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L'idée selon laquelle un corps mutilé serait, par rapport à un corps non mutilé, un corps étranger trouve sa représentation littérale dans Tous contre tous, pièce dans laquelle Adamov érige la mutilation en caractéristique essentielle de l'étranger.

Dans cette pièce, l'idée est répandue que les réfugiés, et donc, pour les non- réfugiés, les autres, les étrangers, sont reconnaissables à cette même tare physique qu'est la boiterie. Pourtant, Adamov, avant le début de sa pièce, précise dans une indication scénique :

« Il importe que le Jeune Homme, la Jeune Femme et Noémi attirent immédiatement la sympathie du public, et ne présentent, bien entendu, aucune des caractéristiques que la propagande prête aux réfugiés. Seul parmi eux, Zenno correspond au signalement dénoncé. La Mère bien que non réfugiée, doit également y répondre. » (p. 146)

Zenno est donc le seul réfugié à boiter. Cette particularité est loin d'être anodine. « Seul parmi eux » (p. 146), Zenno est également celui qui les symbolise tous. Son nom, à lui seul, est déjà riche de sens. En effet, de « Zenno » à « xéno- », il n'y a qu'un pas, ou plus exactement deux lettres, un son. La racine « xéno- », que l'on retrouve dans le terme « xénophobie », par lequel il est possible de qualifier le sentiment qui sévit dans la société qui constitue le cadre de la pièce, est un élément qui dérive directement du grec ξένος, qui signifie « étranger62 ». En outre, parmi les cinq noms propres que l'on rencontre dans la pièce, Zenno, Jean, Darbon, Marie et Noémi, Zenno est celui qui attire davantage notre attention. Ce nom par sa sonorité, se distingue des quatre autres, apparaissant comme peu commun, étrange, étranger, et nous en revenons par là au ξένος grec, qui peut également signifier « étrange, insolite, étonnant, surprenant63

». Ainsi, de par son simple nom, Zenno devient-il la figure emblématique du réfugié, l'étranger par excellence.

Si les réfugiés sont « tous les mêmes », alors cela signifie que tous sont comme Zenno. L'amalgame est tentant et Jean n'y échappe pas. Au cinquième tableau, en effet, alors que le discours de Darbon témoigne d'une volonté d'établir une distinction entre les réfugiés, et donc de cesser la persécution aveugle, pour Jean aucune différenciation n'est possible. Sa position est radicale, comme le révèlent ces termes :

62 BAILLY, Anatole. Dictionnaire grec-français. Op. cit. 63 Ibid.

« [...] En frappant assez fort. Riches et pauvres, tous les mêmes ! Tous prêts à vous prendre votre pain, à guetter vos femmes ! Mais les pauvres, vous savez où les trouver, vous pouvez leur faire rendre gorge. Contre les riches, que pouvez-vous ? Rien, Ils ont l'argent, ils peuvent aller où ils veulent, se promener, disparaître, vivre en paix sous un faux nom, car les noms aussi, ça s'achète. Comme le reste ! Ils vous ont tout enlevé... jusqu'à votre honneur. Si je demande qu'on frappe tous les réfugiés sans distinction, c'est... , c'est pour vous rendre l'honneur. » (p. 164)

Sur quoi, ou plutôt sur qui son opinion sur les réfugiés se fonde-t-elle ? Sur une seule personne : Zenno. Ce « tous », ce « ils » dont il parle désigne en réalité Zenno. A travers ce « vous » auquel il s'adresse, c'est à lui-même qu'il fait référence. Les accusations qu'il porte à l'encontre des réfugiés ne sont rien d'autre que sa propre histoire. Animé par la haine et le désir de revanche, pour lui, aucune distinction n'est possible car il n'y a qu'un seul réfugié.

Le réfugié, c'est Zenno. C'est lui que Jean retrouve dans tous les autres, et les persécutant, c'est contre Zenno qu'il souhaiterait s'acharner. Preuve en est son comportement à l'égard du Jeune Homme. Alors qu'il souhaitait au début écouter ses explications et tentait de modérer les brutalités des gardes, dès que ces derniers lui apprennent de quoi il est accusé,

« PREMIER GARDE. - Eh bien, il a... (Il consulte du regard le Second Garde qui lui fait un

signe de tête affirmatif.) Il a... pris la femme d'un camarade à nous.

[...]

SECOND GARDE. - ... Un pauvre garçon toujours malade, presque aveugle... PREMIER GARDE. - Un beau matin, il s'est retrouvé tout seul...

SECOND GARDE. - Et plus jamais de nouvelles !

