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Désirant montrer le désarroi d'une société où le rapport à l'autre ne peut plus se faire que par le mutilation, où l'homme ne parvient plus à communiquer avec ses semblables, Adamov paradoxalement choisit le théâtre, « de tous les arts le plus social, celui qui ne saurait exister sans la rencontre avec les autres132

», art de la communication lui permettant d'aller au-delà de l'incommunicabilité apparente, de dépasser l'écueil de l'innommable, la mutilation du langage et du sens.

129 ADAMOV, Arthur. Je... Ils... . Op. cit. P. 33. 130 Ibid. P. 38.

131 DORT, Bernard. La liberté d'Arthur Adamov. In Pour Arthur Adamov. Les Lettres françaises, le 25 mars

1970.

Art social par excellence, le théâtre implique nécessairement le rapport à l'autre et, par là-même, la communication. Le théâtre est, depuis ses origines, lié à la représentation. L'étymologie du terme l'indique. La traduction du grec θέατρον, est d'abord « théâtre, lieu où l'on assiste à un spectacle133

». De même, le theatrum latin est-il traduit en premier lieu par « théâtre, lieu de représentations134

». En ce qui concerne la représentation, la première définition qui nous est donnée par le dictionnaire est la suivante : « Action de mettre devant les yeux ou devant l'esprit de quelqu'un135

». Le rapport à l'autre est donc déjà annoncé. Cet autre, c'est le spectateur, terme qui fait d'ailleurs partie des sens attribués au terme θέατρον. Qui est-il ? Le terme n'est pas sans évoquer le verbe latin spectare, signifiant « regarder, observer, contempler136 », dont il tire son sens. Le lien est indéniable entre le théâtre et la vue, d'autant que les gradins, le θέατρον des Grecs, sont précisément le lieu où se trouvent les spectateurs. Ceci nous est confirmé par le mot lui-même, rattaché au verbe θεάσθαι, signifiant « contempler137 ». Les spectateurs, ce sont ceux qui contemplent, et que contemplent-ils, sinon ce qui leur est montré ? C'est ainsi que, par un effet métonymique, le sens du terme « théâtre » a évolué pour désigner, un « art visant à représenter devant un public, selon des conventions qui ont varié avec les époques et les civilisations, une suite d'événements où sont engagés des êtres humains agissant et parlant138

». Ecrivant une pièce, le dramaturge la destine à être montrée au spectateur, « joué[e] face à un public présent dans la salle, assistant à des dialogues, des actions139

. » « De plus, l'action théâtrale est particulière en ce qu'elle est concrète. Le texte s'énonce dans un contact vivant avec le public, suscitant une émotion directe (silence, rires, larmes, applaudissements).140

» Toute pièce de théâtre serait donc adresse à un public, « dialogue de la scène et de la salle141

» et par conséquent communication.

C'est à ce niveau que se situe le paradoxe des pièces d'Adamov. Si le théâtre est bien communication, force est de constater, comme nous l'avons analysé, que ces pièces mettent en scène l'échec de la communication, la vanité du langage. Cependant, il convient de noter que cette analyse résulte d'une observation des répliques des personnages. Il est

133 BAILLY, Anatole. Dictionnaire grec-français. Op. cit. 134 GAFFIOT, Félix. Dictionnaire latin-français. Op. cit.

135 ROBERT, Paul. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Op. cit. 136 GAFFIOT, Félix. Dictionnaire latin-français. Op. cit.

137 BAILLY, Anatole. Dictionnaire grec-français. Op. cit.

138 ROBERT, Paul. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Op. cit.

139 MARCANDIER-COLARD, Christine. Cinquième Partie : « Genres », Chapitre 17 : « Le théâtre ». In L'analyse littéraire. Op. cit. P. 188.

