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d La césure de Ramsey et l'état classique de la solution

Vers cette époque il semble que beaucoup des penseurs se soient ralliés à l'idée défendue par Russell que ces divers paradoxes relevaient d'une cause commune. Cependant, dans la pratique, y compris pour Russell, ces dilemmes ne sont pas encore considérés comme un phénomène unique et sont souvent examinés au cas par cas. Aucun nom ne semble se dégager pour les désigner, eux et seulement eux, c'est-à-dire les incluant tous et excluant d'autres types de paradoxes comme celui de la dénotation274 ou ceux de l'implication matérielle.

Le premier trait saillant des paradoxes que nous avons présentés, est qu'ils semblent se di-viser en paradoxes évoluant dans le domaine des mathématiques et paradoxes intervenant dans la langue de tous les jours. L'idée semble déjà présente que cette seconde classe ne recèle de paradoxes qu'issus de l'imprécision du langage vulgaire, tandis que les paradoxes présents en ma-thématiques seraient de véritables antinomies (i.e. présentant de vraies contradictions). C'est

270:D'après Philippe de Rouilhan, [101] et Quine, [336].

271:Cf. supra, chap. 2, IV.3.e, pp. 68 sqq., et chap. 2, V.3, pp. 78 sqq., et infra, 6.a, pp. 158 sq.

272:J. Mosconi relève son Sur la philosophie des mathématiques (Gauthier-Villars 1903).

273:Voir van Heijenoort, [433], qui va dans ce sens.

274:Ce paradoxe, en général compris comme une paralogie, peut s'exprimer de la façon suivante.

Paradoxe 25 : le paradoxe de la dénotation

Source :

Russell, 1905(275).

Delog343>2et343=7

3 on peut déduire sans avoir de doute quelog7 3

>2. Et pourtant l'inférence similaire suivante est incorrecte.

((343))contient trois chires 343=7 3 ((7

3

))contient trois chires

Nous n'avons pas trouvé de moyen (raisonnable) d'interpréter ceci comme un dilemme.

ainsi qu'en 1906, Peano, [307], considérait que((Exemplo de Richard non pertine ad matematica, sed ad linguistica))

pe, malgré les apparences dues aux objets qui interviennent dans l'histoire. Frank P. Ramsey reprit et systématisa cette diérence en un véritable classement en 19251926 (276). L'avantage considérable de ce classement était de ne pas se contenter de séparer les dilemmes mais de dénir deux groupes, et de les nommer. A défaut d'avoir un nom qui puisse désigner les dilemmes étudiés par ces chercheurs, ceux-ci en disposaient maintenant de deux. Nous pouvons considérer que c'est vraiment à ce moment (logique) que se constitue l'objet d'étude commun des travaux que nous envisageons dans ce chapitre.

La ligne de démarcation que traça Ramsey fut la suivante.

Groupe A

:

 le paradoxe de Russell,  le paradoxe des relations277,  le paradoxe de Burali-Forti.

Groupe B

:

 ((I am lying))

pct (le Menteur),

 ((the last whole number nameable in less than 19 syllables))

pz (forme du paradoxe de Berry),  le paradoxe de Richard,

 le paradoxe de Grelling. Et il la commentait ainsi:

((Group A consists of contradictions, which, were there no provision made against them, would occur in a logical or mathematical system itself.They involve only logical or mathematical termssuchs as class and number, and show that there must be some-thing wrong with our logic or mathematics. But the contradictions ofGroup Bare not purely logical, and cannot be stated in logical terms alone, forthey all contain some re-ference to thought, language, or symbolism, which are not formal but empirical terms. So they may be due not to faulty logic or mathematics, but to faulty ideas concerning thought and language. If so, they would not be relevant to mathematics or to logic, if by `logic' we mean a symbolic system, though, of course, they would be relevant to logic in the sense of the analysis of thought.))

ph;278

On le voit, il s'agit bien plus d'une division que de deux dénitions. Malgré tout, le fait que Ramsey nommait ces groupes cristallisa des notions relativement précises, quand bien même pour l'essentiel implicites. Ramsey désigna le groupe A comme des ((logical antinomies)), ((antinomies logiques)), qui, formellement, s'interprétait aussi bien à l'époque comme ((paradoxes logiques)). Par la suite ce terme sera employé à concurrence, encore que rarement, avec celui de ((paradoxe syntaxique)), ou((syntactique))

279. Les paradoxes du groupe B furent englobés sous l'appellation de((epistemological antinomies)),((antinomies épistémologiques)). Ce terme fut vite remplacé, sous la plume des auteurs suivants, par((paradoxes sémantiques))

279.

