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a. L’animalité au cœur de l’homme.

Le monstre symbolise les pulsions négatives et surtout régressives présentes au sein de l’homme. Ces pulsions peuvent prendre la forme de l’hybris, ce qui n’est pas ordonné, ce qui trouble l’ordre du monde. Roger Caillois définit l’hybris comme représentant « l’atteinte à l’ordre cosmique et social, l’excès qui passe la mesure », et

1 El Topo, minute’ 89. 2 Ibid., minute’ 90. 3 Ibid., minute’ 115.

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ajoute : « Les textes la présentent comme caractérisant les Centaures, les monstres mi- hommes, mi-animaux de la mythologie, ravisseurs de femmes et mangeurs de chair crue »1. Même les dieux archaïques sont saisis par l’hybris : Saturne dévore ses enfants2. Cela inscrit dans la mythologie un fond de sauvagerie et de cruauté inhérent au monde. Mais l’excès et l’animalité ne sont pas étrangers à l’homme. Il s’en détache en lui prêtant un caractère monstrueux, soit divin soit animal.

C’est cette part animale que la femme aidant l’alchimiste extirpe du cou du personnage principal de La Montagne sacrée lorsque celui-ci entre dans la tour. La femme incise son cou et en retire un crapaud3. Celui-ci représente ses instincts, comme le fera ensuite le cul-de-jatte. Le héros sur le bateau qui le mène à la montagne sacrée s’entendra dire par l’alchimiste « vous avez un monstre en vous » et accouchera du monstre avant de le jeter à l’eau et ainsi de se défaire définitivement de ses instincts et pulsions. Jodorowsky bien qu’intéressé par le monstrueux met en garde contre « la dangereuse partie animale de chaque psychisme »4. Ce coté régressif et obscur se retrouve dans les marionnettes de l’Escuela de ventr locuos : elles représentent toutes les pulsions refoulées et sont la matérialisation d’une monstruosité intérieure. Do a Perra dit ainsi à Céleste : « n’aie pas honte d’être avare ou colérique ou glouton ou paresseux ou orgueilleux ou luxurieux ou envieux, construis avec tes rêves puants le héros qui t’habite »5. Le monde de cette pièce est un monde cynique qui met en avant

tous les défauts des hommes pour en faire une norme.

On retrouve cela dans les films, notamment par la perversion sexuelle. Dans La

Montagne sacrée, la prostituée qui suit le héros et finit par partir avec lui est toujours

accompagné d’un singe. C’est l’image primitive de l’homme, cela rappelle son origine animale selon les théories de Darwin, mais comme le singe accompagne une prostituée on peut également voir en lui le côté régressif de l’instinct sexuel. L’animalité au sein de l’homme casse tous les interdits sociaux. C’est ce que l’on remarque plus spécialement pour le cas de l’inceste, cas que l’on trouve dans Santa Sangre : le fils

1 Roger CAILLOIS, L'Homme et le Sacré, [1939], Paris, Flammarion, 1988, p. 153.

2 Voir tableau de Goya, un peintre d’ « Avant Pan » selon Aranzueque-Arrieta : Saturne dévorant un de

ses enfants.

3 La Montagne sacrée, minute’ 28.

4 Jean-Paul COILLARD, De la Cage au grand écran, entretien avec Alejandro Jodorowsky, Paris, K-

Inite, 2009, p. 39.

5 Teatro sin fin, p. 82 : « no te avergüenzes de ser avaro o colérico o glot n o perezoso u orgulloso o

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partage le lit de sa mère. La mère est par essence monstrueuse pour son fils car elle attire et repousse, c’est « un être double […] : en haut la moitié humaine, digne d’être aimée, attirante, en bas, la moitié animale, terrible, que l’interdiction de l’inceste a transformée en animal angoissant »1. Jung prend comme exemple le culte d’Attis, fils- amant de sa mère Cybèle : Attis rendu furieux par sa mère se castre. Dans Santa Sangre, la mère a également pris possession de son fils : de ses mains qu’elle dirige mais également de son esprit. Concha lie dans les pensées de Fénix puisqu’elle s’exclame lorsqu’ils jouent du piano « Toujours des poules ou des cygnes ! », faisant référence à la vision angoissante que Fénix vient d’avoir. Elle a vampirisé l’esprit de son fils, elle fait partie de lui encore plus profondément qu’on ne le pense au début du film puisqu’on s’aperçoit à la fin que la mère est morte lorsque son mari lui a coupé les bras et qu’elle n’est vivante que dans le psychisme de son fils. Elle représente la plus forte part de son inconscient : il lui fait le « sacrifice de l’instinctivité »2 en tuant toutes les autres femmes pour qui il a du désir. Fénix est un être plein de désirs. Il se bat avec sa part animale, au sens propre d’ailleurs puisqu’après avoir entendu une annonce pour le spectacle d’une catcheuse, il croit voir un boa sortir de son pantalon et se débat pour ne pas être pris dans ses anneaux3. Cet animal représente une part cachée de lui-même.

b. Une vérité cachée.

Le monstrueux représente ce qui est caché. L’homme porte en lui le sublime, part divine de la créature humaine, et le grotesque, part animale. Comme nous l’avons vu, le monstre symbolise les pulsions de l’homme, sa part animale inscrite au fond de lui. Mais le monstrueux est aussi une absence de lucidité sur soi-même, sur ses passions. L’aveuglement est un état qui revient sans cesse dans les œuvres de Jodorowsky pour montrer l’absence de démarche intérieure, spirituelle. C’est l’homme qui se serait départi de sa part divine, qui ne serait resté qu’au stade animal. Ainsi l’aveuglement peut être volontaire. Dans Escuela de ventr locuos, quatre marionnettes monstrueuses portent des lunettes noires4. Il s’agit d’un paralytique, d’une bossue, d’une lépreuse et d’un manchot, tous quatre manifestant leurs désirs libidineux et se mentant sur leur physique. La marionnette du Saint leur enlève leurs lunettes et ils s’aperçoivent alors

1 Carl Gustav JUNG, Métamorphose de l'âme et des symboles, Genève, Librairie de l'Université, 1953, p.

310.

