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La personnalité morale en tant que fiction

Dans le document Le transfert international de siège social (Page 51-66)

transfert international de siège social

SECTION 1 : La survie de la personnalité morale de la société migrante au cours de l’opération

A- Le débat doctrinal classique : est-elle une fiction ou une réalité ?

1. La personnalité morale en tant que fiction

51. Le postulat de base qui sous-tend la possibilité de procéder au transfert international du siège social d’une société est que l’entreprise survive au cours de sa migration car l’opération n’altérera pas sa personnalité morale. Il en découle la continuité nécessaire de la

personnalité morale. Or pour une partie de la doctrine française36, cela était impossible. En

effet, une opération qui consisterait pour les associés d’une société à vouloir déplacer son siège social d’un Etat vers un autre Etat impliquerait obligatoirement la dissolution de cette dernière et donc la disparition de la personne morale dans le premier Etat puis sa reconstitution dans l’Etat vers lequel s’effectuerait la migration et donc l’apparition d’une nouvelle personne morale, à moins que les statuts de la société ne prévoient ce changement.

Dans ce cas, il s’agirait d’une simple modification statutaire37. Plus simplement, la première

36 Niboyet, Traité, II, n°751 ; Levasseur, « Du changement de nationalité des sociétés anonymes », Rev. Soc. 1914, page 321 ; Pillet, Des personnes morales en droit international, n°109

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société disparaît au profit de l’apparition d’une seconde qui se voit transmettre le patrimoine de la première dans son intégralité.

52. Pourquoi, selon ces auteurs, était-il nécessaire de dissoudre et de reconstituer une société pour que des associés puissent au travers d’une personne morale changer l’Etat où ils désiraient pouvoir exercer une activité économique ? Ils considèrent la personnalité morale comme une attribution de la lex societatis, c’est-à-dire de la loi organique de la société qui la demande : « Nous estimons même, bien que la question soit fortement controversée, qu’en toute circonstance, le changement de nationalité volontaire équivaut à la disparition de la personnalité morale primitive. Si, comme nous le pensons, la personnalité morale n’est pas une réalité mais un bienfait de la loi, accordé par elle et délimité par elle, ce bienfait cesse

quand la loi qui l’a accordé est écartée par les associés »38. Or une des conséquences possible

du transfert du siège social d’une société d’un Etat à un autre est le changement de lex societatis. Dans ce cas, si la personnalité morale est considérée comme une simple faveur conférée par la loi qui est applicable pour régir la vie de la société migrante, le changement de celle-ci ne permet pas à la lex societatis primitive de continuer à attribuer la personnalité morale à la société dans la mesure où une nouvelle loi est devenue compétente pour s’appliquer à cette dernière. La personne morale ne peut survivre dans ces conditions. De cette opinion doctrinale ainsi exposée, il découle que la personnalité morale apparaît comme une simple fiction juridique. Elle est conférée par la loi qui est compétente pour régir la vie de la société considérée alors comme un simple groupement de personnes, les associés, auquel il convient de permettre d’exercer son activité en toute sécurité tant pour eux que pour les tiers.

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Dès lors, la société en tant que bénéficiaire de la personnalité morale ne peut avoir d’existence qu’au travers de cette loi et dans le cadre des limites géographiques où elle s’applique.

53. Cette partie de la doctrine française se rattache à l’école dite de la fiction inspirée par

Savigny39, lui-même inspiré par le droit romain. En effet, la conception de la personnalité

morale en tant que fiction juridique y trouve son origine : le droit n’existe que par et pour les humains. La personnalité véritable suppose une existence corporelle et biologique, une volonté d’agir et de faire. Il en découle que « seul l’homme, et l’homme en tant qu’il est seul,

peut être réellement sujet de droit, avoir une capacité juridique »40. Les personnes morales ne

sont qu’un expédient basé sur un raisonnement analogique, elles deviennent alors de

« simples artifices créés pour des raisons d’efficacité »41, notamment patrimoniales42. Il

apparaît alors que l’attribution tacite ou expresse de la qualité de sujet de droit aux personnes morales donc aux sociétés n’a pour raison d’être que de permettre la réalisation de leurs finalités. Dès lors les effets de la personnalité morale doivent être interprétés de manière

stricte et limités par les textes légaux qui la confèrent43.

