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Deuxième focale : l’enquête sur la valuation multiréférentialisée au sein de la ReCEAF

Lucie MOTTIER LOPEZ, Lionel DECHAMBOUX

3. Proposition de modélisation conceptuelle et début de mise à l’épreuve à partir de deux ReCEAF

3.2 Deuxième focale : l’enquête sur la valuation multiréférentialisée au sein de la ReCEAF

La première focale de notre modélisation nous a permis de penser l’origine de chaque ReCEAF et de considérer les situations de situation, de opération et de co-production dans une relation moyen-fin, plutôt que de les envisager de manière détachée et séquentielle. Dans une approche évaluative, ces situations ont été appréhendées dans une perspective de co-référentalisation située afin d’en saisir leur « valeur ».

Ainsi, dans nos deux ReCEAF, une pratique enseignante (d’évaluation formative dans deux contextes disciplinaires différents) a été perçue par les protagonistes de l’enquête comme étant insatisfaisante. Elle représente une « situation indéterminée”. Cette insatisfaction n’est compréhensible qu’en référence aux intérêts et aux désirs des participant·es que nous avons tenté d’appréhender. Les fins-en-vue sont de passer d’une situation indéterminée à une situation problématique, puis déterminée grâce à l’émergence de nouveaux gestes professionnels, au renouvellement de pratiques susceptibles de mieux soutenir l’apprentissage des élèves, à la production de nouveaux savoirs. Chaque ReCEAF peut alors être évaluée à partir d’une deuxième focale (ou enquête sur la valuation, comme méta-enquête, figure 4), consistant à apprécier les valuations multiréférentialisée susceptibles notamment de soutenir ou faire obstacle à la ReCEAF (évaluation pour la recherche collaborative en train de se faire) et de porter un point de vue évaluatif sur celle-ci une fois terminée (évaluation de la recherche collaborative).

Figure 4

Une enquête sur la valuation (ReCEAF) (source : autrice et auteur)

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Cette enquête sur l’enquête se déclenche elle-aussi sur la base d’un trouble : en quoi la ReCEAF a-t-elle été une opportunité pour ses acteur·rices de véritablement travailler sur une situation insatisfaisante de leur point de vue, et comment ?21 Finalement la recherche a-t-elle réellement donné des occasions de collaboration fondée sur le critère de double vraisemblance (Dubet, 1994), c’est-à-dire au-delà d’un principe affiché ?

Au plan méthodologique, la première focale en termes de valuation permet de formuler des faits « élaborés », eu égard à notre ancrage théorique (§2 : conceptualisation de l’objet évalué et théorisation de la relation évaluative à cet objet). Ces faits élaborés servent ensuite à la deuxième focale de notre modélisation, c’est-à-dire à l’enquête sur la valuation multiréférentialisée. Pour nos deux ReCEAF, ces faits sont organisés en tableaux qui, à leur tour, sont interprétés par rapport à des référents choisis pour évaluer une recherche collaborative au sens où nous l’avons définie (§2.1 : conceptualisation de l’objet évalué).

3.2.1 ReCEAF1 (évaluation formative en mathématiques)

Commençons par la première ReCEAF qui concerne la résolution de problèmes mathématiques avec des élèves de 8 à 12 ans. Le tableau 1 présente les faits élaborés et significatifs que nous avons retenu à partir de l’objectivation de la valuation accomplie au sein de celle-ci.

Tableau 1

Faits significatifs de la ReCEAF1

ReCEAF1 1ère année

Explicitation et négociation des désirs et intérêts communs

Objectivation des expériences de chaque enseignant·e dans sa classe

Écriture des valeurs communes visant à fonder et justifier le projet de recherche à élaborer conjointement dans la classe

Fin de la 1ère année et début de la 2ème année

Choix de chaque enseignant·e de privilégier ses propres questionnements et conditions par rapport au questionnement de recherche commun

Constat de la difficulté à réaliser la recherche par les enseignant·es au regard des contraintes propres à leur activité professionnelle et à leur classe

Difficulté pour la chercheuse de sensibiliser les enseignant·es aux contraintes d’une recherche

