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La condition d'écrivain permet à Adamov d'aller au-delà de cette incapacité. Marie-Claude Hubert, après avoir analysé l'incommunicabilité entre les personnages qui règne sur les pièces des années 1950-1960 l'explique : « L'écriture, toutefois, apparaît un moyen de sortir de l'impasse, dans la mesure où le sentiment d'incommunicabilité n'est pas ineffable121

. » Elle cite ensuite Ionesco qui, dans ses Notes et contre-notes écrit : 120 MELESE, Pierre. Adamov. Op. cit. P.154.

121 HUBERT, Marie-Claude. HUBERT, Marie-Claude. Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années 50, suivi d'entretiens avec Eugène Ionesco et Jean-Louis Barrault. Op. cit. P. 182.

« [...] j'ai toujours eu l'impression d'une impossibilité de communiquer, d'un isolement, d'un encerclement, j'écris pour lutter contre cet encerclement ; j'écris aussi pour crier ma peur de mourir, mon humiliation de mourir122. »

Ecrire pour lutter, écrire pour crier et par conséquent pour communiquer, écrire pour se sauver, telle est également la raison qui pousse Adamov à prendre la plume. Cet acte, dans L'Aveu, il l'érige en nécessité suprême.

« Ecrire, je dois écrire, coûte que coûte, en dépit de tous et de tout. Car si je cessais d'écrire, tout s'écroulerait. Que le verbe m'abandonne et aussitôt je ne tiens plus debout, je tombe, je dégringole et tout s'en va à vau-l'eau, tout se désagrège, et je m'affale à terre dégonflé comme une baudruche123. »

Ainsi s'exprime-t-il dans sa première œuvre, œuvre autobiographique dans laquelle il exprime cette hantise qui n'a de cesse de le tourmenter, souffrance originelle de la séparation, sentiment de dépossession, de non-être. L'écriture est pour lui le seul remède possible à ce mal. « Mon seul recours, dit-il, est d'écrire, d'en faire part pour ne plus l'éprouver toute entière, m'en décharger pour une part, si petite soit-elle124

. » Et Martine- Agathe Coste, dans sa communication « Mal curable et mal incurable » du colloque

Onirisme et engagement chez Arthur Adamov, déclare à ce propos :

« Ecrire comme remède à la névrose individuelle comme à la névrose collective, écrire sur le mode de la confession ou sur celui du dialogue scénique, écrire pour Adamov, au fur et à mesure que s'amenuisent ses propres chances de guérison sur le plan personnel, que s'efface son espoir d'être reconnu, que se délite sa confiance dans le progrès des sociétés... écrire est exactement le synonyme d'espérer, de survivre125. »

L'écriture est espoir, moyen de tendre vers l'unité perdue, de vaincre ses névroses. « J'arpente à longs pas ma chambre, la tête en proie à mille rumeurs assourdissantes. Mais je parviens à me rassembler, je travaille, j'écris. Et peu à peu le silence se fait en moi126. » L'état décrit dans la première phrase présente une similitude frappante avec celui du Mutilé dans La grande et la petite manœuvre, double de l'auteur, également séparé, dépossédé, en proie lui aussi à ces « mille rumeurs assourdissantes » que sont les voix des Moniteurs, ses voix intérieures. Mais Adamov possède un avantage que son personnage n'a pas : il écrit. Rappelons que ce qui manque au Mutilé, c'est un rempart entre lui et « eux », rempart qu'il

122 IONESCO, Eugène. Notes et contre-notes. Paris : Gallimard, 1962. P. 204. Coll. Pratique du Théâtre. 123 ADAMOV, Arthur. Je... Ils... . Op. cit. P. 33.

124 Ibid. P. 33.

125 COSTE, Martine-Agathe. Mal curable et mal incurable. In Onirisme et engagement chez Arthur Adamov. Op. cit. P. 239.

espère trouver en pensant à une femme. « S'il y avait eu une femme à laquelle j'aurais pu penser, dit-il au sujet de sa première crise, ce ne serait peut-être pas arrivé... » (p. 112) Cette protection, il croit l'avoir trouvée avec l'amour d'Erna. En témoignent ces paroles à sa sœur : « Elle s'est mise entre eux et moi, elle est le mur qui me protège. » (p. 119) Mais il est vite détrompé, ses voix le reprennent, ce n'était qu'un leurre et qui plus est, une nouvelle perte de soi puisque ses pensées se reportaient sur autrui, puisqu'il se soumettait à autrui. Le rempart d'Adamov, c'est l'écriture. Par elle, il se « rassemble », se recentre sur lui- même. L'écart « entre [lui] et [lui]127

