Dans la partie précédente (cadre général, partie I.2), les différentes modalités sensorielles sollicitées en conduite automobile ont été décrites. Ce chapitre s’intéresse aux processus nécessaires aux traitements des informations perceptives ainsi recueillies. La psychologie cognitive considère l’individu comme un système traitant de l’information. Ce traitement de l’information peut être réalisé à différents niveaux. L’objectif ici est de présenter ces différents niveaux de traitement et leurs caractéristiques principales, puis de les illustrer par des exemples issus de l’activité de conduite.
Dans le domaine de la psychologie ergonomique, les travaux de Rasmussen (1983, 1986) sur les niveaux de contrôle de l’activité font référence. Cet auteur propose une catégorisation en trois niveaux où les comportements sont régis sur la base d’habiletés, de règles ou de connaissances (Figure 7). Dans cet ordre, les niveaux de traitement sont de plus en plus coûteux en ressources attentionnelles symboliques.
Le niveau des comportements basés sur les habiletés (Skill‐based Behavior) se situe au plus bas dans la hiérarchie du traitement de l’information. Rasmussen (1983) qualifie les comportements issus de ce type de traitement de fluides, automatisés et largement intégrés par les individus. Les actions motrices prennent place sans recours aux ressources attentionnelles symboliques de la part des individus et reposent sur des signaux. Les signaux correspondent à des entrées sensorielles, ne nécessitant pas de renvoi à des contenus avant d’être exploités. Entrent dans cette catégorie tous les comportements routiniers, fruits d’un apprentissage (ontogenèse ou développement de l’expertise) et nécessitant généralement une exécution rapide. Le coût cognitif associé est très faible, laissant libres les ressources attentionnelles symboliques. Les habiletés sportives sont une bonne illustration de comportements basés sur des habiletés. Nombres de gestes sportifs sont effectivement réalisés de manière très automatisée. L’exécution de ces gestes est faiblement conscientisée, si bien que l’expert est rarement capable de décomposer un geste technique pourtant parfaitement maîtrisé. Dans le cadre de la conduite automobile, les activités liées au guidage du véhicule sont largement automatisées. Par exemple, un conducteur en train de négocier
un virage ne calcule pas en permanence la modification angulaire à opérer sur le volant pour contrôler sa trajectoire. Ce contrôle est effectué de manière routinière sans nécessité d’y prêter attention.
Le niveau des comportements basés sur les règles (Rule‐based Behavior) occupe une position intermédiaire dans la hiérarchie de traitement de l’information. Pour l’opérateur, il s’agit ici d’appliquer certaines règles, dont il dispose, afin de répondre efficacement à une situation qui lui est familière. Ces comportements s’appuient sur des signes. Rasmussen (1983) définit ces signes comme étant le lien entre certaines caractéristiques de l’environnement et des activités à réaliser. Dans ce cadre, l’interprétation des caractéristiques de l’environnement est donc minimale. Dans le domaine des activités sportives, les comportements basés sur des règles sont fréquents. Au cours d’un échange, un tennisman va par exemple choisir quel coup réaliser en fonction de sa propre position sur le terrain, de la position de son adversaire et du sens de son déplacement. Ces caractéristiques environnementales seront prises en compte sans grand investissement en ressources attentionnelles symboliques. En conduite automobile, un conducteur va décider d’entreprendre un dépassement en fonction de sa vitesse, de celle du véhicule qu’il souhaite dépasser, de la topologie de la route... Autant de caractéristiques qui, basées sur des connaissances antérieures (règles), détermineront le choix de l’action à entreprendre. Rasmussen (1983) avertit lui‐même que la limite entre les comportements basés sur des habiletés et ceux basés sur des règles n’est pas assez distincte. De plus, cette limite est dépendante de l’expertise et de l’état d’activité dans lequel se trouvent les individus. Il existe toutefois une méthode permettant de distinguer les comportements dirigés par des règles de ceux dirigés par des habiletés. En effet, les comportements dirigés par des règles peuvent être explicités verbalement sur demande, contrairement aux comportements basés sur des habiletés.