2ème année

Constats collectifs : les données recueillies dans les classes font sens pour chaque enseignant·e, mais ne permettent pas une comparaison entre classes en raison des variations du projet mis en œuvre dans chaque classe

Nouvelle problématisation au plan collectif de la recherche par rapport à la fin-en-vue

« assurer une comparabilité des données entre les classe »

Ecriture collective d’un chapitre de livre témoignant de l’expérience vécue 3ème année

Renégociation des désirs / intérêts communs, dans le but de cibler sur certaines activités de résolution de problèmes communes à plusieurs classes, faisant sens par rapport au questionnement de recherche

Réélaboration de l’opérationnalisation du recueil de données dans les classes à des fins de co-analyses et d’interprétations communes (réflexivité collective)

Nouveau recueil de données dans chaque classe

21 Nous nous limitons ici à cette question car notre intention n’est pas de faire une démonstration complète.

Évidemment d’autres questions-troubles pourraient être posées.

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Nouvelle objectivation dans l’espace collectif

Nouveaux constats

Communication à un congrès scientifique (par les enseignant·es et la chercheuse) et présentations « autonomes » par chaque enseignant·e volontaire dans son contexte professionnel

La première année de la ReCEAF1 a été sous-tendue par la fin-en-vue suivante : définir collectivement les valeurs communes par rapport à l’évaluation formative et à la régulation des élèves : qu’entend-on par évaluation et régulation ? Quels sont les gestes professionnels auxquels le collectif de la recherche accorde de la valeur et qu’il veut renforcer ? Quels sont les gestes que l’un·e ne fait pas / ne sait pas faire et qu’il ou elle aimerait développer ? Quel type de participation et d’apprentissage le collectif souhaite-t-il développer chez les élèves dans les classes ? Etc. Pour atteindre cette fin-en-vue, le collectif a débattu de ces questions de façon itérative, tout en les « illustrant » par les pratiques de chacun·e. Un cadre commun de valeurs a ainsi été progressivement élaboré et réélaboré (Mottier Lopez et al., 2010).

Chaque enseignant·e du collectif de recherche a recueilli des données dans sa classe (à plusieurs reprises tout au long de trois années scolaires, toujours dans une logique itérative, Mottier Lopez, 2015c). Cette itération a permis aux enseignant·es de prendre conscience de l’importance d’un dispositif de recherche suffisamment commun pour permettre des comparaisons entre les classes et pour permettre des co-analyses et interprétations dans le collectif de la recherche. Des représentations communes ont dû alors aussi être co-construites à propos de la rigueur méthodologique (non partagées initialement) pour mener à bien le projet commun de recherche et de développement professionnel. Des ajustements ont été décidés par rapport aux premiers recueils de données dans chaque classe (sous la responsabilité de chaque enseignant·e) et ont engendré de nouveaux cycles de recueil de données toujours plus contrôlés au plan méthodologique.

Les retours successifs au collectif ont permis d’objectiver de nouvelles situations indéterminées engendrées par les expériences en classes (en termes de pratiques pédagogiques nouvelles mais également en termes de recherche dans sa classe) et de les rendre problématiques. Ces retours ont permis de dépasser le niveau strictement individuel (l’enseignant·e par rapport à ses préoccupations propres) en faveur d’un questionnement qui concerne l’ensemble de la profession, ici par rapport à des injonctions didactiques qui n’apparaissent pleinement opérationnels dans le quotidien de la pratique en classe.

3.2.2 ReCEAF2 (évaluation formative de la compréhension d’albums de jeunesse)

Passons maintenant à notre deuxième recherche portant sur la compréhension d’albums de jeunesse avec des élèves de 4 à 8 ans.

