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Dans l’ordre interne

Dans le document Le procès environnemental (Page 129-133)

Les règles gouvernant le cours de l’instance : le défi de la nature complexe des faits du litige

Section 1- Les règles probatoires : une évolution difficile

2) Dans l’ordre interne

Du côté de l’ordre interne, l’étude rappelle que, en particulier en droit privé français, la preuve par présomption est plus strictement encadrée. Elle consiste « pour le législateur ou la jurisprudence à ordonner au juge de tenir pour avéré jusqu’à preuve du contraire un fait inconnu que la preuve d’un autre fait voisin ou connexe permet d’induire »341. Comme Loïs Raschel l’a démontré dans sa thèse sur « Le droit processuel de la responsabilité civile »342, les présomptions sont largement utilisées. Or, dans notre domaine d’étude, la responsabilité civile environnementale n’y échappe pas avec une forte utilisation des présomptions de fait en particulier pour démontrer l’un des éléments les plus difficiles à démontrer dans un contexte d’incertitude : le lien de causalité343. Rappelons en effet que selon l’article 1382

(anciennement 1353) du Code civil344, « Les présomptions qui ne sont pas établies par la loi,

sont laissées à l’appréciation du juge, qui ne doit les admettre que si elles sont graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet la preuve par tout moyen ».

Surtout, ce système de présomptions s’applique en cas d’incertitude scientifique (générale ou abstraite) et juridique (spéciale ou concrète) du lien de causalité345.

Dans le premier cas, il s’agit de l’incertitude du lien causal entre un événement et un dommage envisagé de manière abstraite. Scientifiquement, cette causalité n’est pas toujours certaine. Par exemple, dans le domaine environnemental, si aujourd’hui, le lien causal entre

340 Arrêt du 2 février 2018, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), Indemnisation due par la République du Nicaragua à la République du Costa Rica, non encore

publié au Recueil, §34.

341 P. Brun, Les présomptions dans le droit de la responsabilité civile, Thèse Grenoble 2, 1993.

342 L. Raschel, Le droit processuel de la responsabilité civile, Préf. L. Cadiet, RJS éd., 2010. V. aussi S. Amrani-

Mekki, « Le droit processuel de la responsabilité civile », in Mélanges en l’honneur du Professeur G. Viney, LGDJ, 2008, p. 1 et s.

343 Sur la preuve en droit de l’environnement, M. Hautereau-Boutonnet, « Le risque de la preuve en droit de

l’environnement », préc.

344 Ancien art. 1353 du Code civil : « les présomptions qui ne sont point établies par la loi, sont abandonnées aux

lumières et à la prudence du magistrat, qui ne doit admettre que des présomptions graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet les preuves testimoniales, à moins que l’acte ne soit attaqué pour cause de fraude ou de dol ».

345 Sur ce rappel appliqué au changement climatique, v. M. Bacache, « Changement climatique, responsabilité

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certaines activités humaines et le réchauffement climatique ne fait plus aucun doute, ce n’était pas le cas il y a quelques années. Or, dans le domaine de la santé, parfaitement transposable à la complexité des litiges environnementaux, la cour de cassation admet que le doute sur la causalité scientifique n’empêche pas la preuve de la causalité juridique : la seconde peut être démontrée malgré l’incertitude de la première car la causalité juridique ne se confond pas avec la causalité scientifique. Ainsi, dans le contentieux du vaccin contre l’Hépatite B, pour faciliter la preuve du lien causal entre l’administration du vaccin et la sclérose en plaque, elle détache la causalité juridique de la causalité scientifique en admettant que les doutes concernant la première peuvent être dépassés par la preuve par présomption concernant la seconde. La solution fait d’ailleurs l’objet d’un soutien du côté de la CJUE. Récemment, s’agissant du contentieux de l’Hépatite B et en réponse à des questions préjudicielles posées par le juge français concernant l’interprétation de l’article 4 de la directive du 25 juillet 1985 sur la responsabilité pour fait des produits défectueux, elle n’a pas hésité à indiquer que le juge est autorisé à recourir à des présomptions du fait de l’homme pour apprécier la preuve de la causalité juridique malgré les doutes quant à la causalité scientifique346. Notons aussi que la

Cour européenne des droits de l’homme, dans l’arrêt Tatar contre Roumanie du 27 janvier 2009 concernant le lien causal entre une exposition au cyanure et une affection respiratoire, malgré son incertitude scientifique, a admis la possibilité pour les États en présence d’éléments suffisants et convaincants347.

