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III. Eléments de cadrage méthodologique : vers l’analyse de trajectoires de participation à différentes échelles temporelles

3. Les différentes étapes de réduction des données

3.4 La constitution des trajectoires de participation

La dernière étape de réduction de nos données correspond au repérage de trajectoires de participation, sur lesquelles porteront spécifiquement nos analyses. Dans les paragraphes qui suivent, nous commencerons par expliciter la notion de trajectoire située de participation.

Nous présenterons ensuite la façon dont nous avons procédé pour constituer ces trajectoires,

de la sélection des épisodes à la transcription des séquences qui les constituent.

3.4.1 La notion de trajectoire située de participation

Comme nous l’avons annoncé précédemment, nous proposons d’étudier les dynamiques de participation des apprentis sous la forme de trajectoires situées de participation. Nous considérons ces trajectoires comme un outil d’analyse permettant de rendre compte de l’évolution des modalités de participation des apprentis au sein des activités, et plus largement des pratiques, dans lesquelles ils s’engagent.

La notion de trajectoire située renvoie aux travaux développés au sein du projet de recherche collectif auquel est rattaché notre travail (de Georges, 2008b ; de Saint-Georges & Duc, 2009 ; de Saint-Saint-Georges & Filliettaz, 2008) ainsi qu’aux travaux conduits antérieurement par de Saint-Georges (2003, 2005) autour de la problématique du changement et du rôle structurant du discours dans la transformation des dynamiques d’action. Dans le cadre du projet collectif, ce sont spécifiquement les notions de trajectoire située et de trajectoire située d’apprentissage qui ont été proposées. Nous nous référons à la notion plus générale de trajectoire située que nous appliquons à notre objet d’étude. Comme le note de Saint-Georges (2008b), la notion de trajectoire située permet de rendre compte, de façon assez paradoxale, du « caractère à la fois situé et hautement contextualisé de l’activité humaine, tout en ne perdant pas de vue son inscription dans des unités temporelles plus larges » (p. 172).

Tout en notant que ce paradoxe ne peut être complètement résorbé, nous considérons ces deux niveaux d’analyse comme « deux facettes d’un seul et même processus » (de Saint-Georges, 2008b, p. 175).

La notion de trajectoire située s’adosse au modèle de trajectoire développé par Strauss dans le cadre de recherches menées dans le milieu hospitalier à partir des années soixante (Strauss, 1992 ; Strauss & Barney, 1970, cités par de Saint-Georges, 2008b). Dans ce cadre, Strauss s’intéresse plus particulièrement à la problématique de la maladie ainsi qu’à la façon dont la maladie mais aussi l’agonie sont prises en charge par le personnel médical et par les familles des patients. Concernant le modèle de trajectoire qu’il propose, Strauss fait une distinction entre le cours de la maladie, qui correspond au développement physiologique de la maladie ; et la trajectoire d’une maladie, qui rend à la fois compte du processus physiologique de la maladie de tel patient et de « toute l’organisation du travail déployée à suivre ce cours, ainsi qu’au retentissement que ce travail et son organisation ne manquent pas d’avoir sur ceux qui s’y trouvent impliqués » (Strauss, 1992, p. 143). La gestion de la

trajectoire implique ainsi une multitude de tâches successives pour maîtriser le cours de la maladie, ce que Strauss désigne par la notion d’arc de travail (arc of work) (Strauss, 1985, cité par de Saint-Georges, 2008b). Par ailleurs, certains acteurs impliqués dans ce travail, occupent une fonction particulière de gestionnaires de trajectoires (trajectory managers), qui réalisent des projections de trajectoires (trajectory projection) ; nous pouvons l’illustrer par le diagnostic effectué par le médecin chef qui projette un arc de travail, c’est-à-dire une série d’actions impliquant différents acteurs. Ces projections peuvent toutefois faire l’objet de débats et donner lieu à de nouvelles projections.

Ce qui nous intéresse particulièrement dans la perspective adoptée par Strauss est que la notion de trajectoire ne rend pas seulement compte du développement d’un phénomène dans le temps, mais aussi des actions et des interactions contribuant à son évolution (Strauss, 1993, cité par Dreier, 1999). En ce sens, la forme que prend la trajectoire dépend non seulement de l’évolution de la maladie mais aussi des actions émergentes des différents acteurs impliqués. Cette trajectoire est donc

largement imprévisible, d’une part parce qu’elle dépend de l’évolution toujours incertaine de la maladie, d’autre part parce qu’elle dépend aussi de la trajectoire biographique particulière des acteurs impliqués dans sa gestion, des modes d’organisation hospitalières, de l’histoire des pratiques, du comportement et des désirs du patient, etc. (de Saint-Georges, 2008b, p. 174)

Ce modèle de trajectoire a été développé dans le contexte spécifique de la prise en charge de la maladie et des pratiques hospitalières. En suivant de Saint-Georges (2008b), il nous semble cependant avoir une valeur plus générale et pouvoir être transposé dans d’autres champs d’activités. C’est par conséquent dans la lignée de ces travaux que nous avons recours à la notion de trajectoire située que nous considérons comme une ressource méthodologique pour étudier les dynamiques de changements et de transformations dans différents contextes.

