• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1. Problématique

1.7. La pensée : abstraction, analyse et généralisation

Les opérations de pensée à la base des généralisations d’un problème à un autre ou d’une situation à une autre, sont la catégorisation, l’abstraction et l’analyse (Luria, 1978).

Piaget et Garcia (1983) parlent quant à eux de mécanismes de passage – analyse – et d’instruments de construction de connaissances – abstraction et généralisation. Ayant caractérisé les représentations comme des contenus de pensée mobilisés selon les buts et les exigences des situations et des problèmes précises et la conceptualisation comme étant un processus faisant intervenir l’identification d’objets, de leurs propriétés et relations, nous allons étudier dans cette section trois des processus psychologiques sous-jacents à ces opérations, à savoir l’analyse, l’abstraction et la généralisation47.

1.7.1. Formes d’analyse

L’investigation du « déjà là » à propos des objets et des systèmes numériques qui sont des ensembles d’organes et de fonctions et qui transforment de l’énergie, de la matière mais principalement de l’information, implique que nous nous intéressions notamment aux notions associées au processus constructif analysé par Jean Piaget et Rolando Garcia (1983). Celui-ci correspond aux « mécanismes de passage » d’une étape intra-objectale centrée sur l’analyse des propriétés, à une étape inter-objectale, centrée sur les relations, pour arriver enfin à une étape trans-objectale centrée sur la formation de nouvelles structures.

Par « mécanismes de passage » nous devons comprendre la manière dont s’effectue l’accroissement des connaissances dans la pensée de l’enfant48. Le premier de ces

mécanismes renvoie à un processus caractérisant tout progrès cognitif, à savoir qu’en cas

47 Des processus caractérisant la pensée en général (Rubinstein, 1963).

48 S’intéressant aux convergences dans le processus de construction de connaissances entre les domaines scientifiques et psychogénétiques, Piaget & Garcia, 1983) montrent que « les mécanismes du passage d’une période historique à la suivante sont analogues à ceux du passage d’un stade psychogénétique à son successeur » (p. 41).

d’accroissement de connaissances, « le dépassé est toujours intégré dans le dépassant ». Il s’agit là d’un corollaire du principe piagétien encore plus général qui veut que « la source générale des instruments d’acquisition de connaissances est l’assimilation des objets et des schèmes à des schèmes et de structures antérieures » (p. 297). Ce qui implique que chez l’enfant – toute comme dans le progrès scientifique – toute nouvelle connaissance est accueillie progressivement dans des structures cognitives déjà constituées.

Le second mécanisme repéré par Piaget et Garcia (1983) dans leurs études a, du point de vue de cette recherche, une importance supérieure. Il s’agit de la mise en évidence de trois formes d’analyses sous-tendant la construction de connaissances en général, à savoir l’analyse intra- objectale (Ia), l’analyse inter-objectale (Ir) et l’analyse trans-objectale (T) (Piaget et Garcia, 1983). Selon cette perspective, les élèves de cette recherche peuvent analyser les systèmes numériques proposés selon trois approches : soit ils centrent leurs analyses sur les objets et les propriétés directement perçus, ce qui relève de l’analyse intra-objectale ; soit ils centrent leurs analyses sur les relations entre les objets et propriétés identifiés, ce qui relève de l’analyse inter-objectale; soit ils centrent leurs analyses à partir de l’élaboration de nouveaux objets et de nouvelles relations non directement perçus. Le passage d’une étape à l’autre (Ia-Ir-T) est, dans cette perspective, à la base des processus de constructions de connaissances49.

