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De l’usage du Livre des fondations : notes marginales et marques d’utilisation

Chapitre 1. De la structure et du sens d’un manuscrit complexe

I. De l’usage du Livre des fondations : notes marginales et marques d’utilisation

Des études récentes menées depuis la fin des années 1990 ont bien souligné l’importance de tenir compte des marges et de considérer celles-ci comme des éléments à part entière de la page manuscrite, tout élément y prenant place faisant partie intégrante du contenu114. On distingue généralement deux larges ensembles d’annotations marginales :

114 Notamment la seconde partie du livre The Margins of the Text, édité par D. C. Greetham, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, ainsi que le livre de H. J. Jackson sur les annotations marginales entre 1700 et les années 2000 : Marginalia, New Haven and London, Yale University Press, 2001. Les recherches sur le contenu des marges restent toutefois dominées par l’étude des illustrations marginales, comme le rappelle William Schipper dans son article « Textual Varieties in Manuscript Margins », Signs on the Edge :

celles qui ont directement rapport au texte et celles qui sont apparemment sans lien. Le premier ensemble regroupe, par exemple, des marques indiquant la façon dont on doit employer un livre dans un cadre liturgique, des nota bene soulignant quelques passages importants d’un texte, des gloses ou autres ajouts complétant le texte ; le second compte quant à lui les différentes marques de possession, poèmes, essais de plumes et autres textes pouvant prendre place au cœur des espaces vides d’un manuscrit115. Lieux de dialogue entre le texte et le lecteur, les marges contribuent à faire du manuscrit un objet dynamique en accueillant des contenus entretenant d’une manière ou d’une autre une relation avec le texte116.

Des notes fonctionnelles inséparables du texte

Les quelques cent vingt-deux annotations du Livre des fondations présentent toutes un rapport direct avec le texte qu’elles accompagnent. Nous les présenterons ici par catégorie, en ordre chronologique de leur inscription dans le manuscrit. Dans le cadre de ce relevé, les essais de plume, les inscriptions d’ordre archivistique ainsi qu’une inscription erronée effectuée au début des années 2000 sur le folio 1 ont été laissées de côté117.

La première catégorie d’annotation correspond aux inscriptions mentionnant le service liturgique demandé dans un acte ainsi que le jour où il doit prendre place. Elles apparaissent dans la marge extérieure en tête des actes où elles figurent. Au nombre de sept, on en dénombre six dans les actes concernant Jehan Drouhot et une, beaucoup plus tardive, dans l’acte de Claude Perrault datant de 1626. Les voici retranscrites dans leur intégralité:

Congregati die inventionis Sancti Quintini (acte 3, f. 9), […] die scilicet festi commemoracionis deffunctorum martis post et die festi visitacionis Beate Marie (acte 5, f.

11), Sequitur Congregati diebus dominicis quadragesime fundati (acte 6, f. 14), Sequitur

anniversarii die mercuri ante Pascha celebrandum (acte 7, f. 16), In crastino die Purificationis Beate Marie (acte 8, f. 19), Quintum die dominica in ramis palmarum,

Space, Text and Margins in Medieval Manuscripts, édité par Laratt Keefer et Rolf H. Bremmer Jr, Louvain,

Peeters, 2007 p. 25-54.

115 William Schipper, op. cit., p. 25-26. 116 Ibid., p. 42-44.

inventio Beati Quintini xiii juillet (acte 9, f. 22), et Jour Saint-Pierre et jour Saint-André

(acte 65, f. 57). Les six annotations des actes de Drouhot ont été rognées, peut-être au moment de l’opération de reliure qu’on situe entre 1649 et 1694.

Figure 22. Exemple d'annotations avec programme liturgique et date (f. 9)

Ces sept annotations sont liées à des textes ne présentant aucun repère visuel, si ce n’est l’initiale. Elles servaient donc à mettre directement en évidence ce qu’il convenait de faire pour le bénéficiaire des fondations anniversaires où elles apparaissaient.

La deuxième catégorie de notes rassemble les marques relatives aux distributions de nourriture et d’argent associées aux messes anniversaires. Les inscriptions appartenant à cette catégorie, au nombre de 17, sont de nature diverse ; on passe d’un « Sequitur

distribucio » à un simple symbole de croix (voir image ci-dessous) en passant par la

mention d’un ou plusieurs destinataires particuliers.