Selon la définition qu’en propose de Saint-Georges (2008b, p. 175) et les ingrédients théoriques qui lui sont associés (pp. 175-177), la trajectoire située constitue tout d’abord un outil heuristique qui permet au chercheur d’identifier une portion de réalité signifiante en fonction des questions qu’il se pose et de tracer un ingrédient de la situation (un objet matériel, un participant, un objet de savoir, etc.) dans son déploiement temporel. Les trajectoires peuvent ainsi porter sur différents types d’objets et se déployer sur des empans temporels variables.

Une trajectoire située se compose ensuite d’épisodes dont l’enchaînement constitue la trame de la trajectoire. Nous pouvons l’illustrer à l’aide du schéma suivant (de Saint-Georges, 2008b, p. 175) :

Figure 8. Enchaînement des épisodes d’une trajectoire située

Il s’agit d’épisodes empiriquement attestés, à propos desquels existent des traces empiriques détaillées qui peuvent prendre différentes formes (notes d’observation, enregistrements audio, enregistrements audio-vidéo). Comme l’illustrent les flèches du schéma ci-dessus, ces épisodes sont mutuellement configurants. En effet, ils entrent dans des relations d’interprétation mutuelle. Un épisode peut d’une part « projeter des possibilités futures et avoir un pouvoir configurant sur des épisodes à venir (de Saint-Georges, 2003, 2004a, 2005) », et d’autre part « porter la trace de la manière dont un épisode antérieur a pu être réinterprété » (de Saint-Georges, 2008b, p. 176). Ces opérations de configuration sont opérées par des ressources sémiotiques, qui peuvent varier dans le temps. Ces liens de configuration ou de reconfiguration entre les épisodes sont au centre de l’attention que nous portons aux trajectoires situées.

Finalement, les trajectoires ne possèdent pas de structure fixe. Elles se déploient dans le temps selon une structuration émergente en évoluant en fonction des dynamiques sociales et interactionnelles qui les constituent. Elles sont de ce fait toujours ouvertes, fluctuantes, et présentent un cheminement situé imprévisible.

Ces éléments de définition peuvent être appliqués à différents types de trajectoires s’inscrivant dans des contextes variés (de Saint-Georges, 2008b). Nous proposons de transposer la notion de trajectoire située dans le champ de la formation professionnelle initiale, et de l’appliquer plus spécifiquement à notre objet d’étude en ayant recours à la notion de trajectoire située de participation.

Les trajectoires situées de participation peuvent se déployer sur des empans temporels variables, du temps court d’une activité de formation ou de travail au temps plus long d’un stage de quelques mois dans une entreprise. Elles sont composées de différents épisodes dont l’enchaînement ainsi que les liens de configuration et de reconfiguration rendent compte de l’évolution des modalités de participation d’un apprenti à une activité prenant place dans un

environnement de formation. Ces épisodes sont principalement constitués de séquences d’interaction, attestées par des enregistrements audio-vidéo, dont la sélection représente la dernière étape de réduction des données que nous avons effectuée.

3.4.2 La constitution des trajectoires : de la sélection des épisodes à la transcription des séquences interactionnelles

L’approche par trajectoire que nous adoptons implique de sélectionner des séries d’épisodes, dont nous postulons qu’ils ne sont pas sans liens et à propos desquels nous disposons de traces empiriques détaillées, dans notre cas des enregistrements audio-vidéo.

C’est dans cette perspective que nous avons commencé par sélectionner, parmi les situations de formation filmées pour chacun des apprentis retenus, les situations ou activités dans lesquelles il nous semblait pertinent de tracer empiriquement une trajectoire. Nous avons eu recours pour ce faire aux tableaux d’analyse intermédiaires, à savoir les tableaux récapitulatifs et les parcours de formation. Trois critères principaux ont guidé notre choix. Dans le but de documenter le parcours de formation des deux apprentis, il s’agissait pour nous de sélectionner des situations se rapportant aux différentes étapes de parcours préalablement distinguées (§ 3.3.3), et plus précisément les étapes 1, 2 et 4 pour lesquelles nous disposons de données audio-vidéo pour Michel et pour Rodrigo. Deuxièmement, nous avons sélectionné des trajectoires d’événements se déployant sur le temps court d’une activité (ex : la réparation par soudure d’une pièce métallique d’un châssis de voiture) ou sur le temps plus long d’un projet mené par un apprenti au cours d’un stage (ex : la conception et la réalisation d’un tableau électrique). Troisièmement, nous avons privilégié des trajectoires mettant en jeu des phénomènes de participation dont nous postulions qu’ils étaient caractéristiques de la participation et de l’évolution de la participation des deux apprentis, telles que documentées par les données à disposition, au sein de chacune des étapes de parcours. Après avoir sélectionné les situations de formation dans lesquelles tracer les différentes trajectoires, nous avons distingué pour chacune d’entre elles des épisodes, dont l’enchaînement permettait de mettre en évidence l’évolution des modalités de participation de l’apprenti impliqué.

