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1.1 La force pré-newtonienne

1.1.3 La force centrifuge

Les travaux menés par Huygens sur la force centrifuge constitue une deuxième étape déterminante dans le développement de la mathématisation du concept de force précédant les travaux newtoniens. Huygens établit l’expression mathématique de la force centrifuge comme fonction de la vitesse orbitale10. Il énonce ses résultats dans l’Horologium oscillatorum, publié en 1673. Les résultats n’y sont ni démontrés, ni dis- cutés, simplement énoncés dans la cinquième et dernière partie de l’œuvre. Selon J. G. Yoder11, H. J. M. Bos12 et C. Vilain13, Huygens était déjà en possession de ces tra-

9. Vilain(1996), p.79

10. Avec notre notation moderne, la force centrifuge se noteF = m v2

r , oùm est la masse du corps, v, sa vitesse et r le rayon de la trajectoire circulaire.

11. Yoder(1988) 12. Huygens(1986) 13. Vilain(1996)

vaux en 1659, qu’il aurait portés dans un petit traité, le De Vi Centrifuga, non publié de son vivant. Il s’agissait, en 1659, selon C. Vilain, d’une mise au point dynamique, d’« une conceptualisation de ce qui n’était qu’une notion, qu’une intensité mal définie : la force14».

La force centrifuge, selon leDiscours de la pesanteur, « est [donc] un effet constant du mouvement circulaire » qui « [. . . ] semble directement opposé à celui de la gravité, [. . . ]15». Autrement dit, pour un corps se déplaçant en ligne droite, cet effet peut être mesuré par la distance dont le mobile est dévié, durant une petite unité de temps. Or mesurer l’effet responsable de la déviation correspond, pour Huygens, à mesurer le « conatus »16. Le concept de « conatus », au xviiesiècle, était perçu comme l’action, la tendance subie par un corps durant un court intervalle de temps constant. Il est devenu une notion quantitative principalement avec Huygens17. La notion de « conatus » était toutefois déjà présente à l’époque romaine et utilisée dans le sens d’inclination natu- relle. Originellement le terme « conatus » signifieeffort, impulsion.

La mise en comparaison de la force centrifuge à celle de la gravité dans leDiscours de la pesanteur, ou dans le traité révisé de 170318, apparaît, pour Huygens, comme un moyen d’évaluation de la force centrifuge, « car de même que l’on ne peut mesurer un temps que par un autre temps, on ne peut mesurer une force que par une autre force et non directement par une longueur19». Cette procédure de comparaison semble être la façon de déterminer la valeur de la force aux xviieet xviiiesiècles. Newton se réfère lui aussi à ce procédé20.

« [. . . ] Or connaissant d’un côté la descente des graves, et de l’autre le temps de la révolution, et l’arc décrit dans un temps quelconque, on aura par le corollaire 9 de cette proposition, la proportion cherchée entre la gravité et la force centripète. C’est par des propositions semblables que M. Huygens, dans son excellent traité de Horologie oscillatorio, a comparé la force de la gravité avec les forces centrifuges des corps qui circulent ».

Voyons, en nous fiant à la reconstitution de la procédure huguenienne par J. G. Yoder21, comment Huygens s’y est pris pour déterminer la force centrifuge. J. G. Yoder modifie le diagramme présenté dans le De Vi Centrifuga. Elle le simplifie à l’essentiel

14. Vilain(1996), p.151. 15. Huygens(1992), p.164.

16. « For Huygens, theconatus of a moving body was measured by the distance that it covered, under the action of a given force, wihthin a unit of interval of time ».,Jammer(1957), p.111.

17. Jammer(1957), p.111. 18. Vilain(1996), p.159. 19. Vilain(1996), p.157 20. Newton(1966b), p.38. 21. Yoder(1988), p.19-22

Figure 1.1 – Figure duDe vi centrifuga simplifiée par J. G. Yoder.

(figure1.1) ; des rayons tracés par Huygens, elle n’en garde qu’un seul. Elle nomme les points intervenant explicitement dans la démonstration. Elle ajoute, enfin, un segment auxiliaireCF, perpendiculaire à la tangente BE.

La paraboleBF représente la trajectoire suivie par le corps en chute libre. Le cercle BFG est celle sur laquelle le corps se déplacerait s’il était soumis uniquement à la force centrifuge. Le diamètre du cercle égale le lactus rectum de la parabole, de sorte qu’elle est définie par l’équationCB2 = CF.BG, dans laquelle F, très proche du point B, est considéré appartenir à la fois à la parabole et au cercle.