PREMIER GARDE, montrant le Jeune Homme. - Elle avait filé avec celui-là ! » (p. 166),

Jean ne veut plus rien entendre. L'analogie est manifeste entre cette histoire et la sienne. Le « pauvre garçon », c'est lui ; « elle », c'est Marie ; « celui-là », le Jeune Homme, c'est Zenno. « Te regarder, lui dit-il ! Et puis quoi encore ! Je t'ai assez vu, mon bonhomme. » (p. 167) Jean n'a plus besoin de regarder, celui qu'il voit à présent, c'est Zenno. De même, il n'a plus besoin d'écouter : « Plus un mot, tu entends, inutile ; ce que tu vas nous raconter, je le sais d'avance. » (p. 167) A travers le Jeune Homme, c'est Zenno qu'il entend. Le paroxysme de la confusion est atteint lorsque Jean, anticipant les dires du Jeune Homme, se met à imiter la voix de Zenno et à reprendre les propos que ce dernier tenait au premier tableau : « ''Si je courais, c'était... parce qu'ils couraient après moi... N'importe qui en aurait fait autant.'' » (p. 167) Au premier tableau, il déclarait en effet : « Oui, j'ai couru ; évidemment, ils couraient après moi ! N'importe qui en aurait fait autant, à ma place. Enfin, tous ceux qui... Je ne voulais pas... étant donné ce que je suis... » (p. 167) Partant du

général vers le particulier, de la totalité vers lui-même, Zenno s'identifie en tant que réfugié. En écho à cela, Jean s'empresse de répondre, au cinquième tableau : « Non, pas n'importe qui. Vous autres ! Rien que vous autres. » (p. 167) « Vous autres », c'est-à-dire les réfugiés, tous les réfugiés, « tous les mêmes », tous comme Zenno, voire tous des Zenno. Dans cet esprit, si Zenno boite, alors ce handicap n'est plus seulement le sien, mais devient celui de l'entité réfugié. C'est ainsi qu'au dixième tableau, lorsqu'il apprend que la Jeune Femme « a fait évader son petit ami. » (p. 184) et que celle-ci s'écrie « Je n'ai pas reçu d'argent, je vous le jure ! De personne ! Je ne demande rien à personne ! Si j'ai fait ça... c'est parce que je l'aimais..., parce que je l'aime... Vous ne comprenez donc pas ! » (p. 186), Jean s'exclame « secouant la Jeune Femme » : « Ah ! Tu l'aimes ? Il est si beau que ça ? (Hurlant.) Qui sait, il boite peut-être ! » (p. 186) A nouveau, Jean s'aveugle. Le couple formé par la Jeune Femme et le Jeune Homme, c'est pour lui le couple formé par Marie et Zenno, d'autant que la Jeune Femme « très belle, au visage très pur » (p. 184), portant une « robe à carreaux, presque la même que celle de Marie au tableau I (p. 184), apparaît comme un double de celle-ci. Par analogie, le Jeune Homme serait donc un double de Zenno, d'où le « Qui sait, il boite peut-être ! » de Jean.

La haine de Jean contre les réfugiés est générale. La haine de la masse contre les réfugiés est générale. En témoignent ces paroles de la foule au premier tableau :

« VOIX D'HOMME. - Tous les mêmes !

VOIX DE FEMME. - Et dire qu'on le tenait presque... VOIX D'HOMME. - Pas si bête !

VOIX D'HOMME. - Qu'est-ce qu'il a fait ? Tu sais, toi, ce qu'il a fait ? VOIX D'HOMME. - On dit qu'il a pris la femme du garagiste.

VOIX DE FEMME. - Il est marié, le garagiste ?

VOIX D'HOMME. - Ils nous prennent notre argent, ils nous prennent nos femmes... VOIX D'HOMME. - Ils nous prennent tout !

[...]

VOIX D'HOMME. - Il faut que ça change. VOIX D'HOMME. - C'est lui au moins ?

VOIX DE FEMME. - Evidemment, puisqu'il boite ! VOIX D'HOMME. - Tous des pourris !

VOIX DE FEMME. - Tous des lâches !

VOIX DIVERSES. - Tous les mêmes ! » (p. 147-148)

Et par conséquent, la tare qui leur est attribuée est générale. Ceci n'est pas sans rappeler les caractéristiques que la propagande attribuait aux juifs. Pierre Mélèse ne dit pas autre chose en écrivant dans son ouvrage Adamov, « Qui sont ces réfugiés, reconnaissables au fait

qu'ils sont pour la plupart boiteux, sinon les Juifs, la boiterie étant la transcription d'un certain type caractéristique64

. »

Ainsi la boiterie, mutilation corporelle, devient-elle le type caractéristique, le trait définitoire, symbole du réfugié, de l'étranger, de l'autre. L'étranger, c'est à la fois celui qui est mutilé et celui dont il faut mutiler le corps, de là les persécutions exercées à l'encontre des réfugiés, les sévices infligés au Jeune Homme et à la Jeune Femme aux cinquième, dixième et quinzième tableaux, qui ne sont pas sans rappeler les violences que subit le Militant au premier tableau de La grande et la petite manœuvre. Cependant, aux onzième et douzième tableaux, la situation se retourne. C'est alors que prime la soi-disant caractéristique intrinsèque de l'étranger, la boiterie, faisant de la mutilation un cheminement vers l'altérité.