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La peinture narrative et la poésie picturale

Les expressions de la poésie picturale et de la peinture narrative à travers les œuvres de Gellu Naum et de Victor Brauner

3. La peinture narrative et la poésie picturale

Comme l’écrivait en 1946 Victor Brauner dans une lettre adressée de Paris à son ami le poète Gellu Naum, le surréalisme devenait « la seule fenêtre vivante sur les mobiles libres et vrais. » 221

Tout d’abord il faut noter que la création de Victor Brauner s’inscrit dans le surréalisme

cognitif dont nous avons parlé concernant la prose de Gellu Naum. Ceci veut dire que le langage

artistique est transgressif et que l’esthétique surréaliste constitue plutôt un repère rassurant et stable que la texture fondamentale de la représentation artistique. À cet égard, nous constatons

218 Gellu Naum, Discours pour les pierres, Poèmes traduits du roumain et présentés par Sebastian Reichmann, Éditions L’Âge d’Homme, Lausanne, 2002, p. 7.

219 Sebastian Reichmann ajoute que ce titre est le nom de l’atelier de Varangéville, en Normandie, où Victor Brauner travaillait depuis 1961.

220 Gellu Naum, op. cit., p. 8. 221 Yvonne Duplessis, op.cit., p. 3.

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que les peintures de Brauner font toujours états de ses idées dépositaires d’une pensée occultée, ses idées sur l’art et, implicitement, son esthétique. Elles retiennent aussi ses idées sociales et politiques, parce que l’art a maintenant un objectif de transformation sociale. Le vocabulaire de Brauner est riche en métaphores descriptives et en adjectifs oniriques, magiques et picturaux. Elles composent une synthèse des liens du graphisme et du littéraire222

[…] dans Le surréalisme et la peinture Breton prônait un automatisme de l’écriture, dont le strict respect, à supposer qu’il fût possible, aurait fait de Masson, plus tard de Michaux, des peintres authentiquement surréalistes. Mais dans les faits, l’exemple de De Chirico s’imposera peu à peu comme modèle d’une peinture essentiellement littéraire, empruntant au naturalisme, les techniques du modèle et de la perspective, mises au service d’une iconographie fantastique et composite. Dalí, Ernst – plus tard Magritte, Delvaux et bien entendu Tanguy, dont Victor Brauner est très proche au début des années trente, ne se départiront guère de cette attitude; elle le situe dans une parenthèse de l’histoire de la peinture, indépendamment des acquis formels du cubisme et de l’abstraction, du côté du concept. "Au fond c’est parce que le surréalisme n’est pas une école de peinture qu’il a survécu. Ce n’est pas une école d’art visuel comme les autres",

confiera justement Marcel Duchamp.

annoncent presque tous les commentateurs de ce peintre partout dans le monde. On pourrait donc affirmer que la

peinture narrative représente le cadre principal qui résume et matérialise la Weltanschauung de

ce créateur éclectique. Mais comme toujours dans notre analyse, notre point de vue est plutôt conceptuel et nous croyons que les fluctuations de la représentation artistique qui se soumettent parfois à des modèles célèbres entre les deux guerres (De Chirico, Dalí, Magritte, etc.) n’ont jamais rompu avec le surréalisme cognitif de Brauner. Du point de vue strictement historique, les choses sont peut-être différentes. On sait très bien que l’esthétique du surréalisme est une formation du compromis. On sait aussi, et Didier Semin le précise, que :

223 Jusqu’à son accident224

222 Victor Brauner, Écrits et correspondance, 1938-1948, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2005, p. 22.

, et au début de la guerre,

223 Cité dans Marchel Duchamp, ingénieur du temps perdu, Entretiens avec Pierre Cabanne, Belfond, Paris, 1976, p. 134.

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Victor Brauner travaille dans cette obédience; c’est à partir de 1942, et tout particulièrement par le biais des peintures à la bougie puis à la cire exécutées aux Celliers de Rousset que sa technique va évoluer et son style se construire autour d’une figuration symbolique très singulière, assimilant pour son propre compte des données spécifiquement picturales, et non plus seulement oniriques et littéraires. 225

Même si Brauner travaille seulement dans les marges de cette obédience, il réussit toutefois, et plus tôt que l’annonce Didier Semin, (dès les années 1930 selon nous), à aboutir à une imagerie si particulière qu’on pourrait parler d’un style de figuration très singulier. En 1934, Brauner peint L’Étrange cas de M.K., une œuvre qui surprend par sa cohérence interne et par son contenu nouveau dans le cadre du surréalisme européen. Semin remarque lui aussi que Brauner utilise dans ce cas-ci un procédé narratif presque cinématographique : « […] le tableau est divisé en cases – comme une planche d’images d’Épinal – qui figurent chacune une étape dans la transformation du personnage en une sorte d’immonde tas de boue : sur le pan droit de la toile, on peut voir une anthologie des prouesses sexuelles du même. »226

224 Notre précision : dans la nuit du 27 au 28 août 1938, dans l'atelier d'Oscar Dominguez, lors d'une altercation avec son compatriote Esteban Frances, Victor Brauner perd l'œil gauche.

Le personnage de Jarry, qui eut un rôle si important pour les surréalistes, a aussi fasciné Victor Brauner, mais c’est surtout « […] dans L’étrange cas de M. K. et dans Force de concentration de M. K. qu’il l’a personnifié avec le plus de vigueur. Représenté de préférence nu avec les insignes de sa puissance : décorations, revolver, à la place du sexe et du cerveau, ridicule, mais terrifiant, M. K. ne prend pas seulement tous les aspects des pouvoirs de la société : militaire, banquier, propriétaire,

225 Didier Semin, op. cit., p.107 226 Didier Semin, op. cit., p. 53.

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policier, serviteur de l’église, il est partout et ce peut être tout aussi bien l’individu anonyme et inoffensif que nous côtoyons quotidiennement. »227