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La géographie morale des peuples des années 1850

La géographie à l’école primaire avant Jules Ferry Un long XIX e siècle

ANCIENNE DIVISION DE LA FRANCE

3. La géographie édifiante

3.2. La géographie morale des peuples des années 1850

Les livres pour écoliers assurent cette dimension éducative par le biais des valeurs qu’ils diffusent plus ou moins implicitement. De ce point de vue, un ouvrage de géographie en usage dans les écoles des frères des écoles chrétiennes est d’une grande transparence idéologique dans sa description de « mœurs et usages des principaux peuples »195. Le tableau des peuples du monde et de leurs mœurs dressé par le frère P. B. dans cet abrégé de géographie consiste en une description que nous ressentons aujourd’hui comme fortement caricaturale et à connotation nettement raciste196. Les sources d’information de l’auteur et ses clichés sur les peuples sont puisés dans l’enseignement de la géographie que les Jésuites ont développé dans le cadre de l’enseignement des humanités dans leurs collèges197. Le tableau de frère P. B. commence par la description des mœurs et usages des Français et des Anglais et se termine par celle des Javanais et des Polynésiens. La distance spatiale dans le texte semble souvent proportionnelle à la hiérarchie des vertus attribuées aux peuples :

Les Français sont spirituels, actifs, vaillants, gais, hospitaliers ; ont l’imagination ardente ; cultivent avec succès les arts et les sciences ; mais on leur reproche de la légèreté et l’amour des nouveautés et des modes.

Les Anglais sont bien faits, spirituels, grands politiques, habiles navigateurs ; ils ont l’imagination vive pour l’invention, sont fiers, envers les étrangers ; la haute classe est honnête, la basse classe est grossière. […]

(frère P. B.)

Les peuples du monde sont appréciés en fonction de leurs activités. Ceux qui apparaissent les plus valorisés sont ceux qui « cultivent avec succès les arts et les sciences » (Français et Danois). Les Prussiens sont aussi « amateurs des sciences et des arts », les Italiens, les Grecs, les Perses y sont « aptes », les Russes « font des progrès » en ce domaine. Un peu moins doués, les Arabes (d’Arabie) se montrent « appliqués », surtout dans les sciences, les Mexicains « aiment les sciences et surtout les arts ». Ces peuples contrastent avec les Tunisiens qui « sont très-ignorants sur les sciences et les arts » et surtout des malheureux Lapons « ignorants, presque sauvages ».

Cette hiérarchie des peuples dans le domaine des sciences et des arts est plus ou moins corrélée avec une autre hiérarchie, plus implicite celle-ci, définie en fonction de leurs activités économiques ; hiérarchisation qui valorise les activités commerciales et l’agriculture, qui péjore les activités de chasse et stigmatise le vol et le brigandage. Ainsi, Hollandais et Belges sont des peuples qui excellent, est-il dit, dans le commerce et l’industrie, à l’inverse des Turcs ou des Algériens. On voit donc que la discipline scolaire enseignée dans les années 1850 se prêtait fort bien à son instrumentation par les économistes libéraux comme l’interprète Catherine Rhein198.

Les Hollandais sont […] fort habiles dans la navigation et le commerce [...]

Les Belges sont […] probes dans le commerce, courageux dans les entreprises. […]

Les Turcs […] sont indolents, paresseux, négligents dans le commerce […].

Les Algériens […] n’ont d’autres industrie que la fabrication de quelques étoffes.

(frère P. B.)

195 Frère P. B., 1853, Abrégé de géographie, 28ème édition. Tours : Mame.

196 Voir « Caractère, mœurs, Usages et coutumes des différents peuples » Frère P. B., op. cit..

197 Bruter, op. cit., Dainville, op. cit., Lefort, op. cit.

198 Catherine Rhein, op. cit.

Selon le frère P. B., Chinois et Japonais sont de bons cultivateurs et en Afrique, les peuples de l’Afrique orientale réussissent mieux dans le domaine agricole que ceux de Basse Guinée :

Les Chinois […] sont sobres, industrieux, excellents cultivateurs […]

Les Japonais sont […] bons cultivateurs. […]

Les habitants des Côtes Orientales de l’Afrique […] s’exercent à l’agriculture et aux arts. […]

Les habitants indépendants de la Basse-Guinée […] méprisent l’agriculture.

(frère P. B.)

Parallèlement les activités des peuples de chasseurs et de cueilleurs (Cafres et Indiens des Amériques) sont peu valorisées par le frère P.B. :

Les Cafres […] s’occupent de la chasse et de la garde de quelques troupeaux de bœufs et de moutons. […]

Les Iroquois, les Hurons, les Illinois, les Canadiens, etc., sont […] grands chasseurs.[…]

Les Patagons […] vivent de pêche et de chasse […]

Les Indiens retirés dans l’intérieur de la Guyane vivent de la chasse […].

(frère P. B.)

Ces aptitudes et ces activités sont associées à d’autres qualificatifs qui renvoient plus encore aux qualités morales attribuées aux différent peuples. Ainsi, des peuples sont qualifiés de

« vaillants » (Français, Allemands), de résistants à la fatigue (Suédois, Danois, Arabes), d’autres de « courageux » (Polonais, Prussiens, Belges, Malais), de « laborieux » (Mexicains). À l’inverse d’autres sont stigmatisés comme « indolents » (Égyptiens),

« paresseux » (Lapons, Espagnols, Turcs, Hindous, Sénégambiens et Javanais) ou même

« très-paresseux » (Haute-Guinée).