Ces annotations sont évidemment étroitement liées au texte puisque elles se trouvent systématiquement en marge des lignes où débutent les descriptions des distributions. Elles permettent de retrouver sans peine le commencement de ces passages précis à l’intérieur d’actes dont la mise en texte ne traduit généralement pas les différentes parties. On relève 10 des 17 annotations dans les actes de Drouhot (actes 3 et 5 à 9, f. 9 à 22), les sept autres se repérant au sein de ceux du chanoine Lemas (acte 15, f. 26), de la demoiselle Jehanne de Gouy (2 notes, acte 17, f. 28), de Jehanne Lautouzot (acte 18, f. 28), de la demoiselle Jehanne de Poul (acte 23, f. 31) et du chorial Jacques Villain (2 notes, acte 52, f. 48). La présence de marques d’utilisation concernant les distributions témoigne de l’intérêt des chanoines pour ce passage des actes.

Cinq marques d’un troisième type fournissent des informations sur le prix de la liturgie. Assez brèves, elles expriment l’équivalent d’une somme donnée en termes de services liturgiques. On ne les trouve que dans les actes de Drouhot, qui figurent tous parmi les rares où l’on stipule le montant requis pour établir une fondation d’anniversaire.

Figure 24. Notes concernant le prix des services (f. 13)

Ces annotations, à l’instar des précédentes, ne se comprennent qu’avec le texte, car elles se trouvent nécessairement dans la marge extérieure vis-à-vis des mentions d’ordre monétaire. Ainsi, l’inscription « pretium pro tribus congregatis » de la figure 15 ne se comprend qu’en relation avec son équivalent, qui est ici « quinquaginta francorum ». Ce genre de note témoigne là encore d’un certain intérêt des chanoines pour la question du prix des fondations, du moins en ce qui a trait à celles de Drouhot.

Quelques trois courtes notes, composant à elles seules la quatrième catégorie, soulignent un passage portant sur la sépulture du bénéficiaire d’un anniversaire. La première, un simple « tumulus », figure dans l’acte 7 (f. 17) de Drouhot ; la deuxième, encore une fois « tumulus », s’observe dans l’acte 8 (f. 19) de Drouhot ; la troisième,

« juxta […] », se repère en marge de l’acte 17 (f. 28) qui concerne Jehanne Lautouzot. Dans le cas des deux notes relevées dans les actes de Drouhot, le mot « tumulus » est précédé d’un trait gras à l’encre noire.

Figure 25. Annotation marquant un passage relatif à la sépulture (f. 17)

Ces annotations correspondent aux sections des textes qui permettent de localiser la tombe d’un individu et décrivent la partie du programme liturgique devant y être célébrée. Les conclusions que l’on peut en tirer sont les mêmes que dans les deux cas précédents.

Nous classons dans la cinquième catégorie les ajouts, c’est-à-dire toutes les notes venant préciser ou corriger le texte d’un acte figurant entre deux lignes ou dans une des marges, accompagnées ou non de ratures. On relève 16 annotations de ce type.

Figure 26. Ajout interlinéaire (f. 33), ajout en marge avec correction (f. 44)

Malgré l’importante variété de cette catégorie de marques d’utilisation, il y a un élément fédérateur que l’on peut dégager : la volonté de tenir à jour le Livre des fondations de Notre-Dame d’Autun.

Une sixième catégorie, proche de la cinquième, rassemble les marques visant à signifier l’annulation d’une fondation. Au nombre de deux dans le Livre des fondations, ces marques sont en fait des ratures évidentes courant sur l’ensemble du texte annulé.

Figure 27. Ratures sur un acte annulé (f. 12)

À la manière des ajouts et des corrections, le fait que l’on a biffé les actes annulés au sein du Livre des fondations témoigne de la volonté de garder ce document à jour.

Il est impossible de dater précisément les annotations regroupées dans les six catégories que nous venons de voir. Il semble néanmoins raisonnable d’avancer que leur inscription se faisait dans les années suivant de près la rédaction d’un acte, le système d’écriture (par exemple, la lettre bourguignonne) de l’annotation étant généralement le même que celui de l’acte.

La dernière catégorie d’annotations marginales, qui regroupe un nombre considérable de 72 marques, est la plus tardive. Elle regroupe l’ensemble des inscriptions visant à identifier d’une part le bénéficiaire des services anniversaires au sein de chacun des actes de fondation, d’autre part si l’acte est signé ou non.

Figure 28. Annotation marginale d'identification (f. 30)

Ces inscriptions, toutes de la même main, rédigées dans le même système d’écriture (la coulée), ont sans doute toutes été faites au même moment. Contrairement aux autres types de notes marginales, elles se retrouvent dans l’ensemble du codex hormis dans la table des

matières. En l’absence de titres, elles permettent un repérage rapide et efficace des différents textes en fonction de leur bénéficiaire.