Dans le temps mis à parcourir l’arc de cercle

_

BF en partant de B pour atteindre F, le corps, s’il se déplaçait le long de la tangente de façon uniforme, atteindrait, en partant du pointB, le point précédant le point E22, prolongation du rayon passant par F et de la tangente. EF correspond donc à la distance parcourue par le corps, dans une unité de temps donné, sous l’effet de la force centrifuge. L’évaluation du segment EF correspond donc à celle du « conatus ». Elle fournira donc la valeur de la force centrifuge.

Les segmentsEF, CF, EB et CB sont tous considérés comme infinitésimaux, de sorte que EF peut être égalé à CF, et EB à CB. Ainsi, l’équation de la parabole, CB2 = CF.BG, après identification des longueurs, devient EB2 = EF.BG.

Et considérantFB infiniment petit et égal à EB, il advient que EF est égal au carré de l’arcFB2 divisé par le diamètre du cercleBG, qui est une expression pour la force centrifuge.

Le concept de force fut traité mathématiquement à partir des travaux de Kepler. Toutefois, son idée de force, initialement pensée comme une âme, devint concret à par- tir du moment où il réalisa que la cause motrice des planètes diminuait selon l’inverse

22. « [. . . ] that body, if released atB, would move inertially along the tangent line with a uniform rate to a point just shy ofE, [. . . ] ;Yoder(1988), p.21.

de la distance les séparant du soleil23:

« Si vous substituez le mot “ âme ” par le mot “ force ”, vous avez le principe sur lequel la physique céleste du traité de Mars etc. est basée . . . Autrefois, je croyais que la cause du mouvement des planètes est une âme, fascinée comme je l’étais par l’enseignement de Scalinger sur les intelligences mo- trices. Mais quand je réalisai que ces causes motrices s’atténuaient avec la distance au Soleil, j’en vins à la conclusion que cette force est quelque chose de corporel, si ce n’est pas proprement ainsi, du moins dans un cer- tain sens. »

La diminution apparente en 1/r est le résultat d’investigations mathématiques de la cause profonde du mouvement des corps célestes. Le concept de force selon les mo- dèles aristotélicien, ptoléméen ou encore ceux des médiévaux, comme Buridan ou Sca- linger, ne pouvait aboutir à une formulation mathématique. Cette dernière demandait, en effet, un fondement ne reposant pas sur les doctrines déjà existantes mais exigeait une transformation du concept selon de nouvelles bases objectives. L’approche keplé- rienne qui s’attarde sur les faits réels et qui repose sur des mesures objectives ouvre une nouvelle voie à la compréhension du monde. Cependant, les concepts de base de la philosophie naturelle n’apparaissent pas encore de façon évidente. Ainsi, le temps n’est pas, pour Kepler, un paramètre privilégié de la physique. C’est à partir de Galilée que le temps sera introduit en tant que tel en philosophie naturelle. Toutefois, malgré les recommandations galiléennes, à savoir d’exprimer le mouvement en fonction du paramètre temps, le concept de force ne prendra pas en compte celui de temps avant les travaux newtoniens. L’exemple de la force centrifuge illustre clairement ce propos. Huygens, fin mathématicien, était resté fidèle aux pratiques mathématiques des xvie

et xviiesiècles. Il considérait un intervalle de temps donné durant lequel il étudiait la dynamique du système considéré.

Nous verrons alors apparaître, avec Newton, une utilisation originale du temps dans les mathématiques de la philosophie naturelle. Il n’hésitera pas à introduire de nouvelles procédures et à faire des entorses aux pratiques communément admises afin d’obtenir l’expression mathématique de la force recherchée. Il ira même au-delà puisque dans la proposition x du second livre, il représentera le temps à l’aide d’un symbole.

23. « If you substitue for the word “ soul ” the word “ force ”, you have the very principle on which the celestial physics of the treatise on Mars etc. is based . . . Formerly I believed that the cause of the plane- tary motion is a saoul, fascinated as I was by the teaching of Scalinger on the motory intelligences. But when I realized that these motive causes attenuated with the distance from the sun, I came to the conclu- sion that this force is something corporeal, if not so properly, at least in a certain sense » ;Mysterium Cosmographicum, édition de 1621 citée par Jammer,Jammer(1957), p.90 ; traduction de l’auteur