D’autres contrastes apparaissent aussi entre les sobres et les ivrognes ; les propres et les mal propres ; les honnêtes et les corrompus. Les peuples « sobres » (Espagnols, Turcs, Hindous, Chinois et Siamois) se distinguent des peuples où l’alcoolisme sévit : Allemands « peu sobres », Perses qui « s’adonnent au vin » et les habitants « ivrognes » des côtes de la Haute-Guinée. Les Hollandais sont vertueux car « sérieux et économes », et, tout comme les Belges,

« propres » à l’inverse des Siamois « malpropres ». L’honnêteté ou la probité caractérise les Polonais ou les Belges, tandis que les Turcs ont de « mœurs fort corrompues» et, pire encore, celles des Algériens sont « dépravées ».

Les plus décriés de tous les peuples sont ceux qui sont décrits comme voleurs ou pirates (Maures, Algériens, Egyptiens, Nubiens, Tatares, Siamois) et ceux qui sont présentés comme cruels entre eux ou envers les étrangers (Bédouins, Perses, Bérébères, Orénoques, Chilisiens et Malais). Les plus craints sont les anthropophages (Sénégambiens de l’intérieur, Brésiliens et habitants de la Nouvelle-Hollande).

Frère P. B. souligne les « superstitions » religieuses des peuples animistes. Il y a ceux qui croient à un être suprême et ceux qui sont qualifiés de superstitieux ou de très superstitieux :

Les Iroquois, les Hurons, les Illinois, les Canadiens, etc., […] adorent Dieu sous le nom de Grand-Esprit.[…]

La plupart des îles de la Polynésie sont habités par des noirs d’un naturel doux et humain ; les uns sont idolâtres, les autres adorent un Etre suprême.

[…]

Les Hindous […] Leur principale fête est en l’honneur du Gange ; ils s’imaginent que ses eaux ont la vertu de purifier la conscience. Les chefs de leur religion superstitieuse se nomment Brames.

[…]

Les Chinois […] sont très-superstitieux, croient à la métempsycose. […]

Les habitants du Soudan sont de haute stature, noirs, n’ont aucune civilisation, sont très-superstitieux. Le vol d’un oiseau, la rencontre d’un animal, décident souvent des plus grandes entreprises […]

Les Patagons […] adorent les astres. […]

(frère P. B.)

De ce point de vue, les Tatares sont les plus décriés et semblent les plus éloignés de l’idéal religieux des frères des écoles chrétiennes. En effet, il va de soi pour le frère P. B. que la christianisation contribue à élever la valeur morale des peuples :

Les Cophtes, quoique chrétiens, sont aussi fort sujets à ces vices ; mais ils sont plus spirituels et plus susceptibles d’une entière civilisation ; le patriarche du Caire a juridiction sur eux.[…]

Les habitants indépendants de la Basse-Guinée […] croient en l’immortalité de l’âme ; mais ils n’ont de Dieu qu’une idée très-imparfaite, et l’honneur qu’ils lui rendent est mêlé de cérémonies superstitieuses. Les Européens ont adouci les mœurs de ceux qu’ils ont subjugués, et le christianisme les a en partie corrigés de l’inclination qu’ils avaient au vol et au brigandage.

(frère P. B.)

Simultanément, le frère P. B. porte une appréciation sur l’aspect physique des peuples. Non seulement il caractérise certains peuples comme « grands » ou « robustes », mais il parle aussi de peuples « bien faits », (Algériens, Tripolitains, Péruviens). Ces jugements esthétiques recoupent l’appréciation globale des caractères, des mœurs et des activités. Les Lapons et les habitants de la Terre-de-Feu sont explicitement qualifiés de « laids » de même « plusieurs indigènes de la Nouvelle-Hollande sont noirs, les autres sont cuivrés, extrêmement laids ».

Dans d’autre cas, le jugement esthétique sur l’apparence des habitants est moins explicité :

Les Esquimaux ont le visage plat, le nez écrasé, les lèvres épaisses […]

Les Chinois ont le visage large, de grandes oreilles, les yeux petits, le nez court, le teint olivâtre […] Les Japonais sont grands, mal faits, ont le teint olivâtre, les yeux petits.

(frère P. B.)

Dans ces différentes échelles des mérites des différents peuples, les Tatares du Turkestan sont décriés dans de nombreux domaines : activité économique, mode de vie nomade, traditions alimentaires, organisation politique et rapport à la religion :

Les Tatares sont très-adonnés au brigandage et au vol ; ils habitent sous des tentes ou dans des chariots ; sont friands de la chair de cheval et des liqueurs fortes ; ils sont forts et robustes, mais peu policés, et n’ont presque aucune idée de Dieu.

(frère P. B.)

Ce tableau des caractères et des mœurs des peuples de la terre est donc plus l’occasion d’une leçon de morale que celle d’un enseignement pratique, permettant une meilleure connaissance du monde afin de favoriser les conquêtes marchandes ou militaires. La fonction de la matière géographie à l’école primaire est alors celle d’une discipline idéologique, avant d’être une discipline pratique et utilitaire. Mais c’est ce caractère ambivalent qui sera certainement une des causes de son succès institutionnel.

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