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ACCORDS POSSESSIF

1.4. La dérivation idéophonique

Etant donné que je m’intéresse principalement à la dérivation nominale, je ne peux pas ignorer le rôle que joue l’idéophone dans le domaine de la dérivation dans les langues bantoues en général et en sesotho en particulier.

1.4.1. Définition et remarques sémantiques

Selon la définition proposée par Doke (1935 : 118) et Matšela et al. (2008 : 90) concernant les langues bantoues de l’Afrique australe, un idéophone est un mot qui généralement consiste à représenter de manière phonique une idée évoquée. Il s’agit d’un mot onomatopéique décrivant un prédicat, un qualificatif ou un adverbe pour désigner la manière, la couleur, le son, l’odeur, l’action, l’état ou l’intensité. Matšela et al. (2003 : 62) écrivent qu’en sesotho, les idéophones sont parfois adverbiaux. Si idéophone signifie imitation phonique de sons réels, le découpage morphologique des idéophones est monosyllabique, dissyllabique, trisyllabique ou plurisyllabique selon le cas. Certains sont dissyllabiques pour cause de réduplication. En voici quelques exemples :

36 Tableau 22

Idéophones monosyllabiques, dissyllabiques, polysyllabiques et idéophones à réduplication Idéophone monosyllabique Idéophone dissyllabique Idéophone polysyllabique Idéophone à réduplication

fu bohlo molokotlo fahla-fahla

‘mu bura khaqa-khiqi ko-kolo-kolo-ko

ngo nyele paraka kho-khoru-khoru

tšo petle pelekeqe fe-fethe-fethe

tu toatla soalakahla tle-tlefe-tlefe

Kunene (1999 : 183-184) considère les idéophones du sesotho comme des rebelles linguistiques car ils assument une fonction radicale dans le discours dans la mesure où ils se substituent à des formes de communication non-verbale voire physique. De ce fait, ils restent syntaxiquement bien à l’écart des autres parties du discours. Il est courant dans la culture sesotho que les idéophones soient accompagnés de gestes imitatifs et paralinguistiques qui représentent l’acte que l’idéophone évoque. Le locuteur assume le rôle d’acteur et les interlocuteurs le rôle de spectateurs et dans ce contexte, l’idéophone est vu comme un mot onomatopéique - quant au terme onomatopée lui-même, il convient de le réserver à l’imitation vocale directe comme le soutient Ullmann (1952 : 105). Les idéophones sont des unités lexicales qui reproduisent de manière phonique le bruit de l’action. C'est la raison pour laquelle en sesotho, l’idéophone est souvent précédé d’auxiliaires verbaux re "dire", utloa "entendre" ou bona "voir" qui traduisent l’action et qui dans ce contexte, assument l’accord du sujet, par exemple :

(a) A mo re hoahla ka tlelapa9. Il lui a dit "hoahla" avec une gifle. Il l’a giflé violemment.

Dans l’exemple (a) ci-dessus, il s’agit d’un idéophone dissyllabique qui représente principalement la manière dont on a giflé la personne et le bruit qui s’est produit au moment du contact avec la joue. Dans ce cas, l’idéophone ne remplit pas la même fonction que l’adverbe. Il devient donc la reproduction onomatopéique de l’acte, une sorte de mise en scène

9 "Tlelapa" est un terme emprunté de l’anglais "clap" mais morphologiquement modifié pour respecter les règles du sesotho.

37 de la situation évoquée. L’idéophone en soi invite les auditeurs à percevoir, par leurs sens, l’action qu’il représente, qu’elle soit auditive ou visuelle. Cet aspect de l’idéophone est en évidence lorsque l’on raconte des contes et des fables où les auxiliaires verbaux (marqueurs de l’oralité) attirent l’attention des auditeurs et les idéophones servent à ranimer l’action et raviver l’imagerie culturelle utilisée.

(b) Hempe ea hae e khubelu e re tlere ke mali. Sa chemise est rouge elle dit tlere à cause du sang. Sa chemise est toute rouge à cause du sang.

Dans ce contexte, l’idéophone tlere traduit l’intensité de la couleur rouge sur la chemise. Il est remarquable que cet idéophone s’emploie exclusivement lorsqu’il s’agit de la couleur rouge, et que chaque couleur de base a son idéophone spécifique.