140 Ibid. P.188. 141 Ibid. P.191.

donc possible d'affirmer que la mutilation du discours montre bien quelque chose à quelqu'un. Certes, ce n'est pas le personnage qui, mutilant le sien, montre quoi que se soit à son interlocuteur. Entre eux, la communication est bel et bien bloquée. Mais « [...] dans le dialogue de théâtre, écrit Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre III : Le dialogue de théâtre, l'échange parlé se fait non seulement sous les yeux, mais à l'intention d'un tiers, le spectateur : il s'agit non tant de communiquer que de montrer que l'on communique, d'exhiber les ratés et les réussites de la communication142

. » Ainsi est-ce l'auteur qui, mutilant le discours de ses personnages, montre précisément à son spectateur, pour ne garder qu'une seule des possibilités qu'offre Anne Ubersfeld, « les ratés de la communication ». La citation du professeur pourrait alors devenir la suivante : dans les dialogues d'Adamov, l'échange parlé se fait non seulement sous les yeux, mais à l'intention d'un tiers, le spectateur : il s'agit non tant de ne pas communiquer que de montrer que l'on ne communique pas, d'exhiber les ratés de la communication. Il s'agirait donc, pour l'auteur, de montrer l'incommunicabilité précisément par la communication.

Ceci relèverait tout d'abord, comme nous venons de le voir, de ce perpétuel dialogue de la scène et de la salle. Mais plus encore, il est à rappeler qu'au théâtre, tout est signe. Dialogues, soliloques, monologues, silences, gestes, immobilité, décor, absence de décor, tout est livré, communiqué au public. Citons à cet effet Ionesco, qui, dans ses Notes

et contre-notes, affirme que « tout est langage au théâtre : les mots, les gestes, les objets,

l'action elle-même car tout sert à exprimer, à signifier143

. » Le théâtre serait donc un moyen de pallier la vanité, la mutilation du langage parlé qui, selon lui, « doit presque exploser, ou se détruire, dans son impossibilité de contenir les significations144

. » « Mais, ajoute-t-il, il n'y a pas que la parole : le théâtre est une histoire qui se vit, que l'on doit vivre. Le théâtre est autant visuel qu'auditif145

. » Ainsi renoue-t-il avec le lien incontestable qui existe, depuis l'origine, entre le théâtre et la vue, niant la primauté du verbe pour conduire le théâtre vers un langage qui serait non tant parlé que montré, non tant à entendre qu'à voir. Il poursuit :

« Tout est permis au théâtre : incarner des personnages, mais aussi matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé, de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles.

De même que la parole est continuée par le geste, le jeu, la pantomime, qui, au moment où la parole devient insuffisante, se substituent à elle, les éléments scéniques matériels peuvent

142 UBERSFELD, Anne. Lire le théâtre III : Le dialogue de théâtre. Op. cit. P. 81.

143 IONESCO, Eugène. Notes et contre-notes. Paris : Gallimard, 1962. P. 116. Coll. Pratiques du Théâtre. 144 Ibid. P. 15.

l'amplifier à leur tour. L'utilisation des accessoires est encore un autre problème (Artaud en a parlé)146. »

Emmanuel Jacquart a analysé ces propos en expliquant qu'il en ressortait un élargissement de la notion de langage. Pour lui, « il ne s'agit plus de parler, mais de communiquer147

. » Et puisque la parole échoue à remplir cette fonction de communication, ce n'est donc plus elle qui doit primer. « Beckett, Ionesco et Adamov, écrit Emmanuel Jacquart, ont pris conscience que ce qu'on exprimait traditionnellement sous forme verbale pouvait être exprimé autrement, en faisant appel à toutes les ressources du théâtre afin de s'exprimer plus spectaculairement et plus efficacement. Au lieu de dire, on ferait sentir148

. »

Ainsi la mutilation des mots conduit-elle les dramaturges à s'éloigner du théâtre du dit, du théâtre du verbe qui dominait jusqu'alors la scène occidentale, mutilant le dialogue pour se tourner vers un autre théâtre, et Ionesco de déclarer en 1977 :

« Je crois que nous avons fait des choses assez intéressantes. Et sans fausse modestie, je crois que nous avons réussi à faire un théâtre autre... parce que si j'avais été au courant j'aurais fait du théâtre comme tout le monde... Nous avons fait un théâtre autre, nous trois, Beckett, Adamov et moi. Et ce théâtre là a proliféré149. »