54. Kelsen a poussé ce raisonnement à l’extrême : « la ‘personne physique’ n’est pas un homme, mais l’unité personnifiée des normes juridiques qui obligent et des normes juridiques qui investissent de droits un seul et même individu. Ce n’est pas une réalité naturelle, mais une construction juridique créée par la science du droit, un concept auxiliaire dans la

39R von Savigny, Traité de droit romain, trad. Ch Guenoux, Firmin-Didot, Tome 2, 2e ed, 1860, pages 223 et s 40 Carbonnier, Droit civil, Tome 1, PUF 2004, page 739

41 Prujiner, « La personnalité morale et son rattachement en droit international privé », Les Cahiers de Droit, vol. 31, n°4, 12/1990, page 1049-1073

42 Carbonnier, Droit civil, PUF, 2004, tome 1, page 740

43 Nathalie Baruchel, La personnnalité morale en droit privé, éléments pour une théorie, thèse, Grenoble, 2002 ; LGDJ 2004, pages 22-23

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description et formulation de données de droit »44. La personnalité juridique n’étant qu’une

fiction et la personne morale n’étant qu’une métaphore anthropomorphique45, cette dernière

devient elle-même une fiction : « Lorsqu’on dit que l’ordre juridique confère la personnalité juridique à une corporation, cela signifie que l’ordre juridique institue des obligations et des droits qui ont pour contenu la conduite d’hommes qui sont organes ou membres de la corporation fondée par des statuts, et que cette donnée compliquée peut être décrite avantageusement, parce que d’une façon relativement simple, en recourant à une personnification des statuts qui fondent la corporation. Mais, répétons-le, cette personnification et son résultat, le concept auxiliaire de personne juridique, ne sont pas les produits du droit lui-même, mais les produits de la science du droit attachée à décrire le droit »46.

55. L’école de la fiction a eu une large influence autant sur les systèmes de Droit civil que sur les systèmes de Common Law au cours du dix-neuvième siècle. Mais elle a marqué ces derniers d’une empreinte bien plus profonde. En effet, bien que la controverse sur la nature de la personnalité morale se soit éteinte et que la doctrine majoritaire considère ce débat comme

obsolète47, la théorie de la fiction de la personnalité morale a influencé fortement les systèmes

de droit anglo-saxons que ce soit d’un point de vue doctrinal ou légal. Par exemple, selon l’école de l’analyse économique du droit, la personnalité morale n’apparaît que comme un simple instrument économique permettant de réduire les coûts d’investissements et une meilleure répartition des risques économiques entre les véritables acteurs que sont les

44 Kelsen, Théorie pure du droit, trad. Eisenmann, Dalloz, 1962, page 231

45 Prujiner, « La personnalité morale et son rattachement en droit international privé », Les Cahiers de Droit, vol. 31, n°4, 12/1990, page 1049-1073

46 Kelsen, Théorie pure du droit, trad. Eisenmann, Dalloz, 1962, page 251-252

47 Prujiner, « La personnalité morale et son rattachement en droit international privé », Les Cahiers de Droit, vol. 31, n°4, 12/1990, page 1049-1073

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personnes physiques. Ici, la préoccupation première est l’efficacité d’un mécanisme pour

l’efficience de ses résultats48. La jonction avec les théories de la fiction de la personnalité

morale d’une société et de Kelsen49 est proche dans la mesure où la personne morale ne

devient qu’un instrument juridique et non une réalité préexistante ayant besoin de la reconnaissance étatique pour déployer ses effets sur le plan juridique.

56. Sur le plan légal, l’influence de la théorie de la fiction transparaît dans la nature

formaliste des systèmes de droit anglo-saxons50. En effet, le Législateur intervient pour fixer

les conditions d’attribution de la personnalité morale dans la mesure où une société ne peut en devenir bénéficiaire que si elle entreprend de suivre les formalités légales pour s’incorporer. Une parfaite illustration de ces propos est offerte par la nouvelle législation anglaise relative aux sociétés qui est entrée en vigueur en octobre 2008. Le Companies Act de 2006 vient réformer et remplacer le Companies Act de 1985 jusqu’ici en vigueur. Bien que la section

1651 du Companies Act de 2006 remplace la section 13 (3) à (5)52 du Companies Act de 1985,

48 Posner, Economic analysis of law, Aspen law & Business, 1998, 5e ed., pages 427 et s.

49 Prujiner, « La personnalité morale et son rattachement en droit international privé », Les Cahiers de Droit, vol. 31, n°4, 12/1990, page 1049-1073

50 Simonart, La personnalité morale en droit privé comparé, Bruylant-Bruxelles, 1995, page 68 et pages 75 et s 5116. Effect of registration

“(1) The registration of a company has the following effects as from the date of incorporation.

(2) The subscribers to the memorandum, together with such other persons as may from time to time become members of the company, are a body corporate by the name stated in the certificate of incorporation.

(3) That body corporate is capable of exercising all the functions of an incorporated company.

(4) The status and registered office of the company are as stated in, or in connection with, the application for registration.

(5) In the case of a company having a share capital, the subscribers to the memorandum become holders of the shares specified in the statement of capital and initial shareholdings.

