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II / L'ambiguïté du sacré.

B. J EU SUR LES HORIZONS D ’ ATTENTE

a. Jeu sur les connaissances et habitudes des spectateurs.

Jodorowsky joue tout d’abord sur les connaissances culturelles des spectateurs. Dans La Montagne sacrée, il filme en plan rapproché et avec un fond de musique d’église un gros homme travesti en Vierge Marie portant sur ses genoux le héros-Christ

1 Santa Sangre, minute’ 92.

2 Teatro sin fin, p. 283 et 284 : « ¡Ah, si esta escapada cima fuese el tablado de un teatro !... Si yo

estuviese de pie en un escenario. Si esta solitaria monta a fuera una platea llena de hombres, mujeres y ni os, dispuesto a gastar un poco de su tiempo para o rme […]… Si mi cuerpo estuviese cubierto con un disfraz de actor… […] Ah, si esto fuera una farsa, una tragedia, una comedia, una ilusi n ef mera ».

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devenu inconscient après s’être enivré1. Jodorowsky renouvelle le thème artistique de la Pietà ou Vierge de Pitié représentant Marie avec son fils mort sur les genoux, et dont la plus connue est celle de Michel-Ange exposée dans la basilique Saint-Pierre du Vatican à Rome. Mais là la représentation est devenue blasphématoire : la « Vierge » est un homme travesti cumulant les vices et son « fils » n’est plus qu’un simple ivrogne. De même lorsque les dix personnages arrivent au pied de la montagne sacrée, ils sont accueillis dans le « bar du Panthéon »2. Ce bar prend le nom d’un temple construit à Rome au Ier siècle av. J.-C. et dédié à tous les dieux de la religion antique. Il est ensuite devenu une église. A Paris existe un monument du même nom, anciennement utilisé comme lieu de culte et désormais lieu d’inhumation des grands hommes de la nation. Or ce lieu dans le film de Jodorowsky est devenu un lieu de débauche. Les personnages boivent, se rapprochent charnellement et se droguent au milieu des tombes, et les gens extraordinaires présents à l’intérieur ne sont que des charlatans ou des gens dont les pouvoirs sont inutiles. Un homme fort se présente aux dix personnages en affirmant qu’il doit être honoré car, grâce à ses pouvoirs surnaturels, il a traversé la montagne sacrée horizontalement3. Or c’est un faux héros car la vraie performance est d’escalader la montagne sacrée puisque sa richesse se trouve au sommet.

Mais c’est dans Zaratustra que Jodorowsky joue le plus sur la connaissance des spectateurs puisqu’il procède à une réécriture de l’œuvre de Nietzsche, Ainsi parlait

Zarathoustra. Zaratustra, tout comme celui de Nietzsche, séjourne sur la montagne,

descend essayer d’enseigner aux hommes sa sagesse et remonte sur la montagne, incompris. Mais celui de Jodorowsky redescend et doit se battre contre les mauvaises interprétations de sa doctrine. Il est rattrapé par ses propos déformés, et est finalement jugé et tué par les hommes. La théorie du Surhomme présente dans Ainsi parlait

Zarathoustra a été utilisée et déformée par les nazis, et ici le message d’amour de

Zaratustra est compris comme un message de haine : « il nous enseigna la haine sainte »4.

Jodorowsky perturbe les connaissances des spectateurs mais aussi leurs habitudes. Ainsi, il renforce le lien entre la scène ou l’écran et le spectateur, la réalité et la fiction.

1 La Montagne sacrée, minute’ 14. 2 Ibid., minute’ 92 et 93.

3 Ibid., minute’ 95.

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Il brouille les règles de la fiction. Comme le veut l’esthétique panique, il met sur scène des éléments inhabituels pour créer la surprise. Il joue également avec des éléments vivants qui rendent la représentation encore plus éphémère et unique. Selon Jodorowsky « il vaut mieux […] jouer sur l’éphémère, employer des éléments qui meurent dans le moment même où on les utilise : de la fumée, des animaux, des légumes, des choses que l’on casse… »1. Dès le XIXe siècle, André Antoine avait fait scandale en mettant en scène en 1888 Les Bouchers d’Icres et en utilisant sur scène de vrais morceaux de viande. Jodorowsky dans El Tủnel que se come por la cola jette « cent kilos de morceaux de viande sanglante »2 sur scène et douze œufs crus s’écrasent par terre3. Il met également en scène des animaux vivants : une truie et douze porcelets sortent du plafond dans El Tủnel que se come por la cola4 et des poules vivantes sont massacrées sur scène dans El Mir n convertido5.

Parfois également le lien entre réalité et fiction est entretenu par les personnages qui prennent directement à partie le spectateur. Dans La Montagne sacrée, les personnages des différentes planètes se présentent simplement sur le schéma : « Je m’appelle… Ma planète est… », et le premier d’entre eux, Fon, regarde la caméra en face pour se présenter6. Dans El Topo également, une des vieilles femmes embrassant le serviteur noir, s’adresse à la fois aux autres femmes présentes autour d’elle et aux spectateurs quand elle dit : « Vous êtes témoin, il m’embrasse de force »7.