Reste que, dans un contexte d’incertitude scientifique trop importante, les présomptions seront rarement aptes à emporter la conviction du juge au sujet de la causalité juridique. Cela tient à ce que le Code civil exige que les présomptions qui ne sont point établies par la loi, doivent nécessairement être des « présomptions graves, précises et concordantes ». Illustrant les limites du recours aux présomptions en cas d’incertitude scientifique pour prouver le lien causal juridique, un arrêt de la Cour de cassation, du 18 mai 2011, est topique. Le litige était marqué par l’incertitude scientifique : des agriculteurs exploitaient un élevage bovin et porcin sur des terrains et dans des bâtiments situés à proximité d’une ligne à très haute tension et soutenaient que les champs magnétiques émis par les lignes électriques à haute tension étaient bien à l’origine de désordres sanitaires au sein de l’élevage. Invoquant le principe de précaution au titre de la preuve du lien de causalité, ils demandaient à l’exploitant des lignes à haute tension, indemnisation des préjudices matériels et économiques subis. Les juges d’appel

346 CJUE, 21 juin 2017, aff. C-621/15, JCP 2017, 808 G. Viney, et 1174, M. Bacache. 347 CEDH, n° 67021/01, RJE, 2010, p. 61, note J.-P. Marguénaud et S. Nadaud.

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ont rejeté les demandes en raison de l’incertitude sur le lien de causalité entre les courants électromagnétiques et les désordres causés à l’élevage en considérant que : « il y a certes des indices quant à l’incidence possible des champs électromagnétiques (CEM) sur l’état des élevages mais auxquels s’opposent des éléments sérieux divergents et contraires et qu’il subsiste des incertitudes notables de telle sorte que, compte tenu de l’ensemble des explications et données fournies, il n’apparaît pas que l’existence d’un lien de causalité soit suffisamment caractérisé ». La Cour de cassation a posé le principe selon lequel : « la Charte de l’environnement et le principe de précaution ne remettaient pas en cause les règles selon lesquelles il appartenait à celui qui sollicitait l’indemnisation du dommage à l’encontre du titulaire de la servitude d’établir que ce préjudice était la conséquence directe et certaine de celui-ci et que cette démonstration, sans exiger une preuve scientifique, pouvait résulter de présomptions graves, précises, fiables et concordantes »348. Autrement dit, le principe de précaution ne dispense pas de la preuve du lien de causalité. En cas d’incertitude scientifique, les victimes sont seulement autorisées à recourir aux présomptions pour démontrer le lien causal.

Quant à l’incertitude juridique qui concerne le lien causal envisagé de manière concrète, celui qui relie l’activité litigieuse aux dommages in specie, elle peut elle aussi conduire à l’utilisation des présomptions. Ainsi dans le domaine environnemental, le juge judiciaire a développé le système de preuve par la négative consistant à retenir le fait invoqué à défaut de toutes autres causes possibles. À titre d’exemples, le tribunal de grande instance d’Albertville a ainsi admis la réparation du dommage constitué par une mortalité anormalement élevée des abeilles au motif qu’« à défaut de toute autre cause, la mortalité des abeilles qui, au printemps, descendaient chercher le nectar dans des zones proches mais plus ou moins polluées et dangereuses, ne peut donc s’expliquer que par l’intoxication par le fluor349 », pendant que la cour d’appel de Caen admettait que les demandeurs ont bien démontré la cause de pollution invoquée doit être retenue dès lors « qu’une corrélation entre la mortalité des bovins et la pollution n'est pas exclue »350, le lien de causalité est établi (CA Caen, 13 janv. 2005).

