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1.2 La force dans les Principia

1.2.1 Définition de la force

Le motforce était en ces temps employé au gré de chacun. Galilée, nous l’avons vu, ne l’utilise pas à propos de la chute des corps, qu’il attribue à la gravité. Mais celle-ci n’est pas une grandeur. Descartes l’emploie sous diverses formes ; le poids, son pro- duit par la hauteur de chute, etc. Quant à Leibniz, il introduira laforce vive, c’est-à-dire l’énergie cinétique actuelle, alors qu’Huygens préférera laforce centrifuge, qu’il attri- bue à l’effet directement opposé à la gravité.

Newton, conscient de cette pratique, théorise la notion de force. Il appelleforce, vis en latin, ce qui fait violence à l’état naturel d’un corps, reprenant ainsi l’idée antique aristotélicienne, selon laquelle le mouvement naturel d’un corps céleste était circulaire uniforme, et celui d’un corps terrestre était orienté vers le bas, vers le centre de la Terre. Tout autre mouvement découlait d’une action violente qui dérangeait l’ordre des choses. Lavis est donc l’élément perturbateur de l’état naturel des choses, c’est-à- dire celui qu’elles ont par elles-mêmes. Toutefois, Newton ne reprend pasin extenso la thèse aristotélicienne. Il y modifie l’idée d’état naturel d’un corps. La définition de ce qui doit être tenu, pour Newton, d’état naturel d’un corps constitue l’énoncé de la Lex Prima24:

Première Loi.

« Tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état. »

Ainsi, repos et mouvement rectiligne uniforme constituent le nouvel état naturel d’un corps. Le repos devenant dès lors un mouvement, celui de vitesse nulle. Cet état, appelévrai et défini par rapport à un espace absolu dont Newton précise les caractéris- tiques dans le scholie final de la section précédente, n’est modifié que par l’intervention d’une force extérieure. Toutefois, l’axiome se restreint à énoncer les seules conditions selon lesquelles le corps conserve son état naturel. Rien n’est précisé quant à la force agissante sur le corps. Nous sommes alors en droit d’attendre une définition générale de la force. C’est malheureusement peine perdue. Les Principia n’en fournissent au- cune.

C’est donc vers la section desDéfinitions qu’il faut nous tourner pour appréhender la notion de force newtonienne. Celle-là consacre six des huit définitions que la section contient à la force. LaDéfinition iii, première occurrence de la force, s’énonce ainsi25:

Définition iii.

« La force qui réside dans la matière (vis insita) est le pouvoir qu’elle a de résister. C’est par cette force que tout corps persévère de lui-même dans son état actuel de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite ».

Elle définit la force d’inertie, ce par quoi le corps conserve l’état inertiel dans lequel il se trouve. Est-ce cependant une force si on s’en réfère à laLex Prima ? Selon M. Blay, « la vis insita ne doit pas être confondue avec une force au sens où nous l’entendons aujourd’hui, ni non plus avec une force vive »26. Par contre, G. Barthélémy pense qu’il est difficile, voire impossible de répondre à la question, « puisqu’il manque une défini- tion générale du concept »27. Elle semblerait plutôt être une cause de la conservation du mouvement. Elle n’apparaît, de plus, au lecteur moderne, d’aucun apport (quant à la notion de force) puisque l’état naturel ne demande pas, par définition, de causes pour être atteint.

La second emploi de la force est introduit par laDéfinition iv28: Définition iv.

« La force imprimée (vis impressa) est l’action par laquelle l’état du corps est changé, soit que cet état soit le repos, ou le mouvement uniforme en ligne droite. »

Elle est la force qui contraint le corps à modifier l’état dans lequel il se trouve. Elle existe uniquement dans l’action et ne subsiste plus dans le corps, dès que l’action vient à cesser. Et, en suivant Newton, c’est lavis insita qui permet au corps de persévé- rer dans le nouvel état dans lequel il se trouve. Elle est de fait, selon G. Barthélémy, le complément logique de l’idée d’inertie et lui est indissolublement liée. « La loi i ne peut dire ce qu’est l’état naturel sans préciser que sa condition est l’absence de forces impri- mées. LaDéfinition iv ne peut présenter la force imprimée sans dire que son effet est un changement d’état inertiel. Cette notion de force manquait dans l’idée d’inertie que les prédécesseurs de Newton avaient envisagée29». Parmi les « origines » de la force imprimée se trouvent le « choc », « la pression », mais surtout la « force centripète », qui est l’objet de laDéfinition v30:

25. Newton(1966b), p.2. 26. Blay(1995), p.41 27. Barthélémy(1992), p.62. 28. Newton(1966b), p.3. 29. Barthélémy(1992), p.63. 30. Newton(1966b), p.3.

Définition v

« La force centripète est celle qui fait tendre les corps vers quelque point, comme vers un centre, soit qu’ils soient tirés ou poussés vers ce point, ou qu’ils y tendent d’une façon quelconque. »

