrement dit, une logique propre existe également hors des temps collectifs. Les flèches dans la figure 2 mettent en relation les éléments constitutifs d’un même plan, ainsi que les relations entre les deux plans. Par exemple17, partant de désirs / intérêts communs négociés (co-situation), l’élaboration concrète du projet s’initie (co-opération) mais suite à une prise de conscience des contraintes de chacun·e dans sa classe et de ce qu’il peut réellement entreprendre en termes de recueil de données, le projet de recherche est revu par le collectif (co-opération), débouchant sur une nécessaire renégociation des désirs et intérêts (co-situation) au regard de la fin-en-vue en termes de nouveaux gestes professionnels et production de savoirs espérés (co-production). Dans cet article, nous menons plus spécialement l’enquête sur le plan collectif de la ReCEAF (deuxième partie de la figure 2), sans nier les interdépendances avec le plan individuel.

Observons maintenant comment nous utilisons ces éléments de modélisation dans le cadre des deux ReCEAF que nous avons menées. Nous commençons ci-dessous par présenter les situations « indéterminées » (ou non) à l’origine des projets. Puis nous poursuivrons avec une nouvelle « pièce » de notre modélisation, en y intégrant les enjeux de la co-référentialisation située.

3.1.2 Les situations indéterminées à l’origine de nos deux ReCEAF

Dans la ReCEAF1, les enseignant·es et la chercheuse impliquée ont collectivement décidé d’étudier les interventions formatives des enseignant·es quand les élèves résolvent des problèmes mathématiques « complexes » (Mottier Lopez, 2015a). Sur la base des expériences situées de chaque enseignant·e, l’activité considérée collectivement comme étant insatisfaisante et justifiant la réalisation d’une recherche était qu’en raison du principe

17 Exemple fondé sur nos expériences de ReCEAF.

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didactique de dévolution (Brousseau, 1986/1996), les enseignant·es se sentaient peu autorisé·es à intervenir auprès de certain·es de leurs élèves à des fins de régulation formative pendant la résolution du problème. Et pourtant, elle·ils intervenaient quand même mais avec un certain sentiment d’inconfort (culpabilité pour certain·es) compte tenu des prescriptions didactiques en vigueur dans leur contexte professionnel. Dans le contexte collectif de la recherche, elle·ils se sont alors demandé comment intervenir pour soutenir l’autorégulation de l’élève sans… intervenir ! Pour la chercheuse, cette situation

« troublée » faisait pleinement sens par rapport aux enjeux de l’évaluation formative et de l’autorégulation des apprentissages dans des situations dites complexes. Cette recherche a concerné neuf classes du deuxième cycle de l’école primaire genevoise (élèves de 8-12 ans). On retiendra que la situation insatisfaisante a émergé des premières rencontres entre acteur·rices non académiques et académique La recherche a duré trois ans, à hauteur de six rencontres d’une journée pleine par année en moyenne.

Dans la ReCEAF2, le thème de la recherche a été décidé préalablement par un comité composé de deux chercheuses principales18, didacticiennes, impliquées dans un précédent projet, d’une représentante des enseignant·es, et de deux directeurs d’établissement scolaire. Le thème général de la recherche envisagée portait sur l’enseignement et l’apprentissage de la lecture, plus particulièrement de la compréhension d’albums de jeunesse faisant partie des moyens didactiques officiels utilisés par les enseignant·es genevois·es. Parmi différents axes retenus, un axe « évaluation formative et régulation de l’apprentissage » a été décidé par le comité, qui nous a alors proposé de participer à cette recherche. Celle-ci a concerné sept classes du premier cycle de l’école primaire genevoise (élèves de 6-8 ans). Pour cette recherche, contrairement à la ReCEAF1, le projet n’a pas été directement élaboré à partir de l’expression des désirs et préoccupations des enseignant·es qui allaient y participer, mais par des

« représentant·es ». Les chercheur·ses ont ensuite proposé aux participant·es un projet dans lequel un espace de problématisation semblait possible. Cette recherche a duré quatre ans, à hauteur de huit rencontres d’une demi-journée par année.

3.1.3 Modélisation du rapport référents-référés dans la valuation en termes de co-référentialisation située

Il ne suffit pas d’analyser la ReCEAF en termes de valuation. Il s’agit encore de construire

« ce par rapport à quoi » (les référents) et les « signes parlants » (les référés, Hadji, 2012) qui permettront de produire de la signification et un jugement évaluatif sur les ReCEAF.