Retenons donc qu’un objet, un système ou un phénomène peut être analysé de façon intra- objectale lorsqu’il est abordé — expliqué — en ne tenant compte que des éléments isolés du phénomène ou de l’objet en question. L’approche inter-objectale se manifeste ensuite lorsque le sujet tient compte, en plus des propriétés de l’objet, de l’ensemble des rapports qui les sous- tendent. Ce dernier comprend les propriétés des objets comme des invariants de transformation (Garcia, 2000). C’est donc à partir de ces invariants que des nouvelles structures prouvent être inférées. Leur succession obligée, des intra aux inter et seulement enfin aux trans, met en évidence, d’après (Piaget et Garcia, 1983), « le caractère constructiviste et dialectique des activités cognitives » (p. 42). Selon les auteurs, « l’empirisme pourrait à la rigueur rendre compte du passage de l’intra à l’inter, puisqu’il s’agit en ce cas de substituer des relations aux prédicats initiaux et que les relations peuvent être suggérées par des simples constatations, mais le passage de l’inter au trans implique des dépassements avec tout ce qu’ils comportent de constructions nécessaires » (p. 42). Précisons enfin que ces trois phases (Ia, Ir, T), avec leurs caractéristiques, « sont de nature fonctionnelle et non pas structurale, donc commune à tous les niveaux et non pas spéciales à certains

49 La généralité de cette triade intra, inter et trans, constitue, selon Piaget et Garcia (1983), « la principale acquisition » à laquelle ont abouti leurs efforts comparatifs entre la psychogenèse et l’histoire des sciences.

d’entre eux, ou, si l’on préfère, inhérentes à toute construction et non pas liées à certains domaines ou niveaux » (Piaget et Garcia, 1983, p. 207).

Weil-Barais (2005) souligne à ce propos que les résultats des travaux relatifs aux représentations des élèves « rejoignent la thèse exposée par Piaget et Garcia ». Appliquée donc aux systèmes présentés aux élèves dans cette recherche, nous nous attendons donc à des réponses sous-tendues par l’une, deux ou les trois formes d’analyses avancées par Piaget et Garcia. Concernant le TNI par exemple, aller au-delà des simples constatations des éléments et des connections perçues exige de la part des élèves de développer de l’analyse inter- objectale. En outre, tant pour le TNI comme pour le Smartphone, l’identification et la mise en relation de l’information et du logiciel avec le reste des éléments identifiés par les élèves relève notamment de l’analyse trans- objectale.

1.7.2. L’abstraction et la généralisation

Les mécanismes de passage exposés précédemment (Ia, Ir, T) coexistent avec ce que Piaget et Garcia appellent des « instruments de construction de connaissances », à savoir l’abstraction et la généralisation. En effet, nous avons déjà affirmé que l’abstraction est un processus sous- jacent à l’analyse. Luria (1978) la définit comme « l’isolation des caractéristiques essentielles des objets » (p. 52). L’abstraction permet donc de négliger dans l’analyse certaines propriétés ou relations au profit de l’analyse d’autres50. Le processus d’abstraction peut aussi se

considérer comme le passage « d’une représentation particulière à une représentation plus générale, de propriétés particulières à propriétés plus universelles » (Brissiaud, (1989) 2003, p. 61).

A ces considérations l’épistémologie génétique introduit une nouvelle distinction concernant la notion d’abstraction. Les recherches de Piaget le conduisent, en effet, à théoriser deux types d’abstraction (Piaget & Garcia, 1983). Une première abstraction, dite « abstraction empirique », consiste en l’abandon de propriétés empiriques des objets. Elle est empirique dans la mesure où elle porte sur des éléments perçus directement par le sujet — la couleur, la forme, le poids le mouvement, etc. C’est donc, selon Piaget et Garcia, en mobilisant l’abstraction empirique qu’on est « capable de constater certaines propriétés des objets pour les détacher ou les analyser à part » (1983, p. 230). Le fait d’associer à l’écran tactile la capacité de détection relève principalement de l’abstraction empirique. L’abstraction

50 C’est d’ailleurs pourquoi, remarque Brissiaud (2002), les psychologues n’utilisent pas une

empirique est donc à relier à l’approche inter-objectale car il s’agit de la capacité à isoler des propriétés inscrites dans les objets. Or, cette capacité est une condition nécessaire mais pas suffisante au développement d’une approche trans-objectale. Cette dernière nécessite une deuxième forme d’abstraction : l’abstraction réfléchissante.