Jodorowsky sort le spectateur de son confort, car il ne peut s’accrocher sur ses connaissances culturelles ni sur ses habitudes de spectateur. Jodorowsky perturbe même les genres cinématographiques et théâtraux.

b. Jeu sur les genres.

Tout type de film ou genre théâtral a ses codes. Or Jodorowsky bouleverse ces codes. El Topo qu’il réalise en 1970 est un film exemplaire car il se rattache à la

1 La Tricherie sacrée (entretiens avec Gilles Farcet), [1989], Paris, Dervy, 2004, p. 57. 2 Teatro sin fin, p. 375 : « cien kilos de pedazos de carne sanglante ».

3 Ibid., p. 367. 4 Ibid., p. 360. 5 Ibid., p. 389.

6 La Montagne sacrée, minute’ 38. 7 El Topo, minute’ 89.

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catégorie des westerns mais « utilisant les codes du western traditionnel (méchants bandits contre braves villageois, pièges du désert, duels au pistolet), Alejandro les pervertit à plaisir. Il y insuffle d’abord une rare dose de violence, mais aussi et surtout y introduit ses futurs thèmes de prédilection : la quête de soi, l’éclatement du couple, la recherche de la spiritualité, l’amour filial, le culte de l’anti-héros et de la dérision, l’amour des monstres, la critique de l’Eglise »1. Ce film fait partie des westerns dits « crépusculaires » en vogue dans les années 1970, où les personnages sont ambivalents, où la frontière entre le bien et le mal est mince, où l’antihéros erre dans un monde où il ne trouve plus sa place et où la violence est exaltée. Quant aux personnages féminins, ce sont essentiellement des prostituées ou des femmes aux mœurs douteuses. Il en va ainsi dans El Topo de Mara, « esclave » du général, puis compagne d’el Topo, qu’elle quitte pour partir avec une femme. De plus, le meilleur exemple de western crépusculaire est

La Horde sauvage de Sam Peckinpah sorti en 1969, où le sang est omniprésent, les

blessures mises en valeur, et où la fusillade finale est un gigantesque massacre dans une ville. El Topo peut faire référence à ce film, avec une disproportion comique, car il se termine également par le massacre des habitants de la ville par el Topo. D’ailleurs le critique Noël Simsolo affirme que « dans El Topo, il y a beaucoup d’hommages, des morceaux » et il cite « Fellini, Godard, Kurosawa, Leone »2. Kurosawa, spécialiste des

films de samouraï, est une référence qui montre la spiritualité qui est au cœur du questionnement de Jodorowsky et très présente au sein de son western. Jodorowsky s’amusera à brouiller les codes du western, en bande dessinée, avec la création de Bouncer, le héros manchot mais néanmoins fin tireur.

Avec Santa Sangre produit en 1989, Jodorowsky s’attaque au film d’horreur, voire gore. En 1973, Jim Sharman avec l’adaptation de The Rocky Horror Picture Show de Richard O’Brien, parodie des films de monstres traditionnels, s’était déjà amusé à brouiller les identités sexuelles et à violer les règles dominantes du bon goût. Il mêlait également l’horreur et la science-fiction. Jodorowsky avec Santa Sangre réalise un film gore mais où la psychologie des personnages est très développée, et où tout n’est qu’illusion. L’intrigue n’est plus un prétexte à montrer des crimes sanglants mais est une construction logique menant à une résolution inattendue : la figure de la mère qui poussait Fénix à tuer n’était qu’une chimère, une illusion de son esprit.

1 Jean-Paul COILLARD, De la Cage au grand écran, entretien avec Alejandro Jodorowsky, Paris, K-

Inite, 2009, p. 146.

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Jodorowsky procède de la même façon avec ses pièces de théâtre. Devant indiquer le genre auquel se rattache Hipermercado, il écrit : « répétition infâme »1, qui pourrait être en fait pris comme un sous-titre si l’on prend en considération l’intervention de l’auteur au sein de la pièce qui pourrait faire croire à une œuvre non achevée. Pour El Mir n convertido, il choisit l’expression a priori paradoxale de « tragédie panique »2. Dans cette pièce il mêle le registre tragique au registre comique. Les personnages sont grotesques, tels l’estropié pourvu d’une main supplémentaire à l’arrière de son corps et le vieil homme immature et lubrique, mais la pièce se termine par une mort symbolique des personnages au son d’une marche funèbre. Quant à El

Tủnel que se come por la cola, il en fait un « auto sacramental panique »3. « Auto sacramental » signifie à l’origine en espagnol « représentation du Saint Sacrement ». Les autos sacramentales étaient des pièces édifiantes jouées autrefois en Espagne le jour de la Fête Dieu. Jodorowsky réhabilite donc le nom d’un genre théâtral, mais détourne ce genre de son but premier : bien qu’emprunte de spiritualité cette pièce ne célèbre pas Dieu mais proclame la déréliction dans laquelle se trouve l’homme.

Jodorowsky déjoue les horizons d’attente des spectateurs. Il brouille toutes les connaissances culturelles et génériques. Il utilise toutes les possibilités que lui offrent les différents arts en jouant avec leurs codes. Il crée alors un art qui s’exhibe, affirme son esthétique baroque.