Nous posons l’hypothèse d’une relation directe entre l’inscription de ces annotations dans le Livre des fondations et la recension, menée en 1694, de toutes les fondations ayant été faites auprès du chapitre de Notre-Dame depuis 1450118. Le but de cette recension était d’obtenir une réduction des messes perpétuelles à célébrer, qui représentaient une charge liturgique imposante tout en ayant perdu depuis longtemps leur intérêt financier. Le cahier faisant état de cette recension contient un passage sur le Livre des fondations où sont décrites en quelques lignes les fondations qui s’y trouvent. Nous supposons que le recensement de 1694 est contemporain, voire à l’origine de la création d’une table des matières et des annotations de la dernière catégorie, d’autant plus que ces dernières questionnent en quelque sorte la validité des actes en insistant sur la présence ou l’absence de la signature d’un notaire. Aucune autre fondation n’étant inscrite dans le manuscrit après 1649, l’ajout d’une table des matières et de notes d’identification dans un contexte de réduction des messes perpétuelles nous apparaît par ailleurs comme la transformation du Livre des fondations en un document d’archives.

Il existe en somme une distinction fondamentale entre les six premières catégories d’annotations et la dernière : celles-ci attestent de l’usage pragmatique du Livre des fondations ; celle-là, possiblement accompagnée de la création d’une table des matières et d’une dernière opération de reliure que nous situons entre 1649 et 1694, témoigne au contraire de la fin de la vie d’un manuscrit devenant un document d’archive.

Des usages pratiques évolutifs

À la lumière de ces observations, on peut affirmer que le Livre des fondations de Notre-Dame d’Autun semble avoir fait l’objet d’usages pratiques, possiblement réguliers. Mais savoir qu’il a été utilisé de façon pratique ne suffit pas ; on doit aussi tenter d’appréhender l’évolution de ces usages pratiques. Pour ce faire, il s’agit de s’intéresser à la distribution des annotations au sein de chacun des cahiers. Nous laisserons désormais de

côté les annotations d’identification car elles ne témoignent pas des usages pragmatiques du manuscrit.

Le tableau suivant présente la distribution des annotations par cahier selon leurs catégories respectives. Pour observer l’évolution des usages du Livre des fondations, nous avons placé les cahiers dans l’ordre où ils figurent dans le manuscrit primitif, puis nous avons placé les ajouts en ordre chronologique selon leur contenu. Les catégories d’annotations apparaissent dans le même ordre que celui dans lequel nous les avons présentées plus haut.

Figure 29. Distribution des annotations par cahiers et par catégories Cahier

(folios) Programme liturgique et

jour de

l’anniversaire

Distri-

butions Prix de la fondation Sépul-ture Ajouts et correcti ons Ratures (annulati on d’un acte) Total 2 (7-8) 0 0 0 0 0 0 0 3 (9-16) 4 7 2 0 2 0 15 4 (17-24) 2 3 3 2 2 1 13 5 (25-32) 0 5 0 1 4 0 10 6 (33-40) 0 0 0 0 3 0 3 7 (40-48) 0 2 0 0 1 1 4 8 (48-52) 0 0 0 0 0 0 0 10 (f. 54 et 62) 0 0 0 0 2 0 2 9 (52-53) 0 0 0 0 0 0 0 10 (55-61) 1 0 0 0 1 0 2 11 (63-68) 0 0 0 0 0 0 0 1 (1-6) 0 0 0 0 0 0 0 49

À la lecture de ce tableau, plusieurs constats s’imposent. Le premier est que 47 des 49 annotations relevées figurent au sein du manuscrit primitif, ce qui suggère que c’est essentiellement sous cette forme qu’il fut utilisé de manière pratique.

Le deuxième constat est qu’il y a une concentration marquée des annotations dans les cahiers 3, 4 et 5 (f. 9-32), où l’on retrouve 38 des 49 notes. Or les cahiers 3 et 4 sont presqu’exclusivement consacrés aux actes de Jehan Drouhot (f. 9-22) auxquels sont associées 27 annotations pratiques ; les annotations liées au programme liturgique et aux prix des services sont exclusives à ces actes, qui comportent également deux des trois notes sur la sépulture. De plus, les cahiers 3, 4 et 5 correspondent aux limites des deux premières unités de production du manuscrit, respectivement réalisées entre 1478 et 1503. Seules deux des 38 annotations de ces trois cahiers ne sont pas liées à des actes faisant partie des ces deux unités, car elles se rapportent à deux actes plus récents intercalés entre deux unités de production (actes 11 et 27). Tout ceci nous porte à avancer que le Livre des fondations fit l’objet d’usages pragmatiques en lien avec les actes des deux premières unités de production et, plus précisément, qu’il servait au départ de sorte de « livre de référence » pour tout ce qui concernait les anniversaires de Jehan Drouhot.