Page 19 La Revue LEeE l’enseignant·e liée à l’objectif de la compréhension en lecture

Choix par les chercheur·ses d’intégrer l’axe « évaluation formative et régulation des apprentissages » dans le questionnement didactique (entrée première du projet)

Pendant les première réunions collectives, adaptation avec les enseignant·es des outils didactiques présélectionnés par les chercheur·ses

1ère année, 2nd semestre

Expérimentation par une seule enseignante volontaire de la séquence et des outils adaptés

Recueil de données contrôlé par les chercheur·ses dans la classe concernée

Liberté pour les autres enseignant·es d’expérimenter les outils : pas de recueil de données contrôlé par les chercheur·ses

2ème année

Analyses réflexives collectives d’extraits de la séquence filmée dans la classe de l’enseignante volontaire, principalement portées par les chercheur·ses

Questionnement des enseignant·es quant à l’aide à apporter aux élèves en difficultés au sein d’une telle séquence

Émergence d’un axe « évaluation-régulation » à investiguer de façon distincte de l’axe

« didactique »

3ème année

Négociation d’un nouveau projet à partir des expériences ordinaires en classe pour faire émerger une situation problématique commune du point de vue de l’évaluation formative et de la régulation des apprentissages des élèves

Recueil de données dans deux classes à propos de l’axe évaluation-régulation » fondé sur les choix des enseignant·es volontaires

Interprétations collectives des données et questionnements pratiques pour chaque enseignant·e

4ème année

Suite de l’exploitation collectives des données recueillies dans les deux classes pour l’axe évaluation-régulation

En parallèle, questionnement et recueil de données dans les classes sur l’axe didactique

Présentation par les enseignant·es de la recherche des expériences réalisées et apports pour leurs pratiques ; présentations faites à leurs pairs non participants

Poursuite du travail didactique de façon décrochée

Les faits élaborés pour la ReCEAF2 montrent un début de recherche bien différent de la ReCEAF1.

Du point de vue des valuations mises à jour pendant le premier semestre de la première année de recherche, les fin-en-vue des chercheuses didacticiennes résidaient en l’appropriation par les enseignant·es de la problématisation et des outils qu’elles avaient proposés, grâce à leur implication dans une adaptation possible (et dirigée) des propositions didactiques qui leur étaient soumises. La « mission » des enseignant·es était alors de mettre en œuvre dans leur classe les outils didactiques travaillés et adaptés pendant les réunions collectives.

Au second semestre de cette même année, comme énoncé dans le tableau 2, une seule enseignante s’est annoncée volontaire pour expérimenter la séquence d’enseignement

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telle qu’elle avait été travaillée et décidée dans le collectif. Il a été proposé aux autres enseignant·e·s de se saisir de tout ou partie de la séquence, mais sans nécessité d’objectiver leur expérience par un recueil de données pour la recherche. Ce faisant, la rigueur méthodologique a été ici contrôlée par les chercheuses dans une seule classe.

Dans le retour au collectif, l’enseignante concernée a exprimé son ressenti face la séquence d’enseignement mise en œuvre dans sa classe, à savoir qu’elle avait « appliqué » ce qu’elle percevait être des prescriptions au détriment de son propre pouvoir d’agir.

Lors de la deuxième année et de l’analyse des données recueillies l’année précédente, les enseignant·es ont exprimé de nouveaux désirs et intérêts sur des problématiques non prédéfinies par les chercheur·ses. Le collectif s’est notamment interrogé sur l’aide à apporter aux élèves en difficulté. A partir de ce questionnement, une nouvelle fin-en-vue a émergé : explorer des enjeux associés à l’évaluation et à la régulation des apprentissages vus comme susceptibles de répondre en partie aux interrogations des praticiens et des praticiennes. Cet axe s’est concrétisé lors de la troisième année de la recherche à partir de situations ordinaires de classe. Cette exploration a été alimentée par un recueil de données dans deux classes plus particulièrement, sur la base d’informations que les enseignantes concernées ont eu la liberté de choisir et de donner à voir au collectif de la recherche.

Supposée initialement (c’est-à-dire avant la mise en œuvre effective de la recherche) être intégrée à la réflexion didactique, la problématique de l’évaluation et de la régulation des apprentissages a été traitée de façon distincte par rapport à l’axe didactique. On retiendra ici que la collaboration – et les enjeux d’identité professionnelle – ne concernent pas seulement les rapports entre chercheur·ses et enseignant·es, mais peuvent également se manifester au sein d’une même « corporation ». Sans considérer que ce soit une fatalité, nous pointons ici la difficulté à trouver des espaces de dialogue permettant une inter-fécondation constructive entre les identités professionnelles en présence et les cadres de référence qui font partie de ces identités.