Pour rappel, dans une approche situationniste de l’activité humaine (e.g., Lave, 1988 ; Lave

& Wenger, 1991 ; Mottier Lopez, 2008), nous postulons une co-construction de sens entre référents et référés, dans une relation indissociable aux contextes (socio-institutionnels et leurs valeurs19) qui vise notamment à appréhender la multiréférentialité de l’évaluation (Mottier Lopez, 2007, 2017, 2019 ; Mottier Lopez & Dechamboux, 2017).

La figure 3 donne à voir (en partie) les relations que nous proposons entre notre modélisation de la valuation et la multiréférentialité postulée. Notre intention est d’insister sur la dialectique à problématiser entre référents et référés par rapport à la relation moyens-fins dans un processus d’enquête. Nous concevons non seulement une co-constitution entre référés et référents, mais aussi un possible changement d’état au fur et à

18 Principales parce que ces chercheuses portaient la responsabilité académique des autres axes thématiques de la recherche, avant que nous n’intégrions le collectif de recherche.

19 Nous n’avons pas la place de développer ici, mais c’est sur ce plan que nous placerions la référenciation au sens de Lecointe (1997).

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mesure de l’enquête (ce qui est un référé dans une situation peut se transformer en référent pour la situation « suivante20 »), dans une dimension processuelle et dynamique.

Figure 3

Rapport entre référents-référés dans un processus de valuation (source : autrice et auteur)

Dans la figure 3, l’ellipse bleu signale les conditions-moyens de la ReCEAF, pensées, rappelons-le, par rapport aux fins-en-vue selon Dewey (1993). Les moyens « sont par définition relationnels – ils sont médiatisés et médiatisants, puisque que ce sont des intermédiaires entre une situation qui existe et une situation que l’on veut faire exister en les utilisant » (Dewey, 2011, p. 108). Ces conditions-moyens sont des référés potentiels pour la valuation multiréférentialisée.

Par exemple, dans la situation de co-situation, chaque participant·e exprime un désir de transformation de sa pratique par rapport à une fin-en-vue. Les référés pour cette situation sont les désirs exprimés par rapport aux fins-en-vue et la façon dont les participant·es académiques et non académiques négocient des désirs et intérêts communs et partagés (co-situation). Le référent est ici la double pertinence sociale qui caractérise la recherche collaborative (Bednarz, 2013), académique et « pratique » par rapport aux contextes professionnels des participant·es. Les désirs/intérêts vus comme reconnus et partagés par le collectif de la recherche se transforment ensuite en référents à l’aune desquels le projet co-élaboré (co-opération) s’appréciera (à des fins de conception, ajustement, validation).

Mais cette situation de co-opération, de laquelle sont extraits des référés ou conditions-moyens (par exemple, conditions et façon de recueillir des données en classe), s’examine également par rapport à des référents qui lui sont propres, telle la double rigueur méthodologique (Bednarz, 2013), mis en tension avec la fin-en-vue de produire des savoirs scientifiques valides et de soutenir le développement professionnel des participant·es, etc.

Autrement dit, les référents sont forcément multiples, non seulement en fonction des différents mondes de référence (recherche et « pratique »), mais également parce que les référés d’une situation peuvent potentiellement devenir les référents de la suivante ; que chaque situation a ses propres référents (par exemple, liés au critère de double vraisemblance) et que les fins-en-vue représentent également un repère interprétatif au jugement. Dans la figure 3, cette façon circulaire et dynamique de penser les référents s’exprime par les trois ensembles de référents que nous avons distingués au sein du

20 Considérant que nous mettons en question l’idée d’une linéarité stricte entre les situations.

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multiréférentiel : les référés précédents qui se transforment potentiellement en référents, les référents propres à chaque situation, et les référents en rapport avec les fins-en-vue.

De façon (auto)critique, on peut se demander en quoi cette façon complexe et systémique de penser la référentialisation en lien avec un processus de valuation nous éclaire pour évaluer (enquêter sur) une ReCEAF. Nous tentons ci-après quelques éléments d’opérationnalisation avec nos deux exemples de ReCEAF. Conscient·es néanmoins que nous sommes dans l’impossibilité d’une démonstration exhaustive, nous ciblons sur la façon dont chaque projet a évolué par rapport aux désirs et intérêts de la co-situation.

3.2 Deuxième focale : l’enquête sur la valuation