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Chapitre 1. Problématique

1.4. Processus de conceptualisation

1.4.3. La conceptualisation chez Vergnaud

Tout en reconnaissant l’utilité épistémologique de la distinction entre concepts quotidiens d’un côté et concepts scientifiques de l’autre, certains chercheurs (Vergnaud, 1989, 2002, 2007a), considèrent toutefois qu’elle devient « excessive » lorsque Vygotski en fait une opposition. Pour Gérard Vergnaud il n’y a, en effet, que des « concepts », tous issus d’un seul et même processus de « conceptualisation ». Vergnaud (1989) remarque effectivement que tant dans la connaissance de relations de parenté — Vygotski utilise le concept de « frère » afin d’illustrer la genèse et la fonction des concepts quotidiens — que dans la connaissance scientifique, la conceptualisation repose sur un même processus, à savoir le processus d’« identification des objets du monde, de leurs propriétés et relations que ces objets soient directement accessibles à la perception ou totalement construits par le sujet » (p. 112).

L’approche de la conceptualisation chez Vergnaud, celle à laquelle cette recherche s’attache particulièrement, est effectivement de nature différente. Chez Vygotski ([1931] 2014), concerné davantage par le langage, la préoccupation centrale est celle de la « signification ». Or chez Vergnaud (1995) la préoccupation centrale est celle des prérequis du « raisonnement ». A la lumière de l’épistémologie génétique et de la psychologie cognitive, Vergnaud cherche à mettre en évidence comment les enfants s’approprient des connaissances mathématiques (Brousseau, 2007). Ce à quoi s’intéresse Vergnaud (2007a, p. 30), plus précisément, ce sont « les raisons principales des réussites et des erreurs » derrière les raisonnements mathématiques des enfants30 : où résident les difficultés des enfants dans

l’apprentissage de tel ou tel concept ? Quelles relations l’enfant établit-il entre ces concepts ? Dans quelles situations les mobilise-t-il ?

La théorie de la conceptualisation développée par Vergnaud (1981, 1989, 1990, 1995, 2000, 2002, 2007a, 2009) trouve donc ses fondements dans des observations d’enfants en situations de résolution de problèmes31. Parmi ces observations, trois sont capitales32. D’un côté,

30 En se penchant sur ces aspects, Vergnaud « prend pour objet d’étude les objets mêmes que doit étudier le didacticien » (Brun, 2007, p. 65).

31 Les analyses de Vergnaud portaient sur des études qui « consistaient à confronter les élèves à des taches soigneusement conçues et à modéliser leurs procédures » (Laborde, 2007, p. 69).

Vergnaud constate que le raisonnement de l’enfant face à des situations semblables n’est pas toujours subordonné à des opérations mentales logiques, comme l’avait envisagé Piaget, mais que son raisonnement semble être guidé par une organisation structurée et structurante de la pensée de l’enfant, organisation qu’il désigne sous le nom de « schème »33. Parler de schème

« c’est sans doute parler avant tout d’invariant opératoire » (Sensevy, 2007, p. 41). Vergnaud remarque, en effet, que l’organisation de la pensée de l’élève a pour propriété d’être « invariante » face à des situations d’une même classe. Vergnaud (2002) comprend ainsi le schème comme « une organisation invariante de l'activité pour une classe de situations définie ». Ces éléments conduisent au chercheur (1990) à conclure que c’est « dans les schèmes qu’il faut chercher les connaissances-en-acte du sujet, c’est-à-dire les éléments cognitifs qui permettent à l’action du sujet d’être opératoire » (p. 136). Notons que, dans cette perspective, l’erreur peut être interprétée comme le résultat de l’évocation d’un schème familier mais non adapté à la situation.

De l’autre côté, Vergnaud constate que le raisonnement chez l’enfant est souvent « entravé » par des considérations non-pertinentes faites sur les éléments de la situation. Il s’agit de propositions tenues pour vraies par l’enfant face à un problème donné alors qu’elles ne le sont pas vis-à-vis de la discipline. L’ensemble de ces propositions — qu’elles soient vraies ou fausses — sont désignées par Vergnaud sous le nom de « théorèmes-en-acte » et se fondent sur la représentation que l’enfant a de la situation (Vergnaud, 2002). Vergnaud constate enfin que la pertinence de la pensée de l’enfant est aussi fonction des « catégories » de pensée dont il dispose pour lire le réel, c’est-à-dire des concepts lui permettant de prélever l'information pertinente dans chacune des situations. Ces catégories sont désignées par Vergnaud sous le nom de « concepts-en-acte » et, comme tout concept, ne sont ni « vrais » ni « faux » : ils ne révèlent au sujet que ce que dans la situation est, de son point de vue, de l’ordre du « pertinent » ou du « non-pertinent » (Vergnaud, 2009). Notons, enfin, que les concepts-en- acte sont rarement explicités par les élèves car, comme on le verra par la suite, ils les construisent dans l’action.

L’ensemble de ces considérations conduisent Vergnaud vers l’idée que la différence principale entre les raisonnements des enfants tient à la « conceptualisation » qu’ils se font de la situation ou du problème qui leur est présenté. Dans son approche, la conceptualisation a un contenu psychologique précis : il s’agit d’un processus sous-tendu essentiellement par la

32 Il s’agit des remarques faites à partir notamment des expériences de Piaget sur l’inclusion : « y a-t-il plus de fleurs ou de marguerites dans le vase ? », etc.

33 Les notions de schème et d’invariant opératoire avaient déjà était introduites dans l'œuvre de Piaget, mais elles restaient disjointes dans sa théorisation (Sensevy, 2007).

formation de « schèmes » et d’« invariants opératoires », à savoir des « théorèmes-en-acte » — ce que le sujet tient pour vrai dans la situation — et des « concepts-en-acte » — ce que le sujet tient pour pertinent dans la situation. Le schème rend ici compte de la forme opératoire de la connaissance : il organise l’activité. Les invariants opératoires — concepts et théorèmes « en acte » — assurent au sujet la prise d’information pertinente (vis-à-vis du sujet) en fonction du problème à résoudre et du but à atteindre (Vergnaud, 2009). On comprend donc que c’est du côté des invariants opératoires que se trouve la représentation du réel.

Soulignons que le schème, de par son contenu épistémique, permet au sujet de distinguer ce qui est familier dans la situation de ce qui est nouveau (Vergnaud, 2002). Par conséquent, face à des situations nouvelles, l’élève, par exemple, n’est donc pas totalement démuni car son répertoire de schèmes est en mesure de lui offrir des ressources plus ou moins adaptées à la situation. Toutefois, il se peut aussi que les schèmes disponibles ne soient pas adaptés à la situation. Plus précisément, il se peut que les propositions et les catégories sous-tendant l’organisation de l’activité de l’élève – le schème – induisent ce dernier en erreur. Ces erreurs s’expliquent donc par l’inadéquation des schèmes mobilisés et, en dernière analyse, par l’inadéquation des théorèmes-en-acte et des concepts-en-acte mobilisés selon la représentation de la situation. Par exemple, si dans un dispositif à écran tactile l’élève se représente la détermination de la position relative doigt-icône comme une opération relevant d’une simple détection du doigt, alors le schème mobilisé dans sa pensée pour rendre compte de cette situation l’induit en erreur car il est fondé : (a) sur la proposition « c’est en détectant le doigt que le dispositif détermine sa position par rapport à l’icône » (théorème-en-acte) et (b) sur la catégorisation de l’opération dans le bloc fonctionnel « Détection » alors qu’elle appartient au bloc fonctionnel « Traitement » (concept-en-acte).