3.2.3 Formulation d’un point de vue évaluatif sur chaque recherche collaborative menée

L’enquête sur la valuation multiréférentialisée a pour but de donner un point de vue évaluatif sur les conditions des ReCEAF concernées, les situations de opération, de co-opération et de co-production déployées et sur les constructions de significations qui ont eu lieu en leur sein ou non.

Pour ce faire, des faits significatifs ont dû être construits (première focale de notre modélisation), pour être ensuite interprétés à partir d’un cadre de référence choisi par le chercheur ou la chercheuse qui adopte un point de vue évaluatif (deuxième focale).

Différents cadres de référence peuvent être choisis comme l’exposent Marcel et Bedin (2018), notamment en fonction du modèle d’évaluation retenu. Mais quel que soit ce modèle, une définition de l’objet évalué – ici une recherche collaborative, plus spécialement une ReCEAF – est nécessaire. Nous avons retenu, parmi d’autres choix possibles, le cadre élaboré par Desgagné et successeur·ses à propos des types de situation qui caractérisent un certain type de recherche collaborative (opération, opération co-production). Une description de celles-ci a été faites dans les tableaux 1 et 2. La phase suivante consiste à interpréter cette description au regard de critères de qualité qu’il s’agit d’expliciter. Dans la lignée de l’approche collaborative à laquelle nous souscrivons, un critère largement reconnu est celui de la double-vraisemblance (Dubet, 1994) décliné en

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plusieurs dimensions (Anadón, 2007 ; Bednarz, 2013). Celles-ci représentent les référents à partir desquels nos ReCEAF sont évaluées :

La double pertinence sociale à propos de l’aspect de la pratique que le collectif de recherche souhaite investiguer (co-situation), devant faire sens pour les deux cultures en présence, acteur·rices académiques et non académiques.

La double rigueur méthodologique (co-opération), pour « aménager une activité réflexive qui soit à la fois approche de formation (une méthodologie du questionnement pratique …) et dispositif de collecte des données … reconnue par la communauté scientifique » (Anadón, 2007, p. 62).

La double fécondité des résultats (co-production) quand il s’agit de « présenter et de diffuser des résultats qui aient une résonance et un potentiel de réinvestissement dans les deux communautés » (Anadón, 2007, p. 62).

Le tableau 3 esquisse quelques éléments de jugement pour nos deux ReCEAF : Tableau 3

Jugement sur la double-vraisemblance des deux ReCEAF considérées

Référents ReCEAF1 ReCEAF2

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Les jugements évaluatifs énoncés dans le tableau 3 demanderaient à être davantage développés et n’engagent que l’autrice et l’auteur de ce texte. Mais ils donnent déjà à voir la façon dont la première focale de notre modélisation, qui pour rappel incite à appréhender la recherche collaborative de façon processuelle et dynamique en considérant notamment qu’un référé dans une situation peut se transformer en référent pour la situation suivante, §3.1), construit les jugements évaluatifs énoncés dans la deuxième focale. Les référents de cette dernière (double pertinence sociale, double rigueur méthodologique, double fécondité des résultats) qui, initialement, étaient associés à une seule co-situation spécifique (co-situation, co-opération, coproduction, voir Anadón, 2007, plus haut) apparaissent désormais pensés à la lumière des relations possiblement co-constitutives et dynamiques entre elles.

Dans une perspective évaluative, on notera encore que des données complémentaires auraient dû être recueillies pour nos deux ReCEAF, par exemple sur la fécondité des résultats afin de juger le potentiel de réinvestissement au niveau des enseignant·es. Des analyses demanderaient aussi à être faites sur la rigueur par exemple du questionnement pratique au regard de l’instrumentation proposée pendant les temps collectifs à des fins méthodologiques. Autrement dit, l’intention d’évaluer une recherche collaborative prenant effectivement en considération les valuations s’y étant déroulées amène à non seulement ré-interpréter les données empiriques existantes, mais également à planifier plus explicitement le recueil de données complémentaires qui feront aussi office de référés au regard du cadre référentiel et du modèle d’évaluation retenus.