348 Cass. 3e civ.,18 mai 2011 préc.

349 TGI Albertville, 26 août 1975, JCP 1976. II. 18384, note W. Rabinovitch. Pour d’autres exemples, M.

Boutonnet, Étude « Responsabilité environnementale », Lamy droit de la responsabilité civile.

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Précisons que ce système de présomptions qui se retrouve aussi dans un grand nombre de droits étrangers comme nous l’avait montré une précédente étude soutenue par le GIP concernant Le principe de précaution en droit de la responsabilité civile et pénale comparé351, trouve là encore un soutien du côté de l’ordre de l’Union européenne. La Cour de justice de l’Union européenne a en effet admis que les États pouvaient garantir une protection plus effective de l’environnement, en admettant dans un arrêt du 9 mars 2010, Raffinerie Méditerranée (ERG) SpA352 que le lien de causalité pouvait, dans certaines conditions, se présumer. Dans cette affaire relative à l’application de la directive 2004/35 sur la responsabilité environnementale, la Cour considère que le texte ne définit pas la manière dont le lien de causalité doit être établi et que cette définition relève ainsi de la compétence des États qui peuvent mettre en place une présomption réfragable de responsabilité en présence d’indices plausibles susceptibles de fonder sa présomption : critère de proximité, correspondance entre les produits polluants retrouvés et ceux utilisés par l’exploitant.

Toutefois, la complexité est parfois telle que les présomptions ont leurs limites. C’est le cas lorsqu’il est difficile d’exclure d’autres causes possibles. Ainsi, comme l’explique Mireille Bacache, c’est bien à cette difficulté que sera confronté le contentieux climatique concernant la responsabilité des entreprises énergétiques et les dommages invoqués par des demandeurs. Outre la nécessité d’établir que l’événement climatique en jeu (tel le rehaussement du niveau de la mer) résulte du réchauffement climatique et non d’une autre cause, il conviendra de démontrer que le dommage in specie est causé par cet événement et non d’une autre cause possible. Certes des indices pourraient être utilisés et même fixés par le juge, voire par le législateur353. Constatant que la CJUE dans son arrêt du 21 juin 2017354 les autorise à se fonder sur des indices d’ordre statistique, l’auteur affirme : « La méthode pourrait encore être envisagée dans le cadre des procès climatiques. Les sciences telles que la météorologie ou l’écologie reposent sur les statistiques et les modélisations ». Toutefois, elle conclut que « la méthode présente ses limites dans la mesure où face à des risques nouveaux la répétition des événements passés fait défaut, de sorte qu’il est difficile d’observer une fréquence statistique avant un certain laps de temps »355.

351 Préc.

352 CJUE 9 mars 2010, aff. C-378/08, Raffinerie Mediterranee (ERG) SpA, Polimeri Europa SpA et Syndial SPA c/Ministero dello Sviluppo economico e.a., Rec. p. 1919.

353 En ce sens, v. les exemples cités par M. Bacache en matière de santé et de nucléaire, préc., p. 58. 354CJUE du 21 juin 2017, aff. C-621/15, Sanofi Pasteur.

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Ainsi, l’on en retient que, en cas de trop grande incertitude abstraite et/ou concrète, les présomptions s’avèrent une solution limitée. La question est alors de savoir s’il est possible de faire appel à d’autres techniques pour contourner les difficultés de preuve.

B/ Le contournement des difficultés de preuve

D’emblée, pour remédier aux difficultés de preuve en cas de trop grande incertitude, en particulier du lien causal, la solution est la suivante : supprimer la preuve. Toutefois, rejetant cette possibilité (1), notre étude invite les demandeurs à déplacer l’objet de leur demande (2).

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