A l'exclusion de Frænkel & Bar-Hillel (1939), [147], qui considèrent que les paradoxes logiques et sémantiques sont((souvent confondus)), la totalité de la littérature considère la distinction de Ramsey comme généralement admise. Et, eectivement, une grande partie des auteurs l'admettait,

276:L'article de référence est [343]. Selon B. Mates, [278], il reprend un Facts and propositions plus ancien (s.g.). Ce classement a (au moins) été présenté en 1925 dans une discussion sur la théorie des types. Le passage signicatif est cité et exposé par E. W. Beth, [36], ca. p. 502.

277:Ce paradoxe, mineur, se base sur((la relation de deux relationsRetStelles queRn'ait pas de relation avecS)).

278:Cf. Ramsey, op. cit., [343], nous soulignons.

explicitement ou implicitement. Etrangement, elle fut même admise par les auteurs qui visaient à donner une solution générale aux dilemmes. Ceux-ci ne semblaient pas oser et/ou vouloir la rejeter et se contentèrent de la décréter fondée ou utile, puis de passer outre280.

Nous pouvons également mesurer la force de cette thèse comme cadre à l'aune de ceux qui se sont prononcés contre. Parmi les articles de quelque importance historique, sauf erreur de notre part, Goddard & Johnston (1983), [165]), se contentèrent d'écrire que ((Ramsey classication is misleading))

pj, et à part eux, seuls J. Mackie et J. Tucker, s'élevèrent réellement contre elle. Il n'est probablement pas fortuit que ces deux auteurs aient occupé dans la discussion une position à part, voire isolée. Mackie (1973), [266], sera un des très rares auteurs à intégrer dans une réelle discussion critique divers dilemmes autres que ceux induisant une contradiction forte281. J. Tucker (1958), [427], lui, se place d'emblée dans une position critique générale de la discussion((orthodoxe))

(selon ses termes).

Le problème se pose donc de connaître les raisons qui ont assuré à cette thèse un soutien aussi massif. La première est que Ramsey proposait cette distinction comme permettant de régler le sort des paradoxes logiques. Et, de fait, cette solution a été considérée comme décisive par bon nombre d'auteurs. Il s'agit d'une simplication de la théorie des types que Russell avait développée, peu à peu, pour éradiquer les paradoxes. Nous reviendrons en détail sur cette théorie; contentons-nous ici de mentionner que, pour satisfaire toutes les contraintes que l'on attendait à l'époque d'un système logique, celle-ci était d'une complexité redoutable et mettait en ÷uvre des éléments qui pouvaient être qualiés (et le furent) d'indus ou de ad hoc. Or Ramsey montra, et cela resta longtemps la défense principale de sa thèse, que les paradoxes logiques peuvent être éliminés au moyen d'une théorie des types très simpliée, qu'il présente.

Ce soutien prendra toute son ampleur quand Tarski proposera sa théorie pour traiter les paradoxes sémantiques. On peut considérer que le système

8 < :

décomposition en ((paradoxes logiques)) et((paradoxes sémantiques))de Ramsey théorie des niveaux de langage contre les paradoxes sémantiques (Tarski) théorie des types simples contre les paradoxes logiques (Russell & Ramsey)

constitue l'état classique de la solution des dilemmes. Bien entendu cette solution n'était pas généralement admise et les milieux mathématiciens (y compris de logiciens mathématiciens) lui préféraient le système suivant, nous y reviendrons.

