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Les géographes et la pédagogie intuitive au temps du Dictionnaire

Les nouveaux paradigmes de la géographie scolaire

1. La méthode intuitive et la géographie

1.3. Les géographes et la pédagogie intuitive au temps du Dictionnaire

Cette dimension pratique de la géographie ne facilite pas nécessairement son articulation avec la méthode intuitive. La volonté des géographes de présenter le vaste monde et non l’étroit lieu natal, les conduit à remettre en cause la méthode intuitive. Ainsi, Paul Dupuy quelques années après la publication des premières livraisons du Dictionnaire, au moment du congrès géographique de Paris de 1889, récuse explicitement la méthode intuitive. Pourtant, il se situe lui aussi dans la filiation de Rousseau :

« on borne l’enfant à des signes, sans jamais lui faire comprendre ce que ces signes représentent ; voulant lui faire apprendre la description de la Terre, on ne lui apprend qu’à connaître des cartes ;

497 E. Levasseur, 1880, article Commerce, Dictionnaire… de F. Buisson, 1ère partie, p.452-462.

498 Cf aussi Catherine Rhein, op. cit.

499 BUISSON, F., Article Géographie (suite), 1882, Dictionnaire…,, 2eme partie, p.858-864.

500 Programme de Belgique, Troisième degré, cité à l’article Géographie, DP1, Dictionnaire de F. Buisson.

on lui apprend des noms de villes, de pays, de rivières qu’il ne conçoit pas exister ailleurs que sur le papier où on lui montre. »

(Jean-Jacques Rousseau.)501

Cet article est rédigé après les premières conférences de Levasseur réclamant une réforme de l’enseignement de la géographie d’après les principes, disait-il de la méthode intuitive. Paul Dupuy constate en 1889 la permanence « d’habitudes très anciennes » chez les institutrices qu’il prépare au professorat d’école normale. Pour lui la méthode préconisée par Levasseur en serait la cause. Il s’interroge donc sur la pertinence de la méthode intuitive dans l’enseignement de la géographie :

Quelle est la raison de cela ? Il ne suffit pas pour l’expliquer d’invoquer d’inévitable persistance des vieilles habitudes, ou bien une certaine lassitude très excusables chez les maîtres qui restent sur la brèche sept heures par jour. La lenteur du progrès tient avant tout à des causes qu’il faut chercher dans la nature des études géographiques et des procédés qu’elles emploient. En première ligne, on doit se demander, comme le faisait dès 1882 M. Schrader, dans un très solide article du Dictionnaire de pédagogie, si la méthode intuitive, telle qu’elle est préconisée par M. Levasseur en 1878, puis par les programmes de 1882 et 1887, et par les instructions qui les accompagnent, était vraiment capable de ranimer l’enseignement de la géographie dans les écoles primaires. C’est là le point capital.

(Paul Dupuy.)502

En fait, il semble que Paul Dupuy assimile la méthode intuitive au primat de l’étude du local et plus explicitement au curriculum préconisé par Levasseur dans sa conférence aux instituteurs lors de l’exposition de 1878. Levasseur faisait de l’étude du local le point de départ de l’étude de la géographie503. A contrario, Dupuy souligne qu’il est difficile de tirer des conclusions générales à partir d’un cas particulier. Pour lui la méthode intuitive doit être limitée à l’étude du local ; elle ne devrait tenir qu’une place limitée dans l’emploi du temps scolaire :

Quant à moi, autant j’ai confiance dans cette méthode pour les parties de l’enseignement dont la matière est tout entière à la portée des enfants, autant je la crois impropre à soutenir l’étude de la géographie. [...]504

Pour moi si j’avais à préparer à la géographie des bambins de cinq ou sept ans, je donnerais la première place à tout ce qui serait capable d’exciter leur imagination. Au lieu de leur faire remarquer ce qu’ils ont autour d’eux je chercherais à leur faire deviner ce qu’ils ont loin d’eux, à leur donner fortement cette pensée fondamentale que le monde, loin de rassembler à leur pays natal, en diffère de mille manières ; que rien n’égala la variété des spectacles de la nature terrestre.505

(Paul Dupuy.)

Paul Dupuy fait de l’imagination, de l’évocation de contrées lointaines, l’alternative à l’approche par la méthode intuitive. Il partage cette opinion avec Franz Schrader et Élisée Reclus506 qui ont souligné avant lui l’attrait, le merveilleux des pays lointains.

Dupuy charge même la méthode inductive d’autres maux. Elle serait aussi néfaste pour l’apprentissage de la carte car elle conduit à des géométrisations qui mettent l’accent sur les

501 Cité par DUPUY, P., 1889, « La géographie dans l’enseignement primaire », Revue de géographie, p.290.

502 ibidem, p. 210.

503 LEVASSEUR, E, 1878, L’enseignement de la géographie dans l’école primaire. Conférences faites à la Sorbonne aux instituteurs délégués à l’exposition universelle de 1878. (1ère édition). Delagrave, 50p.

504 Paul Dupuy, op. cit, p.210.

505 ibdem p.216.

506 « Il y a là-dessus, dans l’article de M. Schrader que j’ai déjà cité, un long passage d’une vérité absolue , et en particulier un fragment d’une lettre d’Élisée Reclus sur la passion, du gigantesque, que tous les instituteurs devraient connaître » ibidem, p.216.

linéarités : trait de côte, limites de bassins, lignes de crêtes. Cette géométrisation empêcherait de figurer les phénomènes surfaciques, en particulier les massifs montagneux507.

Les rapports entre la géographie et la méthode intuitive sont donc pour le moins complexes.

Certes, a posteriori, cette méthode a pu sembler avoir été la référence commune des pédagogues contemporains de Ferdinand Buisson, comme nous le dit, entre autres, Chantal Balley. Mais, si dans le Dictionnaire on rencontre la signature d’Émile Levasseur qui est la référence en géographie des tenants d’un plan d’étude partant du local, les deux auteurs des articles du Dictionnaire intitulés géographie semblent, soit comme Foncin l’ignorer, soit comme Schrader s’en défier. Pour Franz Scharader, comme plus tard pour Dupuy, il faut plus s’appuyer sur l’imagination que sur la perception directe. Schrader, et plus tard Dupuy, peuvent, tout comme Buisson se réclamer de l’héritage de Rousseau et Pestalozzi et en même temps prendre leur distance vis-à-vis de la méthode intuitive.

Par ailleurs, les exercices de géographie qui sont proposés après les premières monographiques du Dictionnaire ne relèvent pas de la logique de la méthode intuitive. Leur principale singularité est le caractère pratique, mais ceci ne peut être assimilé à la méthode intuitive. La contradiction pédagogique est donc au cœur des articles géographiques du Dictionnaire.

On peut donc distinguer deux contradictions : une tension pédagogique entre la géographie inventaire et la méthode intuitive et une tension scientifique entre la géographie découverte du Monde et les leçons de choses centrées sur le lieu natal. Les références communes à Rousseau ne peuvent les masquer.

507 ibidem, p.219.

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