Distinguer les différents épisodes d’une trajectoire nous a ainsi demandé de délimiter des séquences d’interaction sur lesquelles porteront spécifiquement nos analyses.

Pour ce faire, nous avons premièrement eu recours aux tableaux d’analyse intermédiaires ainsi qu’aux tableaux synoptiques des films, dans certains cas. Toutefois, afin de délimiter de façon précise les séquences d’interaction et dans le but de les analyser de

manière approfondie ultérieurement, nous avons passé par une phase essentielle de l’approche interactionnelle que nous adoptons, la transcription des interactions composant les situations de formation sélectionnées77. L’opération de transcription a une longue tradition dans le champ des sciences du langage. Elle consiste à « restituer sous une forme écrite un sous-ensemble d’informations attestées sur les supports audiovisuels utilisés » et à « rendre disponible à des fins d’analyse et de manière détaillée un ensemble de propriétés des interactions situées qui ont trait aussi bien aux contenus des propos échangés qu’aux dimensions non verbales ou paraverbales des actions observées » (Filliettaz, 2008b, p. 93).

L’opération de transcription que nous avons effectuée repose sur des conventions de transcription similaires à celles auxquelles nous avons recours au sein du projet collectif (Filliettaz, 2008b)78. Ces conventions s’inspirent librement des conventions proposées par Mondada (2005). Elles consistent en quelques principes généraux et s’appliquent à la fois aux propos échangés, aux informations prosodiques et aux dimensions non verbales de l’interaction. Nous proposons d’illustrer les conventions de transcriptions adoptées dans notre démarche au moyen d’un exemple. La transcription reproduite ci-dessous porte sur une interaction entre Michel et un employé de l’entreprise A (Alexis). Il s’agit d’une séquence du film no 30 (12’37-13’39) au cours de laquelle Alexis donne des instructions à Michel pour la préparation et le découpage d’une plaque de métal.

12’37 1.ALE : je la meule propre/

2.MIC : ((examine la pièce de châssis)) (c’est dégueulasse/)

3.ALE : et toi tu dessines ((pointe la pièce)) [#1] en:- . on peut

7.ALE : hein/ ((revient avec une plaque de métal)) 8.MIC : ouais\

77 Les transcriptions relatives aux différentes trajectoires de participation analysées sont répertoriées dans la sixième section des annexes.

78 Les conventions de transcription sont reprises sous forme de synthèse au terme de cette section ainsi que dans la sixième section des annexes.

11.ALE : tu vas chercher un bout de carton tu fais un rond comme ça/ ((pointe sur la plaque)) [#3]

12.MIC : ouais je regarde ouais\

13.ALE : hein/ après on le met à l’intérieur\

14.MIC : mmh/

15.ALE : ça on le met ici\ ((montre sur la pièce de châssis)) 16.MIC : faut que je fasse un/

13’31 17.ALE : on mettra un point là un point là ((pointe sur la pièce)) puis après on refait un trou\

18.MIC : mmh .. prendre un bout de carton euh::

19.ALE : là/ ((se dirige vers un carton dont il déchire un morceau))

20.MIC : ah y en a là-bas/ ((suit ALE))

Figure 9. Transcription de la séquence 12’37-13’39 du film no 30

Sur le plan des principes généraux, il convient tout d’abord de noter que les transcriptions effectuées ne suivent pas les conventions notationnelles propres à la langue écrite mais cherchent à préserver les spécificités de la communication orale. Dans cette perspective, les signes de ponctuation ne sont pas utilisés selon leur signification habituelle mais exploités à d’autres fins. Les transcriptions effectuées permettent ensuite de mettre à notre disposition plusieurs informations d’ordre général : la progression temporelle de la transcription, qui représente la progression de la séquence de film correspondante, sous la forme d’un codage temporel indiqué sur la colonne de gauche ; la numérotation des tours de paroles composant la séquence d’interaction ; l’identité des interactants désignés sous la forme des trois premières lettres de leur prénom (ex : MIC, ALE) ou de leur fonction (ex : MON). Notons à ce propos que l’identification incertaine d’un locuteur est indiquée au moyen d’un point d’interrogation et que la relation d’allocution est indiquée, dans le cas où un participant à une interaction de plus de deux participants s’adresse à un interlocuteur en particulier, à l’aide d’un chevron (ALE>MIC).

