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Impliquant une transformation du corps, la mutilation provoque l'altération, fait devenir autre celui qui la subit. Un des synonymes de « mutiler » est d'ailleurs « altérer65

», venant du latin alternare, qui signifie « rendre autre66

». C'est précisément cette altération, ce devenir autre qu'Adamov, littéralement, met en scène dans Tous contre tous.

La dégradation corporelle que représente la boiterie est, nous l'avons vu, ce qui est supposé symboliser les réfugiés. Un autre personnage pourtant se caractérise par cette marque : la Mère. La Mère boite, et ce handicap, au même titre que pour Zenno, devient un élément constitutif du personnage. Tout est fait, en effet, dans la mise en scène, pour mettre en valeur ce trait. Au deuxième tableau, il est écrit qu'elle « boite de façon grotesque. » (p. 155) Au troisième tableau, les didascalies indiquent qu'elle « court affolée dans tous les sens. » (p. 189), puis qu'elle « trottine » (p. 191), et « se met à trottiner, décomposant le mouvement » (p. 191), rendant sa tare physique évidente aux yeux du spectateur. Chacun de ses déplacements permet au dramaturge de souligner ce handicap, la scène la plus significative se situant sans doute au dernier tableau : « Les Partisans poussent la Mère, l'obligeant à marcher. Malgré tous ses efforts, elle boite (p. 208). Si l'accent est mis sur cette particularité qu'elle partage avec Zenno, figure du réfugié, c'est 64 MELESE, Pierre. Adamov. Op. cit. P. 38.

65 ROBERT, Paul. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Op. cit. 66 GAFFIOT, Félix. Dictionnaire latin-français. Op. cit.

que celle-ci revêt une importance de premier plan lors du renversement de situation du douzième tableau.

A ce moment, en effet, la persécution ne menace plus les réfugiés, mais précisément ceux qui les ont persécutés, dont fait bien sûr partie Jean. Le danger pèse sur lui, mais également sur sa mère qui par dessus tout craint que l'on ne la sépare de « [son] petit Jeannot ». Les actes que ce dernier a commis sont irréversibles. Son seul nom suffit à le condamner, lui, « Jean Rist, l'agitateur de village » (p. 170), « Jean Rist qui crie si fort » (p.176), « Jean Rist la sentinelle » (p. 190). Pour échapper à la menace, il n'est qu'une solution, changer d'identité, et c'est là que la mutilation devient l'élément central. Cela, la Mère l'a compris. Comme Zenno, elle boite et il devient ainsi possible de la prendre pour une réfugiée. Elle le dit d'ailleurs elle-même : « On m'a souvent dit que je leur ressemblais, et pas seulement à cause de ma jambe... » (p. 191) Cette ressemblance, qui passe par la dégradation physique, elle va la mettre à profit. « On va se faire passer pour des réfugiés. » (p. 191), suggère-t-elle. De non-réfugiée qu'elle est, elle va, par le biais de sa jambe boiteuse, endosser l'identité d'une réfugiée, ce qu'elle n'est pas, et, par conséquent, passer pour autre.

Plus encore, son idée, elle va la soumettre à son fils. En ce sens, tout le tableau peut apparaître comme un cheminement progressif vers cette nouvelle identité. « Chacun son tour, » (p. 189) prononcé par Jean, est un premier pas vers le changement de rôle. Puis, c'est à la Mère de s'exclamer, pour qualifier la façon dont Jean et elle vont être traités : « Comme des chiens ! » (p. 190). L'expression peut être comprise de deux manières. Elle peut ne revêtir que le sens que nous lui donnons habituellement et avec lequel nous l'employons couramment, mais également un sens spécifique à la pièce. « Les chiens » est en effet la façon dont sont, à maintes reprises, désignés les réfugiés. « Comme des chiens » signifierait donc « comme des réfugiés ». L'analogie continue avec « Il faut s'en aller, s'en aller ! Et se cacher, tout simplement. Ils se cachaient bien eux ! » (p. 191) La Mère veut donc emlpoyer les mêmes méthodes que les réfugiés, ou du moins celles qui leur sont attribuées. Cette idée est renforcée par les autres propositions qu'elle fait : « On prendra un faux nom, ce n'est pas difficile » (p. 191), ou encore « Mais de l'argent on en a, on leur en donnera. » (p. 191), c'est à dire précisément ce qui était reproché à Zenno ou au Jeune Homme. Et c'est ainsi que l'avancée vers l'altérité se fait crescendo, jusqu'à ce qu'elle atteigne son expression suprême : « On va se faire passer pour des réfugiés. » (p. 191) Or

Jean ne boite pas. S'il veut se faire passer pour un réfugié, il lui faut donc feindre ce handicap. Voilà ce que la Mère l'enjoint de faire :

« Puisque... je boite... toi aussi ! Toi aussi ! Tu ne comprends pas ? Ecoute-moi bien, Jeannot, j'ai une idée. On va se faire passer pour des réfugiés. On m'a souvent dit que je leur ressemblais, et pas seulement à cause de ma jambe... alors ? Et toi, eh bien, toi... toi, tu boiteras aussi. Ce n'est pas compliqué. Tu ne veux pas ? (Jean rit très fort.) On ira dans une ville du Sud. Il y en a beaucoup, là-bas, mais il y a de braves gens partout : il ne faut pas généraliser, Jeannot. Généraliser, toujours généraliser, voilà ce qui t'a perdu. (Jean rit encore plus fort.) Ne fais pas l'imbécile, regarde-moi un peu. (Elle se met à boiter, décomposant le mouvement.) Comme ta pauvre maman... » (p. 191)

Pour changer d'identité, Jean doit se forcer à boiter. Mais qu'est-ce que ce leurre sinon, comme nous l'avons dit dans une première partie, une automutilation ? Dégrader volontairement son propre corps serait, pour Jean, le seul moyen de devenir un autre. Ainsi Jean subit-il une altération à plusieurs niveaux. En feignant de boiter, il transforme son corps qui de ce fait n'est plus son corps mais celui d'un autre. Mais quel autre ? « Comme ta pauvre maman... » (p. 191), lui dit sa mère lorsqu'elle lui montre comment il doit se déplacer, lorsqu'elle lui apprend à boiter. Pourtant, ce n'est pas à sa mère qu'il doit ressembler, mais à un réfugié, et pas n'importe lequel. En effet, la phrase qui le décide à suivre cette idée à laquelle il était de prime abord réticent est « Tout ça parce que Zenno boitait (p. 191) ! » Et quand enfin il accepte la supercherie et commence à boiter, il se dit à lui-même « Comme Zenno... Tout comme Zenno... » (p. 191) Jean tend donc à devenir pareil à Zenno, réfugié par excellence, symbole de l'étranger, véritable incarnation de l'autre. Mais pour lui, Zenno c'est surtout l'exécré parmi les exécrés, et en cela le fait de devenir un « réfugié », le fait de devenir « comme Zenno » est une dégradation intérieure et par conséquent une forme de mutilation. Ainsi serait-ce à présent la mutilation qui s'exercerait à un double niveau en ce qu'elle est à la fois le moyen nécessaire de devenir autre et le fait même d'être cet autre.

Par la mutilation, le personnage devient autre, et par le fait de devenir autre, il subit une mutilation. Ils seront tous pourtant, au dernier tableau, fusillés sans distinction, Jean et sa mère, non-réfugiés, au même titre que Noémi et Zenno, réfugiés. La différence ne serait donc peut-être pas si grande, la frontière entre le même et l'autre imperceptible, amalgame conduisant à ce « tous » englobant, indistinct qui constitue le titre et sur lequel se fonde la pièce.