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La formation en entreprise protège-t-elle de l’insécurité ?

Ekaterina Melnik-Olive* et Camille Stephanus*

Ce travail empirique traite des parcours des salariés qui quittent leur entreprise et du rôle de la formation en entreprise dans la sécurisation des parcours. Le focus est mis sur les liens entre les mobilités selon leurs circonstances (contraintes vs choisies), et les trajectoires professionnelles qui s’ensuivent. Qui sont les salariés contraints au départ ? Se distinguent-ils de ceux qui choisissent de partir ? Quelles sont leurs trajectoires sur le marché du travail après leur sortie de l’entreprise ? La formation qu’ils ont suivie dans le cadre de leur travail permet-elle de retrouver rapidement un emploi ?

Ce questionnement s’inscrit au croisement du champ économique axé sur les mobilités et trajectoires professionnelles et celui centré sur le rôle de la formation dans les trajectoires professionnelles. D’une manière générale, en France, mais aussi dans des pays scandinaves par exemple, des travaux ont mis en exergue les risques d’éloignement du marché du travail et d’insécurité des revenus associés aux mobilités contraintes (Huttunen et al., 2011 ; Amossé et al., 2011 ; Bruyère & Lizé, 2012 ; Jolkkonen et

al., 2018). Des investigations réalisées à partir de données françaises (FQP 2003) ont montré une nette

différenciation des trajectoires selon les ruptures d’emploi « subies » ou « choisies », mais aussi selon les segments du marché du travail (Amossé et al., 2011). Les trajectoires les plus favorables, notamment ascendantes, concernent surtout les salariés les plus qualifiés, issus du marché primaire supérieur et ayant choisi de quitter leur entreprise. Les trajectoires les plus instables, marquées par des transitions fréquentes, caractérisent des salariés du marché secondaire. Les trajectoires les plus défavorables de déclassement ou d’exclusion du marché du travail concernent, quant à elles, les salariés issus du marché primaire inférieur. Ayant une ancienneté relativement importante et connaissant relativement peu de mobilités, le risque d’une trajectoire défavorable pour ces salariés en cas de mobilité contrainte est élevé. En mobilisant la même source de données, Bruyère et Lizé (2012) insistent sur le rôle des secteurs d’activité et des pratiques des entreprises en matière de la gestion de la main-d’œuvre.

Quant au rôle de la formation continue dans les trajectoires professionnelles, la formation en entreprise en France est généralement positivement corrélée à la stabilité dans l’emploi et la « promotion sociale » (Blasco et al., 2009 ; pour la revue voir Ferracci, 2006). Cependant, cela n’indique pas nécessairement une relation de causalité, mais découle davantage de facteurs non observés par l’économètre. Les entreprises ayant tendance à privilégier la formation des salariés qu’elles souhaitent valoriser (Beret & Dupray, 1998), la prise en compte des effets de sélection annule l’effet propre de la formation sur la promotion par exemple (Goux & Morin, 1997 ; Blasco et al., 2009). Enfin, pour les salariés ayant connu le chômage, la formation suivie en entreprise augmenterait les chances de retrouver un emploi (Blasco et al., 2012).

Cette contribution apporte de nouveaux éléments sur les questions soulevées par les travaux précités. Dans ce but, nous mobilisons les données Defis produites par le Céreq, une source originale qui associe une enquête auprès des entreprises avec un suivi des salariés 2014-2016 (voir l’encadré 1). À la suite de cette première section explicitant la question de recherche, la section suivante présente plus en détail la démarche d’analyse adoptée, la nature des données et la méthodologie retenue. La troisième

section expose les principaux résultats dont les conclusions à en tirer sont présentées en quatrième et dernière section.

Encadré 1 • Présentation de l’enquête Defis

Le Dispositif d’enquêtes sur les formations et itinéraires des salariés (Defis) a été initié par le Céreq en 2014, à la demande du Conseil national d’évaluations de la formation professionnelle (CNEFP)*. Ce dispositif

associe le suivi d’une cohorte de salariés (à terme sur 5 ans) et l’interrogation des entreprises qui les employaient en décembre 2013. Il comporte ainsi deux volets :

- Le volet Entreprise : en mars-avril 2015, environ 4 500 entreprises représentatives des structures de dix salariés et plus (en France métropolitaine) dans l’ensemble des secteurs d’activité marchands (y compris entreprises privées de l’éducation et de la santé, mais hors agriculture et administration publique) ont été interrogées notamment sur leurs pratiques de formation, le management, l’organisation du travail. - Le volet Salarié : initialement 16 000 individus, salariés en décembre 2013 des entreprises répondantes, ont été interrogés en 2015, puis sont réinterrogés chaque automne jusqu’en 2019. Ce volet décrit des éléments biographiques, recense les formations à visée professionnelle et retrace les parcours professionnels des salariés.

Les résultats présentés dans ce document portent sur les salariés employés au 31 décembre 2013 dans les entreprises répondantes de 10 salariés et plus interrogés lors des deux premières vagues de l’enquête (en 2015 et 2016). Les salariés âgés de plus de 56 ans, les apprentis, ainsi que les salariés en formation initiale au 1er janvier 2014 n’ont pas été intégrés dans l’échantillon, portant la taille de l’échantillon global à 8 493

salariés.

* Le dispositif est financé par France compétences.