Si l’on se référe au premier idéophone monosyllabique pha accompagné par l’auxiliaire verbal ‘mona dans l’exemple (c), on remarque que pha renvoie à l’intensité de l’action et au son produit. Quant au deuxième idéophone dissyllabique, nyele précédé de l’auxiliaire verbal re, il renseigne les auditeurs sur l’intensité de la frappe et son effet sur le sujet. Si on n’employait pas les deux idéophones, la phrase serait très longue et elle manquerait de la vivacité contenue dans les idéophones. Par exemple :

A mo otla haholo ka molamu hloohong a ba a ea le mailiili.

Il l’a frappé très violemment sur la tête avec un bâton de telle sorte qu’il s’est évanoui.

(d) Noka e omme ngo.

La rivière est sec ngo.

La rivière est tellement sèche qu’il n’y a même pas une goutte.

(c) A ‘mona pha ka molamu hloohong, hoa re nyele.

Il l’a vu pha avec un bâton sur la tête et il a dit nyele. Il l’a frappé si violemment sur la tête avec un bâton qu’il s’est évanoui.

38 L’Exemple (d) décrit l’état de la rivière. Il faut noter que cet idéophone ne peut être employé que dans des circonstances qui ont un rapport avec un objet complètement sec. Chaque idéophone correspond à un contexte précis : le fait qu’il soit monocontextuel est justement ce qui lui donne un sens particulier et ce qui le distingue des autres parties du discours. Dans ce contexte, si on n’employait pas l’idéophone ngo, la phrase serait très longue et peu heureuse :

Noka e omme hoo ho seng ho se lerotholi le haele le leng. La rivière est tellement sèche qu’il n’y a même pas une goutte.

1.4.2. Le procédé de création lexicale idéophonique en sesotho

La dérivation idéophonique consiste à former des mots à partir des idéophones et les termes dérivés sont morphosémantiquement similaires aux idéophones de base. On s’intéresse dans cette partie aux verbes déidéophoniques, aux idéophones déverbatifs ainsi qu’aux nominaux idéophoniques.

- Les verbes dé-idéophoniques

Dans chaque langue bantoue, il existe de nombreux noms et verbes qui sont étymologiquement liés aux idéophones. Un inventaire fait apparaître qu’il y a plus de verbes que de noms dérivés des idéophones. Inversement, on compte beaucoup d’idéophones dérivés des verbes (Doke 1967 : 87). Suivant l’explication que Kunene (1999 : 183-184) a donnée quant à la nature des idéophones, je considère dans cette étude que la création des verbes en soi réduit l’écart syntaxique qui existe entre les idéophones et d’autres parties du discours. Leur emploi permet de décrire verbalement l’action au lieu d'avoir à la reproduire physiquement. En sesotho, les verbes dé-idéophoniques sont formés par l’adjonction d’un suffixe à la racine de l’idéophone ou à l’idéophone. Matšela et al. (2003 : 64) distinguent quatre types de suffixes principaux que l’on ajoute souvent à l’idéophone pour former un verbe. Il s’agit de la, –tsa, -ha et -ma. J'y ajoute –fala et –ta comme cinquième et sixième types, qui sont rares mais méritent d’être comptés au nombre des suffixes dérivatifs. Le suffixe –fala s’emploie souvent en parlant de couleur notamment des couleurs rouge et grise. En général, comme le montre le Tableau 23, les verbes qui prennent les suffixes dérivatifs –la sont transitifs tandis que ceux qui prennent –tsa, –ha, –ma et -fala sont intransitifs.