Nos transcriptions portent tout d’abord sur les contenus échangés. La restitution des propos échangés est d’ailleurs la première visée de cette démarche. Sur ce plan, nos

transcriptions adoptent les conventions orthographiques standard et évitent autant que possible les aménagements allant dans le sens d’une transcription phonétique. Différentes conventions ont été suivies sur ce plan.

Les segments ininterprétables sont transcrits sous la forme de XXX, le nombre de X correspondant approximativement au nombre de syllabes qui n’ont pas pu être transcrites.

3.ALE : trop mince X ((se déplace dans un autre local et revient)) XX avec 2 mm d’épais/ . à l’intérieur\

Les segments dont la transcription est incertaine sont transcrits entre parenthèses.

2.MIC : ((examine la pièce de châssis)) (c’est dégueulasse/)

Les troncations sont indiquées par des tirets (-).

9.ALE : tu la traces au- tu tu la traces . avec un: bout de carton ou bien/

Nos transcriptions ne portent cependant pas seulement sur les contenus échangés mais aussi sur les dimensions séquentielles et prosodiques des interactions, c’est-à-dire sur la manière dont ces contenus sont énoncés. Différentes conventions ont été suivies sur ce plan.

Les phénomènes mélodiques sont restitués de façon sommaire sous la forme d’intonations montantes (/) et d’intonations descendantes (\).

11.ALE : tu vas chercher un bout de carton tu fais un rond comme ça/ ((pointe sur la plaque))

12.MIC : ouais je regarde ouais\

Les segments accentués sont transcrits sous forme de majuscules.

5.ALE : on a ICI/ ((se déplace dans un autre local))

Les allongements syllabiques sont indiqués par des deux-points (:), dont le nombre varie selon la durée de l’allongement (: :: :::). Les pauses sont signalées par les points, dont le nombre rend compte de façon approximative de la durée de la pause (. .. ...).

18.MIC : mmh .. prendre un bout de carton euh::

Enfin, les chevauchements de prises de parole entre deux locuteurs sont indiqués par des soulignements, les segments soulignés étant énoncés simultanément.

1.ALE : je la meule propre/

2.MIC : ((examine la pièce de châssis)) (c’est dégueulasse/)

Finalement, nos transcriptions véhiculent des informations relatives aux dimensions non verbales de l’interaction. Celles-ci se présentent sous la forme de commentaires indiqués entre doubles parenthèses.

15.ALE : ça on le met ici\ ((montre sur la pièce de châssis))

Ces commentaires peuvent porter sur différentes actions non verbales des acteurs :

leurs déplacements dans l’espace ; leurs postures ; des manipulations d’objets matériels ; des gestes co-verbaux ; ou encore des activités vocales non linguistiques comme le rire. Par ailleurs, certaines activités non verbales qui nous semblent particulièrement significatives sont soutenues par des vignettes photographiques restituées en fin de transcription. Celles-ci dont accompagnées d’un index (#1, #2, #3) renvoyant à la position de l’image dans le flux de la transcription.

Les différentes conventions que nous avons suivies sur les plans des contenus échangés, des dimensions prosodiques et non verbales des interactions sont synthétisées dans le tableau ci-dessous :

Figure 10. Synthèse des conventions de transcription

Comme nous l’avons annoncé, c’est sur la base des transcriptions effectuées à partir des différentes situations de formation que nous avons pu délimiter précisément les séquences à analyser. Ces transcriptions nous ont en effet permis de nous familiariser de façon plus approfondie avec ces situations et de relever les séquences pertinentes pour une analyse approfondie. Par ailleurs, ces transcriptions rendent disponibles à l’analyse des processus dynamiques et les détails de l’interaction, qui resteraient difficiles à appréhender en l’absence

de cette démarche. C’est ainsi sur ces séquences transcrites, qui rendent compte des dimensions verbales, mais aussi non verbales des interactions que porteront nos analyses. Il convient toutefois de noter à ce propos que les transcriptions constituent en quelque sorte une représentation partielle des enregistrements audio-vidéo. Nous considérons par conséquent que l’opération de transcription représente une première phase d’analyse des données. En effet, du fait que les transcriptions ne peuvent rendre compte de la totalité des propriétés des interactions, elles opèrent une « sélection, une interprétation, un découpage et une catégorisation des propriétés de l’interaction » (Filliettaz, 2008b, p. 99) qu’elles rendent disponibles à l’analyse.