(6) The persons named in the statement of proposed officers- (a) as director, or

(b) as secretary or joint secretary of the company, are deemed to have been appointed to that office.”

5213. Effect of registration

“(1) On the registration of a company’s memorandum, the registrar of companies shall give a certificate that the company is incorporated and, in the case of a limited company, that it is limited.

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le nouvel Act maintient l’obligation faite aux sociétés, qui désirent être considérées sur le plan juridique comme des sujets de droit, de s’enregistrer auprès d’un des registres nationaux – Angleterre, Ecosse, Irlande – des sociétés anglais en fonction de la localisation de son siège statutaire. A la suite de l’enregistrement d’une société, un certificat d’incorporation lui est délivré. Son incorporation a pour effet de créer une nouvelle entité juridique qui sur le plan légal est une personne différente des gens qui la possèdent ou la gèrent. L’influence de la théorie de la fiction sur le système juridique anglais apparaît clairement dans la mesure où une

société ne devient une personne morale sujet de droit qu’à la suite de son incorporation53.

57. Quant au système juridique américain, dans la mesure où il s’agit d’une fédération, il conviendrait de consulter le droit de chacun des Etats. Cependant une certaine homogénéité existe sur la question de l’incorporation. Ainsi, si les statuts d’une société doivent être immatriculés et enregistrés auprès d’un organisme étatique, le Secretary of State, les sociétés peuvent jouir de la personnalité morale à partir de cette immatriculation ou à partir de la

(3) From the date of incorporation mentioned in the certificate, the subscribers of the memorandum, together with such other persons as may from time to time become members of the company, shall be a body corporate by the name contained in the memorandum.

(4) That body corporate is then capable forthwith of exercising all the functions of an incorporated company, but with such liability on the part of its members to contribute to its assets in the event of its being wound up as is provided by this Act and the Insolvency Act.

This is subject, in the case of a public company, to section 117 (additional certificate as to amount of allotted share capital).

(5) The person named in the statement under section 10 as directors, secretary or joint secretaries are, on the company’s incorporation, deemed to have been respectively appointed as its first directors, secretary or joint secretaries.

(6) Where the registrar registers an association’s memorandum which states that the association is to be a public company, the certificate of incorporation shall contain a statement that the company is a public company. (7) A certificate of incorporation given in respect of an association is conclusive evidence:

(a) that the requirements of this Act in respect of registration and of matters precedent and incidental to it have been complied with, and that the association is a company authorised to be registered, and is duly registered, under this Act, and

(b) if the certificate contains a statement that the company is a public company, that the company is such a company.”

53 Companies Act 2006 – Explanatory Notes, page 10

(http://www.opsi.gov.uk/acts/en2006/ukpgaen_20060046_en.pdf) :

« This means that on registration a company becomes a legal person in its own right, which is distinct from the people who own it (the members) and the people who manage it (the directors). »

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délivrance d’un certificat d’incorporation54. Ici se rencontre un autre exemple de l’influence

de théorie de la fiction sur les systèmes juridiques de Common Law.

58. Cette influence se fait également sentir au niveau des tribunaux appartenant à un système de Common Law, qui, d’une manière générale, prennent en considération en tant que personne morale uniquement la société qui a été incorporée au sein de leur système juridique. Si elle ne l’a pas été, elle ne peut bénéficier de la personnalité morale. Selon un auteur, « la personnalité morale demeure étroitement confinée à la notion de corporation, au point que le terme de corporate personality y est le plus naturel pour le concept de personnalité morale »55.

59. En ce qui concerne l’influence de l’école de la fiction sur les pays de Droit civil, pour les partisans de cette théorie de la fiction au sein de la doctrine française, la disparition de la société en tant que personne morale ayant eu une activité qui a engendré des effets juridiques n’est pas un obstacle à l’application de leur théorie. En effet, la dissolution et la reconstitution de la société en tant que personne morale ne posent pas de problèmes pour les créanciers sociaux dans la mesure où la société nouvelle est l’héritière de la première société dissolue de facto au cours du déplacement de l’activité des associés d’un Etat vers un autre. En conclusion, la théorie de la fiction ne s’oppose à la mobilité des sociétés mais rend impossible le transfert international de siège social en tant que tel.