39 Tableau 23

Verbes dé-idéophoniques Idéophone + suffixe

dérivatif

Verbe dérivé Traduction

chobe + la chobela entrer rapidement dans un trou. koko + ta kokota frapper à la porte

phatsi + ma phatsima éclater ou briller

qhi + tsa qhitsa couler en forme de goutte refo + ha refoha se lever subitement

tlere + fala tlerefala devenir rouge

- Les idéophones déverbatifs

Si certains verbes sont formés à partir des idéophones, la réciproque est vraie. Selon Mašela et al. (2003 : 62-64), les idéophones issus des racines verbales sont obtenus par dérivation régressive (ou inverse), procédé qui consiste à former un nouveau mot par la suppression d’un suffixe d’un mot existant. Pour les noms monosyllabiques ou dissyllabiques, certains idéophones sont dérivés par l’adjonction d’un suffixe –i qui remplace généralement le suffixe du verbe comme le montre le Tableau 24 :

Tableau 24

Idéophones dérivés de racines verbales

Verbe Traduction Idéophone dérivé

pote-la disparaître dans un coin. pote

nyaro-ha sursauter nyaro

like-la disparaître like

loabe-la monter (souvent un cheval) loabe

ken-a entrer ken-i

Il n’existe pas de règle linguistique particulière pour reconnaître ce genre de verbes, toutefois, en discours, un idéophone déverbatif est précédé du verbe duquel il est dérivé. Le deuxième indicateur est extralinguistique car, dans le langage de la poésie ou des contes, l’action est présentée dans un style qui inclut l'emploi des idéophones. Quelques exemples

ci-40 dessous illustrent ceci. Les verbes sont kapa, cha et fasa et les idéophones sont kapi, chi et fasi (en gras). (a) Kapa-kapi Casser complètement (b) Cha-chi Brûler complètement (c) Fasa-fasi Attacher efficacement

- Les nominaux idéophoniques

Si l’on considère que l’idéophone en soi est calqué sur la perception auditive des locuteurs, le procédé de formation des noms à partir des idéophones suit les règles grammaticales de la langue en question. Cela veut dire que la nominalisation des idéophones ne peut se réaliser que par l’adjonction des préfixes nominalisateurs variés (qui indiquent l’appartenance de classe) et/ou des suffixes dérivatifs. Toutefois, il existe des exceptions telles que chuchu-makhala qui sont des noms de la C9, c’est-à-dire qui n’ont pas de préfixe classificateur indépendant mais qui prennent le préfixe li C10 au pluriel (voir le tableau ci-dessous). En pratique, la majorité des noms singuliers dérivés des idéophones appartiennent aux Classes 3, 5, 7 and 9. Avec quelques exemples donnés dans le Tableau 25, on voit comment les idéophones se transforment en noms.

Tableau 25

Nominaux idéophoniques Préfixe nominalisateur +

idéophones + suffixe dérivatif

Nom dérivé Traduction

chuchu + makhala C9 chuchu-makhala train

le + hali + ma C5 lehalima éclair

le + qho + me C5 leqhome pop-corn

le + tlanya + tlanya C5 letlanya-tlanya écrasement le +hoeshe + hoeshe C5 lehoeshe-hoeshe chuchotement

mo + koko + to C3 mokokoto frappe (sur la porte)

se + pha + li C7 sephali fouet

se + thu + nya C7 sethunya fusil

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tlere + falo C9 tlerefalo rougissement

Les exemples montrent qu’il existe des similitudes morphosémantiques entre les idéophones de base et les noms dérivés idéophoniques. Certains idéophones ne prennent que des préfixes nominalisateurs comme dans le cas de letlanya-tlanya "écrasement" et lehoeshe-hoeshe "chuchotement". D’autres ne prennent que des suffixes dérivatifs comme dans le cas de pulufalo et de tlerefalo. Il ne semble pas exister de règle particulière régissant la nominalisation des idéophones.

Si l’on s’intéresse particulièrement au nom chuchu-makhala C9 "train" on constate qu’il s’agit d’un nom composé de l’idéophone chuchu "son produit par le train à vapeur" et makhala10 "mouvement sinueux". C’est une fusion de l’onomatopée et de la métaphore, de l’imitation phonique et de l’analogie physique qui ont servi à dénommer le train, une invention venue d’un univers autre que bantou ou sesotho. Il en va de même pour le nom sethunya C7 "fusil" dérivé des idéophones thu et nya. Il s’agit d’une reproduction onomatopéique du son thu et du fait de mourir nya qui ont servi à nommer le fusil. Ceci peut être comparé au terme onomatopéique tam-tam "djembé" forgé par les Français dès leur arrivée en Afrique et en Inde vers la fin du 18ème siècle (CNRTL 2008).