Lavis centripeta, telle qu’elle est définie, apparaît être un nouveau concept, dont le nom, inventé en hommage à la force centrifuge d’Huygens31, est inconnu du contem- porain de Newton. Avec cette définition, Newton prend son indépendance vis-à-vis de la philosophie mécaniste continentale, selon laquelle une modification de mouve- ment ne pouvait résulter que d’une action de contact entre plusieurs corps. Mais c’est du commentaire de la définition que proviennent les explications de ce que Newton entend par « force centripète ». En reprenant l’exemple cartésien de la fronde, il met l’accent sur cette notion : « La pierre qu’on fait tourner par le moyen d’une fronde » a un mouvement circulaire aussi longtemps qu’elle est reliée à la corde. La pierre quitte sa trajectoire circulaire initiale aussitôt que nous ne la retenons plus dans cette tra- jectoire à l’aide de la corde. Elle a alors un mouvement rectiligne uniforme tangent au cercle qu’elle décrivait précédemment. La force qu’exerce la main pour retenir la pierre, par l’intermédiaire de la corde, est constamment orientée vers la main, centre du cercle décrit. C’est cette force que Newton appelleforce centripète, qui est, selon Jammer, le réel point de départ de toutes considérations de la notion de force32. Or s’il en est ainsi pour la pierre retenue par la fronde, il doit en être de même de « la force magnétique qui fait tendre le fer vers l’aimant », de la « force qui retire continuellement le corps du mouvement rectiligne uniforme et le contraint à circuler sur des courbes », mais surtout de la gravité « qui fait descendre les corps vers le centre de la Terre ». De par ces exemples tirés de la vie quotidienne et du monde de l’astronomie, Newton anticipe laLex Prima énoncée dans la section suivante et indique sa volonté d’identifier d’une part la force de gravitation à la force centripète et d’autre part de déterminer les causes du mouvement.

Les Définitions qui suivent abordent la mesure de la force centripète. Nous nous li- miterons, cependant, aux définitions vii et viii, qui introduisent la notion de « quantité accélératrice33» et de « quantité motrice » de la force centripète.

Définition vii

« La quantité accélératrice de la force centripète est la mesure de cette force qui est proportionnelle à la vitesse qu’elle génère en un temps donné ».

31. « In a memorandum, Newton said that he had invented the name in honor of Christiaan Huygens, who had used the oppositely directedvis centrifuga ».,Cohen(2002), p.62.

32. Jammer(1957), p.122. 33. Newton(1966b), p.5.

Ainsi la force centripète a la capacité de produire de la vitesse. Autrement dit, la force centripète, non seulement, fait tendre un corps vers un centre, mais elle modi- fie aussi la valeur de la vitesse. Cependant, la définition vii ne doit pas être identifiée au principe fondamental de la dynamique. En effet, outre qu’à la date de publication des Principia, la notion d’accélération telle qu’on l’entend de nos jours, c’est-à-dire − →a = lim ∆t→0 ∆−→v ∆t = −→ dv

dt, n’est ni un concept défini, ni un concept formalisé, la force centripète produit une vitesse en un « temps donné », fini. La production de la vitesse due à la force centripète s’apparente donc, en langage symbolique, à δv

δt plutôt qu’au taux de variation

dv

dt. La quantité accélératrice de la force centripète est donc simple- ment la composante de la force centripète responsable de la variation de la vitesse du corps dans unedurée donnée.

La section desDéfinitions se termine avec la définition viii, qui traite de la quantité motrice de la force centripète34.

Définition viii

« La quantité motrice de la force centripète est proportionnelle au mouve- ment qu’elle produit dans un temps donné ».

La « quantité motrice » est donc source de production de mouvement auquel elle est proportionnelle, « en un temps donné ». Pour I.B. Cohen, elle correspond au taux avec lequel le mouvement change35. En revanche, G. Barthélémy y voit la production d’une quantité de mouvement36 au sens actuel du terme. Aussi, l’assimilation du « mouve- ment » à la « quantité de mouvement », telle qu’elle est définie dans cetteSection37est source de confusion et ne prête pas à une interprétation du terme « mouvement », dont il est vrai, nous ne trouvons aucune définition claire dans le texte des Principia. Nous n’adhérons d’ailleurs pas à cette comparaison, notamment du fait que la définition de la « quantité de mouvement » newtonienne laisse entendre que celle-ci s’apparente à un nombre. Mais, si nous suivons G. Barthélémy, nous sommes amenés à dire que la quantité motrice de la force centripète serait donc proportionnelle à la variation du produit38 mv. Autrement dit, elle serait soit comme la variation de la masse, soit comme celle de la vitesse en un « temps donné ». Or par mouvement, nous entendons à la fois la trajectoire décrite par un corps et la vitesse avec laquelle il la décrit. De

34. Newton(1966b), p.6. 35. Cohen(2002), p.64. 36. Barthélémy(1992), p.63.

37. La quantité de mouvement est déterminée par la définition ii : « La quantité de mouvement est le produit de la masse par la vitesse. »,Newton(1966b), p.2.

fait, la quantité motrice de la force centripète doit être soit proportionnelle à la varia- tion de la valeur de la vitesse, soit proportionnelle à la modification de la trajectoire, c’est-à-dire proportionnelle à la flèche, qui sont deux variations différentes de celle du produitmv. Aussi, la définition viii est, pour nous, simplement celle de la quantité de force nécessaire à la production d’un mouvement, en un « temps donné ».

Les deux dernières définitions montrent un dédoublement de la force centripète qu’il semble difficile de désenchevêtrer. En effet, la quantité accélératrice par son ac- tion en « un temps donné » sur un corps engendre une vitesse et modifie ainsi le mou- vement initial du corps. Du mouvement a donc été produit. Mais celui-ci n’existe que par l’action de la composante motrice de la force centripète. À l’inverse, la quantité motrice génère, en « un temps donné », le mouvement d’un corps. Autrement dit, elle produit une vitesse, dont la génération est du ressort de la quantité accélératrice de la force centripète. « Force accélératrice » et « force motrice » semblent tellement im- briquées qu’il nous paraît vain d’espérer, pour un même corps, de pouvoir distinguer nettement l’une de l’autre. Cependant, il apparaît que la force centripète, par l’inter- médiaire de sa quantité accélératrice ou par celui de sa quantité motrice, n’agit sur un corps que durant un « temps donné ». Autrement dit, nous savons qu’il existe un lien entre force et temps. La détermination de cette dépendance temporelle de la force nous incite à étudier les caractéristiques de la force centripète à partir du mouvement des corps qu’elle produit.