8 < :

décomposition en ((paradoxes logiques)) et((paradoxes sémantiques))de Ramsey théorie des niveaux de langage pour les paradoxes sémantiques (Tarski) théorie des ensembles pour les paradoxes logiques (Zermelo-Frænkel,...)

Ces systèmes sont classiques en ce sens que (quasiment) toutes les solutions y font référence, directement ou non, explicitement ou non. Par ailleurs, hors de la discussion, ils sont considérés invariablement comme((la solution des paradoxes))

282.

Il semble cependant que ceci ne fut pas le seul soutien à la thèse de Ramsey. D'une part, au moment où elle fut proposée, la théorie de Tarski n'existait pas encore. D'autre part, la distinction de Ramsey se prolongea au-delà de travaux qui la rendaient caduque. J. van Heijenoort déclare ainsi, dans un article de présentation historique, [433] (1967):

((If one compares Tarski's solution of the Liar paradox with Russell's solution of Russell's paradox, it seems dicult to draw a fundamental distinction between them. Both involve a renement of our logical and set-theoretic intuitions. Ramsey's distinc-tion had some content as long as the paradoxes were tied up with ordinary language,

280:Nous retrouvons ce comportement jusqu'en 1982, au moins : ainsi bien que, d'une part, son traitement visât indiéremment les deux classes et que, d'autre part, il armât qu'il existait des parallèles forts entre ces classes du point de vue logique, Feferman, [136], considérait qu'il existait((un certain nombre de raisons de maintenir cette distinction)).

281:Il insiste sur la classe que nous présentons plus bas au paragraphe 6.b (p. 159) et dont nous avons présenté les exemples principaux, encore que dans une autre optique, au chap. 2, IV.3.d (p. 65).

but with the development of a semantics in which the fundamental notions are dened in terms of sets, the dierence faded away.))

o

En eet, nous avons vu que Ramsey postulait que les notions de symbolisme n'étaient pas formelles, ce qui tient dicilement devant le développement de la logique dès cette époque, et ne tient plus du tout après le développement des techniques d'arithmétisation des langages que Gödel met au point pour démontrer son théorème d'incomplétude283. Dans la même veine, les versions du Menteur employant la technique de Quine montrent que la notion de référence est inessentielle. Par ailleurs, nous avons vu que le paradoxe du prédicable peut être présenté d'une façon verbalement identique à celui de Grelling, ce qui induit de sérieux doutes sur une diérence fondamentale de résolution

formelle. Bref, la distinction de Ramsey, telle qu'elle sera généralement entendue, ne tient pas. Enn, il faut noter avec regret que Ramsey décède dès 1930 (284); il ne pourra donc soutenir sa thèse sur plusieurs années (contrairement à Tarski, par exemple).

Nous pouvons avancer, à titre d'hypothèse, que cette distinction aurait été conservée parce qu'elle aurait résolu le problème des paradoxes logiques et aurait ainsi établi une base de certitude. Les recherches ultérieures auraient pu partir de ce point et essayer d'abolir la distinction pour faire passer, peu à peu, des paradoxes dans la zone sécurisée. Ceci est plausible mais ne semble pas avoir été le cas puisqu'aucune réelle tentative de recherche suivant ce programme n'apparaît.

L'explication que nous proposerons considère que Ramsey vient occuper une niche idéolo-gique de création récente. Il aurait cristallisé une attente épistémoloidéolo-gique déjà implicitement présente, latente plutôt que simplement virtuelle ou potentielle285. La distinction que Ramsey révèle ici serait alors un cas particulier de la distinction beaucoup plus générale qui se mettait en place à l'époque entre logique ou syntaxe, d'une part, et sémantique, de l'autre. Dans la mesure où cette division se prolongeait en une troisième classe, appelée ((pragmatique)), il eut même une tentative pour étendre la terminologie ramséyienne en ajoutant une classe de ((paradoxes prag-matiques)). Au-delà d'une caractérisation des objets de la logique au sens large, ce découpage correspond également à une distinction institutionnelle qui se feraensuite pour constituer la sé-mantique comme un champ de recherche à part entière, au même titre, par exemple, que la théorie des ensembles.