» s'amenuise, il peut enfin être un. Peut-être pourrions nous aller jusqu'à écrire qu'il peut enfin être, tout simplement. En écrivant, il cesse d'être agi, personne ne le gouverne, il redevient sujet de l'action. Preuve en est, la construction de ses phrases. Nous lisons bien en effet « je dois écrire », « si je cessais d'écrire », « je parviens à me rassembler, je travaille, j'écris ». Le sujet est bien le « je ». Rassemblé, l'auteur, non seulement agit, mais plus encore, il fait acte de création. Par l'écriture, l'auteur engendre l'œuvre. Par cette oeuvre, il exprime son mal pour tenter de s'en défaire. Par l'écriture aussi, il se tourne vers autrui, car une œuvre, nous le savons, si elle est le fruit d'un auteur, ne prend véritablement son sens que grâce au lecteur, cet autre à qui, directement ou indirectement, elle est adressée. L'écriture serait donc salvatrice en ce qu'elle permettrait à l'écrivain de surmonter cette séparation entre lui et lui, entre lui et l'autre.

Une pièce pourtant semble venir contredire cet espoir de salut. Il s'agit de

L'Invasion. Dans cette pièce, le personnage principal, Pierre, tente de déchiffrer les

manuscrits que son ami défunt Jean a laissés. Mais la tâche se révèle pour lui impossible : ils sont difficilement lisibles, décousus et surtout, leur sens demeure obscur. « On ne peut jamais savoir ce qu'il a réellement écrit, explique Martin Esslin, et à tout instant le rédacteur risque d'inventer purement et simplement ce que le maître a écrit. Et même si en fin de compte, un fragment, une seule phrase est déchiffrée, elle doit être replacée dans le contexte d'un vaste fatras de papiers128

. » Les mots échappent à Pierre :

« Il n'y a pas encore si longtemps, je ne pouvais même pas aller jusqu'au bout d'une phrase ; je me torturais pendant des heures avec les questions les plus simples (Détachant ses

mots.)Pourquoi dit-on ''Il arrive ? '' Qui est ce ''il'', que veut-il de moi ? Pourquoi dit-on ''par''

terre, plutôt que ''à'' ou ''sur'' ? J'ai perdu trop de temps à réfléchir sur ces choses. » (p. 86)

127 Ibid. P. 130.

Le manuscrit de Jean se clôt sur lui-même. Pierre, loin de se rassembler, s'y perd ; preuve en est peut-être le désordre qui s'accroît dans la chambre. Loin de se tourner vers les autres personnages, il s'isole. Au troisième acte, il décide de s'enfermer « dans le réduit » (p. 86), Agnès, sa femme, s'enfuit avec le Premier Venu. Lorsque l'ordre semble être revenu et Pierre apaisé, au quatrième acte, ce n'est que pour retarder le dénouement tragique : Pierre est découvert mort. Le salut serait-il illusoire ? Les mots sont peut-être, comme l'écrit Adamov, « la dernière bouée de sauvetage de ce monde qui s'en va129

», mais la recherche du sens originel perdu, la volonté de « transpercer l'écorce, l'épaisse couche bourbeuse de l'habitude130

», n'entraînerait-elle pas l'écrivain, à l'image de Pierre, dans une ascèse qui, le coupant de ses semblables, le priverait de toute communication ? Peut-être lui faut-il encore chercher ailleurs, chercher autre chose.

En 1970, quelques jours après la mort de l'écrivain, Bernard Dort écrit :

« La page blanche ne pouvait suffire à Adamov. La scène était le lieu par excellence où il a choisi de confronter ses fantasmes et le monde, l'imaginaire et le réel. Le lieu où exposer sa propre séparation. Il l'évoquait il y a à peine plus d'un mois : ''Le théâtre, le vrai, c'est celui où l'on se trouve presque dans la réalité, mais sans y être absolument, une distance nous sépare d'elle.''131 »

Ainsi, avec le théâtre, l'auteur pouvait-il, à défaut de dire, montrer sa séparation, sa mutilation ; l'écriture dramatique impliquant la mise en scène, impliquant la représentation, lui permettait enfin la communication.