Le niveau des comportements basés sur les connaissances (Knowledge‐based Behavior) est le niveau le plus coûteux en ressources dans la hiérarchie du traitement de l’information. Ce niveau de traitement permet de réagir à des situations ne pouvant être gérées par les deux autres niveaux de traitement. En effet, celui‐ci met en jeu la manipulation de symboles définis comme des représentations mentales complexes, d’où la terminologie de traitement symbolique de l’activité. Par conséquent, ce niveau est gourmant en temps, connaissances et ressources attentionnelles symboliques. Les individus novices dans une activité ont souvent recours à ce type de traitement. C’est aussi le cas des experts lorsqu’ils sont confrontés à une situation nouvelle. Au tennis par exemple, face à un adversaire inconnu, les joueurs ont besoin de se construire une représentation des coups forts et des coups faibles de leur adversaire. Cette représentation leur permettra ensuite de mieux appréhender les futurs coups qui seront joués par l’adversaire. Ce processus de construction est lent et nécessite un recours à des informations issues de l’expérience et stockées en mémoire. En conduite
imprévu (ex. : accident routier impliquant la fermeture d’une route qu’il était prévu d’emprunter) oblige à modifier l’itinéraire adopté, les conducteurs doivent faire appel à leur connaissance du réseau routier de manière à adapter leur itinéraire le mieux possible. Extraction des caractéristiques Activités sensori‐motrices Reconnaissance de situations Association état/tâche Règles d’intervention disponibles Identification Décision d’action Planification Comportements dirigés par des habiletés Comportements dirigés par des règles Comportements dirigés par des connaissances Buts Entrées sensorielles Symboles Signes Signaux Réafférences sensorielles Commandes motrices Extraction des caractéristiques Activités sensori‐motrices Reconnaissance de situations Association état/tâche Règles d’intervention disponibles Identification Décision d’action Planification Comportements dirigés par des habiletés Comportements dirigés par des règles Comportements dirigés par des connaissances Buts Entrées sensorielles Symboles Signes Signaux Réafférences sensorielles Commandes motrices
Figure 7. Les différents niveaux de contrôle de l’activité. Adapté de Rasmussen (1983).
Dans le prolongement des écrits de Rasmussen (1983, 1986), Hoc et Amalberti (2007) proposent un modèle reposant sur le croisement de deux dimensions : celle des niveaux de traitement de l’information et celle de l’origine des données de contrôle (internes ou externes).
Ces auteurs s’inspirent du modèle « automatismes‐règles‐connaissances » présenté ci‐dessus et, par soucis de simplification, définissent simplement deux niveaux de traitement de l’information. Ces niveaux se définissent en fonction de la nature plus ou moins abstraite des informations traitées, d’où l’usage de la terminologie de niveaux d’abstraction du contrôle de l’activité. Les deux niveaux de traitement sont le niveau symbolique et un niveau subsymbolique. Dans ce cadre, la frontière entre les niveaux de traitements est définie par l’usage ou non de symboles pour traiter les informations à disposition des individus. Contrairement à l’usage de signaux (niveau subsymbolique), le recours à des symboles implique une interprétation de la part des individus (niveau symbolique).
Le traitement de l’information symbolique est défini comme séquentiel et coûteux en attention symbolique. De par son recours à des symboles, le temps de traitement est élevé et se déroule étape par étape. Par conséquent, ce type de contrôle ne permet pas l’exécution de
certains mouvements devant être réalisés rapidement. Par exemple, l’engagement au tennis nécessite l’exécution rapide de plusieurs mouvements ; si ce geste sportif est contrôlé au niveau symbolique, le geste est décomposé et donc rendu inefficient de par le temps de traitement nécessaire. Néanmoins, ce niveau de traitement permet d’accéder au contenu conceptuel des informations traitées. En conséquence, les concepts acquis dans une situation pourront être généralisés à d’autres situations.
Le niveau subsymbolique est routinier et repose sur des signaux ne nécessitant pas de renvois à des symboles (ex. : engagement au tennis). Contrairement au contrôle symbolique, le contrôle subsymbolique n’implique que peu de ressources attentionnelles symboliques. Toutefois l’attention des individus peut être mobilisée par une activité contrôlée de manière subsymbolique. Toujours pour l’exemple d’un engagement au tennis, le joueur regarde la balle lors de l’exécution de son geste. Durant ce geste, il ne lui est donc pas possible de réaliser une autre activité subsymbolique impliquant l’attention visuelle.
Les deux niveaux de traitements peuvent être exécutés en parallèle. C’est pourquoi il nous est par exemple possible de lire lorsque nous marchons ou prenons le tramway. La marche et l’équilibration sont deux activités hautement subsymboliques ne nécessitant pas de ressources attentionnelles symboliques au contraire de la lecture. En revanche, il nous est difficile de réaliser deux activités de nature symboliques en parallèle, d’où l’utilisation du paradigme de la double tâche afin de déterminer la nature symbolique ou non d’une activité. En conduite automobile, l’introduction de nouveaux appareillages comme les téléphones portables n’impliquerait pas nécessairement de dégradations des performances de conduite en termes de guidage. La tâche de conduite étant principalement subsymbolique et une conversation de nature symbolique. Toutefois la majeure partie des études montrent une altération des performances de conduite lors de l’usage d’un téléphone portable en conduite (ex. : Alm & Nilsson, 1995). Cette dégradation des performances est liée à un défaut d’attention globale et non pas à une distraction liée à la manipulation du téléphone (pas de différences entre les appareillages mains libres et téléphones portables classiques ; voir pour une revue Cairda, Willness, Steel & Scialfa ; sous presse).
De manière synthétique, les divers niveaux de traitement de l’information ont été présentés au travers des modèles théoriques de Rasmussen (1983, 1986) et de Hoc et Amalberti (2007). Rasmussen classe les comportements des individus en trois catégories que sont les comportements dirigés par des habiletés, ceux dirigés par des règles et ceux dirigés par des connaissances. Hoc et Amaberti distinguent quant à eux, deux niveaux : le niveau de traitement de l’information symbolique et le niveau de traitement de l’information subsymbolique.