Le troisième constat est que deux catégories seulement se retrouvent en nombre relativement important assez régulièrement dans le manuscrit primitif : celle des distributions (17 au total), attestée dans les cahiers 3, 4, 5, 7, et celle des ajouts et corrections (14 au total), attestée dans les cahiers 3, 4, 5, 6, 7 et les feuillets extérieurs du 10e. Ceci nous indique deux choses : 1) que le Livre des fondations a certainement été utilisé par les chanoines de Notre-Dame d’Autun comme livre de distribution ou pitancier, un document servant à indiquer les sommes prélevées sur les rentes d’une fondation qui devaient être distribuées aux célébrants de l’anniversaire119, ce qui est renforcé par le fait que tous les actes du manuscrit primitif donnent un détail minutieux des distributions auxquelles on devait procéder à la suite d’un anniversaire120; 2) que même si les chanoines cessèrent progressivement d’annoter le manuscrit, ils continuèrent, à travers les ajouts, les corrections et les ratures, à le tenir à jour, ce qui suggère une continuité de l’usage pratique du codex primitif malgré la diminution des marques d’utilisation.

119Jean-Baptiste Lebigue, « 4. L’organisation du culte. Liturgie des défunts », Initiation aux manuscrits

liturgiques, Paris-Orléans, IRHT, 2007, http://aedilis.irht.cnrs.fr/initiation-liturgie/defunts.htm, consulté le 25 juin 2014.

Le dernier constat est la quasi absence d’annotations au sein des cahiers ajoutés. On n’en relève que deux, dans le cahier 10. L’une met en évidence le jour de la célébration d’un anniversaire dans un texte sans repères visuels, l’autre est une note laissée en marge par le notaire auteur de l’acte. Le très faible nombre d’annotations dans ces cahiers présentant des actes longs et complexes sans repères visuels, de même que l’absence de descriptions détaillées des distributions, nous incitent à avancer qu’ils n’ont pas eu d’usages pratiques, mais plutôt une valeur juridique ou probatoire ou de référence. C’est dans ce sens que nous interprétons ce passage de l’acte 65 (f. 57) : « Et sera tenue ladicte damoiselle Lalement donner a ses frais ausdicts sieurs un extraict de la presente pour l’inserer dans le livre de leurs fondations… ».

Nous devons cependant considérer la diminution des marques d’utilisation à la lumière des changements formels et textuels apparaissant au fil des actes. En effet, si les actes du manuscrit primitif sont de moins en moins annotés, c’est parce qu’ils sont, à partir de la quatrième unité de production jusqu’aux cahiers ajoutés, généralement de moins en moins complexes. Les actes de Jean Drouhot figurant au début du manuscrit comptent presque tous six pages et représentent la copie conforme de chartes de fondation autrefois conservées à Notre-Dame d’Autun121. Comme ils sont longs, sans divisions internes ni repères visuels, l’intérêt de signaler les différentes parties par des notes est évident. En revanche, la question ne se pose même pas en ce qui concerne, par exemple, l’acte 45 (f. 44) relatif au chanoine Étienne Genevoix, qui ne compte que quelques lignes. C’est que l’on voit mal l’utilité d’annoter un texte se limitant à : « Fundavit praeterea predictus vir

venerabilis dominus Stephanus Genevoys, canonicus predicte ecclesiae, responsorium

Libera me cum aliis versiculis, dicentur die lune post Pascha ad instar illorum

supradictorum. », qui correspond à une version très abrégée d’un acte semblable à ceux de

Drouhot.

Au fil des pages du Livre des fondations se dessine en somme un mouvement de baisse constant des marques d’usage. Nombreuses dans les cahiers 3, 4 et 5, elles attestent de l’utilisation du Livre des fondations d’abord comme « livre de référence » des anniversaires

121 Cela est certain en ce qui concerne le premier acte de Drouhot copié dans le Livre des fondations, qui correspond mot pour mot à l’acte original conservé aux AD 71, cote 10 G liasse non classée.

de Jehan Drouhot, puis comme pitancier. La diminution du nombre d’annotations dans les cahiers subséquents ne signifie pas que le codex perdit son rôle pratique de pitancier, la forme des actes rendant le recours à des notes moins nécessaire En revanche, si leur présence marquée au sein du manuscrit primitif témoigne de la fonction pratique du codex, leur absence des ajouts, qui présentent des textes pour lesquels l’usage d’annotations aurait été attendue, semble indiquer la fin de sa dimension pratique122. Or le Livre des fondations ne se réduisait pas à sa dimension pragmatique, mais, en tant qu’objet écrit, comportait aussi une dimension symbolique sur laquelle nous nous pencherons maintenant.