54 Simonart, La personnalité morale en droit privé comparé, Bruylant-Bruxelles, 1995, page 83

55 B. Bouckaert, « Corporate personality : myth, fiction or reality ? », in Rapport belge au XIII Congrès international du droit comparé, Montréal, 1990, page 1 d’après Prujiner, « La personnalité morale et son rattachement en droit international privé », Les Cahiers de Droit, vol. 31, n°4, 12/1990

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60. En considération des concepts doctrinaux qui constituent cette théorie, il est facile de comprendre quelle est l’origine de la première problématique posée par le transfert international de siège social relative à la possibilité de réaliser cette opération : la personnalité morale de la société migrante peut-elle survivre au cours du transfert international de son siège social ? Toutefois, il n’est pas possible de se contenter de cette théorie pour déduire la réponse à cette question. En effet, elle se heurte à certaines objections. La théorie de la fiction de la personnalité morale repose sur un postulat initial selon lequel seul un être doué de la volonté d’agir et de faire peut être sujet de droit. Or il apparaît au cours de l’histoire que des êtres doués de volonté tels les esclaves sous l’Antiquité étaient considérés comme des objets au même titre que les animaux d’un point de vue juridique et que des êtres non doués de volonté tels l’infans ou le dément sont pourtant sujets et titulaires de droits. De plus, dans la mesure où ce sont des textes légaux donc le Législateur donc l’organe d’expression d’un Etat, personne morale publique par nature, qui confère la personnalité morale à une société, comment de manière logique est-il possible de la considérer comme une fiction ? Il y a là un non-sens car la personnalité morale est accordée à une société par un Etat lui-même personne morale…donc l’Etat serait également une fiction à laquelle aurait été également concédée la qualité de personne morale ? Or, nul n’ignore que l’Etat est lui-même source de la loi appelée à régir de la vie de la société et lui attribuer la qualité de personne morale. Ce raisonnement

est biaisé. La théorie de la fiction aboutit ici dans une impasse du fait de cette contradiction56.

Face à ces constations, la majeure partie de la doctrine française classique s’est détachée de cette conception de la personnalité morale en tant que simple fiction juridique et s’est tournée vers la théorie de la personnalité morale en tant que réalité.

56 Nathalie Baruchel, La personnnalité morale en droit privé, éléments pour une théorie, thèse, Grenoble, 2002 ; LGDJ 2004, pages 23-24 ; Simonart, La personnalité morale en droit privé comparé, Bruylant-Bruxelles, 1995, page 39

- 59 - 2. La personnalité morale en tant que réalité

61. Les opposants57 à la théorie de la fiction de la personnalité morale considèrent, au

contraire, qu’elle est préexistante à la reconnaissance de la personne morale par la loi compétente pour s’appliquer à la société en tant que sujet de droit. La lex societatis se contente de la reconnaître et de fixer les conditions dans lesquelles elle sera accordée au groupement de personnes que constituent les associés d’une société. Selon cette partie de la doctrine française qui s’est intéressée au débat sur la nature de la personnalité morale et a développé plusieurs théories pour démontrer ce résultat, cette dernière est une réalité. Cette conception de la personnalité morale dont l’existence serait plus constatée par le droit que créée par le droit est apparue au dix-neuvième siècle dans l’œuvre d’un théoricien allemand,

Gierke58 : « la capacité de vouloir et d’agir de la collectivité, comme celle de l’individu, reçoit

du droit le caractère d’une capacité juridique, mais n’est point créée par le droit. Le droit la

trouve préexistante ; il la reconnaît et en délimite l’action »59. Il s’agit d’avoir de la

personnalité morale une approche teintée de psychologie et de sociologie. Le Législateur n’intervient pas pour créer une personne morale mais pour reconnaître une entité déjà

existante dotée de l’attribut essentiel de la volonté60. La personne morale préexiste à sa

reconnaissance par le droit dans la mesure où elle est la marque et l’expression de la volonté

57 Lerebours-Pigeonnière, Précis, 7e éd. ; Loussouarn, Les conflits de loi en matière de sociétés, thèse, Rennes, 1949, n° 122 ; Loussouarn, « Le transfert du siège social et le problème du statut juridique des sociétés »,

Travaux du Comité français de Droit international privé, 1946-1948, page 157 et suivantes.

58 Prujiner, « La personnalité morale et son rattachement en droit international privé », Les Cahiers de Droit, vol. 31, n°4, 12/1990, page 1049-1073

59 Gierke, Die Genossenschaftstheorie und die deutsche Rechtsprechung, Weidmann, 1887, page 608, cité par Paynot-Rouvillois, Personnalité morale et volonté, n°28, 17, spéc. page 22

60 Nathalie Baruchel, La personnnalité morale en droit privé, éléments pour une théorie, thèse, Grenoble, 2002 ; LGDJ 2004, page 29

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collective d’un groupement d’individus61, ce qui est différent de la somme des volontés des

individus physiques qui la composent62. L’unité réside dans le but recherché et poursuivi par

la pluralité des composants de ce groupe qui dès lors constitue un tout différent de ses parties

mais possède tout comme eux une volonté63. Or l’expression de la volonté est un des critères

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