2 Ibid., p. 344.

3 Santa Sangre, minute’ 85.

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tels qu’ils sont. Mais cette vision leur est insupportable : ils tuent le Saint et remettent leurs lunettes, préférant rester dans l’erreur, dans la « brillante obscurité »1. C’est en voulant se cacher leur monstruosité physique qu’ils sont réellement monstrueux, car ils se cachent la vérité.

Le thème de l’aveuglement revient particulièrement dans El Topo. Le personnage principal par son nom même signifiant « la taupe » rejoint cette thématique. Le film débute par un commentaire allégorique dans le Prologue : « La taupe est un animal qui creuse des tunnels sous terre à la recherche du soleil. Parfois son chemin la conduit à la surface ; quand elle voit le soleil, elle devient aveugle ». Tel la taupe, el Topo creuse un tunnel pour faire sortir les monstres de leur caverne mais il se trompe, il croit bien faire or cela finit par le massacre des monstres. Ce n’est qu’un homme, et malgré son évolution intérieure, il ne voit pas la portée de ses actes. Les monstres qu’il aide sont eux-mêmes aveuglés, loin de la Vérité : « Les habitants de ce bas monde sont tous des marginaux qui souffrent de difformités physiques ; ils sont nains, manchots, aveugles ou borgnes, chétifs. Ils sont une représentation de la monstruosité, car ils vivent loin de la lumière, avec tout le symbolisme que cela implique. Les images qui nous sont montrées, rappellent l’ambiance des tableaux de Jérôme Bosch, ou encore l’horreur que rencontre Dante en se promenant dans les cercles de son Enfer. La vie et la Vérité sont par conséquent hors de la Caverne et de l’enfermement, à la lumière du jour »2. Cela rappelle l’allégorie de la Caverne de Platon3 où le passage des personnages

de l’intérieur d’une caverne à l’extérieur montre l’accès aux différents degrés de la connaissance. L’homme dans la caverne est celui qui n’a pas encore atteint sa vérité divine.

Néanmoins, on peut dire que l’animalité forme la base de l’humanité et en fait donc partie. Sade par exemple se pose contre toute tentative de réduction métaphysique du réel. Le corps et les pulsions qui l’agitent sont une part sombre mais naturelle et donc essentielle de la nature humaine : « le héros sadien, « monstrueux », « dénaturé », exprime pour son créateur, précisément, la vérité de la nature, dont la perception est

1 Ibid., p. 92 : « brillante oscuridad ».

2 Frédéric ARANZUEQUE-ARRIETA, Panique: Arrabal, Jodorowsky, Topor, Paris, éd. L'Harmattan,

2008, p. 157.

3 Voir PLATON, La République, [écrit au IVe s. av. J-C], Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1940, Livre

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obscurcie par les fausses valeurs de notre civilisation »1. C’est aussi cette démarche de vérité que les paniques et notamment Jodorowsky engagent : « Ils n’hésitent pas à plonger dans les méandres de notre être jusqu’à la monstruosité la plus abjecte (inhérente à nous) de notre âme »2.

L’être humain cache une part « monstrueuse » en lui, qui est son origine animale. Ses pulsions le ramènent à une instinctivité primitive. Néanmoins, l’homme à la fois sublime et grotesque, beau et laid, bon et mauvais, se reconnaît être un individu au sein d’une société. Il tente de cacher sa vérité intérieure, notamment en repoussant ce qui est autre. Le monstre lui rappelle sa condition humaine, limitée, et ses défauts invisibles à l’œil nu. Monstrueux intérieurement, ou tout simplement humain, il tente de s’aveugler pour ne pas voir ses limites.

On associe souvent, au moins depuis le Moyen Age Beau et Bien, Laid et Mal. Dans une certaine mesure, les œuvres de Jodorowsky reprennent cette thématique où un physique monstrueux présage d’une monstruosité intérieure, morale. Le monstre devient donc un être symbolique. Il se détache du reste de la société car il va à l’encontre de toute norme. Or il interroge cette société sur ses valeurs. Par exemple, la cruauté et la violence sont les marques d’une monstruosité morale, or la société peut les ériger comme norme. Se pose alors la question de l’inversion des valeurs, du relativisme des notions : qu’est-ce qui peut être dit « normal » ou « anormal », « monstrueux » ? En cela tient l’intérêt littéraire du monstre d’ailleurs : « Les enjeux culturels de la représentation du monstre sont aussi variés qu’importants : définition du « civilisé », de l’ « autre » ; anthropologie du sacré ; interrogation sur l’identité sexuelle, etc. Aucun grand genre littéraire n’a négligé le monstre : par lui, la tragédie, la satire, l’épopée, le roman touchent au cœur de l’expérience humaine »3. Le monstre est une représentation paradoxalement extrême mais fidèle de l’homme, à la fois lié à l’animalité et tenant du divin.

1 Stéphane AUDEGUY, Les monstres, si loin et si proches, Paris, Gallimard, coll. Découvertes

Gallimard, 2007, p. 50.

2 Frédéric ARANZUEQUE-ARRIETA, Panique: Arrabal, Jodorowsky, Topor, Paris, éd. L'Harmattan,

2008, p. 76.

3 Stéphane AUDEGUY, Les monstres, si loin et si proches, Paris, Gallimard, coll. Découvertes

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