En effet, selon Piaget et Garcia, il convient d’opposer à l’abstraction empirique, tirant ses informations des objets eux-mêmes, ce qu’ils appellent l’abstraction réfléchissante. La caractéristique principale de l’abstraction réfléchissante est qu’elle « permet au sujet d’isoler des propriétés non portées par les objets mais construites par le sujet sur la base de mises en relation débouchant sur la construction de propriétés relationnelles » (Piaget & Garcia, 1983, p.231). L’abstraction réfléchissante porte ainsi sur des activités cognitives plus complexes — schèmes ou coordinations d´actions, opérations, structures, etc. — et « procède à partir des actions et opérations du sujet selon deux processus nécessairement conjoints : 1. un réfléchissement sur un palier supérieur (par exemple de représentation) de ce qui est tiré du palier inférieur (par exemple d’action) ; 2. une réflexion reconstruisant et réorganisant, en élargissant, ce qui est transféré par réfléchissement » (Piaget et Garcia, p. 14).

L’abstraction réfléchissante se différencie donc de l’abstraction empirique en ce qu’elle permet au sujet de se détacher de ce qu’il perçoit directement des objets et de construire ainsi des nouveaux schèmes, connaissances et concepts sans avoir besoin de constater à nouveau les propriétés des objets. Elle ne devient effective que lorsque le sujet, au lieu de se centrer exclusivement sur le constat de certaines propriétés, est capable de les comparer, les mettre en relation pour inférer ainsi des nouvelles relations et structures. Si associer aux écrans tactiles la propriété de détection relève de l’abstraction empirique, rendre compte de la manière dont le système Smartphone est capable de déterminer la position relative doigt-icône relève, en revanche, de l’abstraction réfléchissante.

Enfin, dans la mesure où tout processus d’abstraction s’accompagne d’un processus de généralisation, Piaget et Garcia font correspondre à l’abstraction empirique et à l’abstraction réfléchissante deux formes distinctes de généralisation, à savoir les généralisations extensionnelles et les généralisations complétives51. Selon les auteurs cités, l’abstraction

empirique est la source de généralisions extensionnelles ou inductives. Ce type de généralisation est généré lorsque le sujet s’en tient à des simples constats empiriques issus d’une perception directe avec l’objet ou phénomène perçu. Elle consiste simplement à

51 Piaget et Garcia conçoivent le développement cognitif comme le résultat de « l’itération » d’un même mécanisme de construction, à savoir « abstraction réfléchissante et généralisation complétive se répétant indéfiniment, palier par palier, mais constamment renouvelé et élargi » (1983, p. 14).

généraliser les faits constatés sans y porter une réflexion, et à ne retenir qu’une seule des multiples propriétés ou régularités intrinsèques à l’objet. De ce point de vue, certains élèves peuvent être induits à généraliser le fonctionnement du TNI à l’ensemble d’artefacts de projection d’images ou tactiles.

En revanche, toujours selon Piaget et Garcia, l’abstraction réfléchissante permet la formation de généralisations complétives ou constructives. C’est-à-dire des généralisations constituant des synthèses au sein desquelles les données acquièrent de nouvelles significations. De même que l’abstraction réfléchissante, les généralisations constructives sont alors tirées des formes détachées du contenu de ce qui est directement perçu. Distinguer le fonctionnement du TNI d’un simple artefact à projection d’images constituerait, de ce point de vue, un exemple de généralisation complétive.

1.7.3. Concluions-Processus de pensée

Que ce soit pour mobiliser une représentation ou que ce soit pour identifier des objets, des propriétés ou des relations – c’est-à-dire pour conceptualiser –, il est essentiel que l’élève soit capable de transférer les caractéristiques d’autres situations ou problèmes déjà rencontrés vers la nouvelle situation à laquelle il est confronté. C’est-à-dire qu’il faut que l’élève soit capable d’opérer des généralisations. C’est lorsque l’élève généralise la structure et les traits phénoménologiques des problèmes et des situations précédemment rencontrés, qu’il dispose des éléments de lecture pour aborder des situations « nouvelles ». La notion de schème avec celle d’invariants opératoires discutées précédemment, constituent des condensés de ces généralisations. Or, opérer des généralisations n’est possible que si l’élève est capable de catégoriser et d’abstraire – isoler – les éléments et les caractéristiques essentiels et communs aux situations rencontrées.