2. Démarche et méthodologie

2.1. Aborder la mobilité dans sa double dimension, juridique et subjective

Afin d’aborder les mobilités externes et les parcours qui en découlent, une double entrée sur les mobilités a été envisagée. Une première entrée renvoie à la dimension juridique de la mobilité externe à travers la forme prise par la rupture d’emploi (Amossé et al., 2011 ; Filatriau & Nouël de Buzonnière, 2011). La seconde, de nature subjective, concerne la perception qu’a le salarié des circonstances de son départ (contraint vs choisi).

Cette seconde entrée est privilégiée dans notre analyse. Il est courant de considérer les démissions comme une mobilité a priori choisie par le salarié, tandis que les licenciements sont considérés a priori comme étant des mobilités contraintes (Filatriau & Nouël de Buzonnière, 2011). Or des recherches qualitatives montrent qu’une rupture « volontaire » du point de vue juridique peut en réalité représenter pour le salarié une sortie d’une situation professionnelle qui n’est plus soutenable (Perez, 2013). De plus, comment classer les fins de contrats à durée déterminée ? Le développement des modes de rupture qui recherchent une forme d’adhésion du salarié, telle que la rupture conventionnelle introduite en 2008, brouille également les frontières entre les différentes formes de mobilités (Signoretto, 2015) et justifie, à notre sens, l’approche subjective et le travail sur les perceptions des salariés.

Les données de l’enquête Defis nous permettent de confronter les principaux modes juridiques de rupture d’emploi (démission, fin de contrat, licenciement, rupture conventionnelle et autres ruptures) au jugement du salarié quant au caractère contraint ou choisi de cette mobilité. Dans l’enquête, la question qui renvoie à la dimension subjective de la mobilité a été posée comme suit : « Pourquoi avez-vous cessé de travailler pour cette entreprise ? Vous avez été contraint par l’entreprise, Vous

Les parcours professionnels des salariés contraints de quitter leur emploi

l’avez choisi ? »1. Si les démissions correspondent très majoritairement aux départs déclarés comme

« choisis » (à 98 %) et les licenciements sont déclarés le plus souvent « contraints » (à 86 %), les départs suite à une fin de contrat sont également perçus comme contraints dans la majorité des cas (66 %).

Parmi les salariés en emploi fin 2013, près d’un tiers des salariés ont quitté leur entreprise entre 2014 et 2016 : 11 % des salariés ont eu une rupture à l’amiable ou autre, 8 % ont démissionné, 7 % sont partis suite à la fin de leur contrat et 4 % ont été licenciés entre 2014 et 2016 (Tableau 1). D’un point de vue subjectif, 11 % de ces salariés en emploi en 2013 ont connu, dans les trois années qui ont suivi, une mobilité externe contrainte et 19 % une mobilité choisie.

2.2. Aborder les parcours professionnels

Le parcours renvoie ici à la trajectoire sur le marché du travail (Mériaux, 2009). Une typologie originale mobilisant une méthode d’analyse quantitative d’exploration des trajectoires individuelles (Barbary & Pinzon Sarmiento, 1998) a été élaborée pour saisir la diversité des parcours des salariés partants de l’entreprise. La typologie permet de mettre en lumière cette diversité tout en résumant la complexité des trajectoires suivies (encadré 2). Par exemple, les salariés sortants peuvent passer par une courte période de chômage avant de retrouver un emploi durable. D’autres peuvent retrouver un emploi précaire débouchant finalement sur une période de chômage ou d’inactivité durable. La typologie proposée ici permet de rendre compte du parcours du salarié sur près de 3 années du suivi plutôt que de rendre compte de la situation suite au départ.

Ensuite, comment définir la sécurité d’un parcours sur le marché du travail ? Dans la stratégie Européenne de la flexicurité, la « sécurité de l’emploi » est envisagée comme l’assurance pour les individus de ne pas connaître de longues périodes de chômage2. Cependant, cette définition ne rend

pas compte de la dimension qualitative des transitions professionnelles (Bonvin et al. 2011). Celle-ci peut être abordée, entre autres, sous l’angle de la sécurité des revenus (Bruyère & Lizé, 2012). Dans cette optique, la typologie des trajectoires est complétée par des informations déclaratives sur l’évolution salariale chez le nouvel employeur pour les salariés ayant retrouvé un nouvel emploi.

Le parcours professionnel est considéré ici comme résultat d’une interaction entre les choix et les contraintes auxquels sont confrontés les individus, dont les contraintes posées par les entreprises (elles-mêmes soumises à des contraintes) et celles du marché du travail (Berton, 2013 ; Bellit & Detang- Dessendre, 2013). Cette définition suggère une prise en compte de trois types de variables : individuelles (caractéristiques sociodémographiques et d’emploi), celles de l’entreprise (sa taille, le fait de connaitre une restructuration), son secteur d’activité et aussi celles du marché du travail local (ici le type de la zone d’emploi selon la Datar et le taux de chômage de la zone d’emploi).

3. Les résultats

Cette partie présente les principaux résultats des estimations précédés d’une brève caractérisation des salariés selon les circonstances subjectives de leur départ de l’entreprise. Les questions abordées sont les suivantes. En quoi les salariés contraints de quitter leur entreprise se distinguent de ceux qui le choisissent ? Quelles sont les trajectoires sur le marché du travail selon les circonstances de départ ? Quels facteurs influencent les trajectoires professionnelles, et plus particulièrement, le fait d’être formé en entreprise protège-t-il de l’insécurité ?

1 Les personnes pouvaient également être contraintes par la médecine du travail. 2 https://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=102&langId=fr

3.1. Mobilités perçues contraintes vs choisies, des profils différenciés