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a. Le mystère de leur « apparition ».

L’existence du monstrueux dans un type de société et d’univers normalisés va à l’encontre de la raison et du désir d’harmonie et d’unité qui loge dans la psyché humaine. L’Homme veut comprendre le fonctionnement et les lois de ce qui l’entoure, ainsi il a recherché les origines et les causes de l’apparition des monstres. Le monstre est lié au mythe, muthos signifiant en grec « récit, fable ». Lucrèce dans son De rerum

natura, présente la Terre de l’« Age d’or » très féconde, pouvant produire des Hommes

grands et forts, mais celle-ci s’est épuisée :

« Nombreux alors furent les monstres que la terre ébaucha, étranges par leurs traits et leurs membres : l’hermaphrodite, ni homme ni femme, équivoque, à l’un et l’autre sexe aliéné, certains êtres dépourvus de pieds ou de mains,

d’autres muets, sans bouche, ou sans regard, aveugles, ou bien captifs de leurs membres soudés à leur corps et ne pouvant rien faire, ni avancer nulle part,

ni éviter le danger, ni pourvoir à leurs besoins »1.

Ils étaient de plus stériles et destinés à mourir jeunes. Cette description montre les monstres comme étant des « ébauches », des êtres nés presque par erreur, en raison d’un manque d’énergie créatrice. Ils se définissent donc autour du manque.

Empédocle, lui, voit la naissance des monstres comme en partie le fruit du hasard, d’un dérèglement survenu lors de l’ « assemblage » des membres entre eux : « on vit les membres s’ajuster, au hasard des rencontres, et d’autres en grand nombre sans cesse continuèrent la chaîne. Etres aux pieds tournant pendant la marche et aux mains

1 LUCRECE, De rerum natura, [écrit au Ier s av. J-C], Paris, GF Flammarion, 1998, « Monstres et espèces

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innombrables. D’autres naissaient avec deux visages, deux poitrines, bœufs à face humaine ou au contraire hommes à crâne de bœuf, et encore les androgynes, au sexe paré d’ombre »1. Jodorowsky ne porte pas un jugement éthique mais esthétique sur les monstres. C’est ainsi qu’il s’intéresse à ce « hasard » qui crée les monstres et célèbre en lui « l’imagination biologique de la nature »2. Leur existence doit produire le même effet que devant les tableaux de Jérôme Bosch : une contemplation artistique, amenant à raisonner sur le monde. Il y voit ainsi matière de symbole.

Au XXe siècle, Etienne Wolff affirme encore : « Un monstre est, pour ainsi dire, un « raté de fabrication » ; il porte souvent de toute évidence la marque de son origine embryonnaire »3. Le monstre se présente donc comme une figure régressive. C’est ce symbolisme-là que revêt l’homme-tronc accompagnant le héros dans La Montagne

sacrée : il est le fruit de l’imagination du héros et lorsque ce dernier le jette à l’eau4, il se sépare de son passé comme lui a demandé l’alchimiste : « Libère-toi du passé »5. Le monstre comme figure régressive rappelle également la matrice, la mère monstrueuse de

Santa Sangre, que Fénix est obligé de tuer pour vivre par lui-même. Le monstre est en-

dehors des conceptions de la raison, car il montre les limites du corps qui n’est pas dirigé par l’esprit. L’appréhension du monstre, au double sens de « saisi de l’esprit » et « crainte vague », se fait en premier lieu par la vue. Il choque et provoque une certaine « intranquillité ».

Il est la preuve pour le croyant d’une création monstrueuse. Le latin monstrum à la base du mot monstre pouvait d’ailleurs signifier « prodige ayant une valeur de présage », du fait de l'interprétation qui en était faite. Dans le christianisme, cette création peut être attribuée au Diable. Le Diable est lui-même représenté comme un monstre, reprenant la figure grecque de Pan. Mais l’idée d’une création diabolique confère au Diable le même pouvoir de création que Dieu. Le Diable devient « Lucifer », l’ange déchu mais « porteur de lumière », combattant Dieu à forces égales. Cela mène au culte possible du Diable et à sa religion : le satanisme. Si cette création est divine ,

1 EMPEDOCLE, Les Purifications. Un projet de paix universelle, [écrit au Ve s av. J-C], Paris, Seuil,

2003, chap. 59 à 61.

2 Jean-Paul COILLARD, De la Cage au grand écran, entretien avec Alejandro Jodorowsky, Paris, K-

Inite, 2009, p. 138.

3 Etienne WOLFF, La Science des monstres, Paris, Gallimard, 1948 4 La Montagne sacrée, minute’ 91.

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cela pose problème car il est dit dans la Bible : « Dieu créa l’homme à son image »1, Dieu étant un être parfait, mais l’on peut alors imaginer que « Dieu a permis ces productions de la matière pour nous apprendre ce que c’est que la création sans lui : c’est l’ombre qui fait ressortir la lumière ; c’est un échantillon de ces lois du hasard qui, selon les athées, doivent avoir enfanté l’univers »2. Mais la recherche d’une explication à cette création, si l’on admet qu’elle soit divine, remet aussi en cause le Créateur. L’homme au corps inachevé ou déformé fait office de « bouc-émissaire », de « sacrifié », au même titre que Jésus criant sur la croix : « Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? »3.

Les explications mythologiques et religieuses de l’apparition des monstres, bien qu’essayant de pallier l’insuffisance de l’esprit pour résoudre ce mystère, n’apportent pas de réponse satisfaisante.

b. Une science des monstres ?

Dès le XVIe siècle, parallèlement aux superstitions qui persistent, la culture humaniste s’intéresse aux monstres. Ambroise Paré rédige en 1573 le traité Des

monstres et prodiges qui aborde l'analyse des monstres d'une manière plus scientifique à

travers des cas concrets : siamois, doigts surnuméraires, animaux à deux têtes, etc. Mais l'imaginaire demeure très présent : Paré parle de « monstres célestes », décrit des créatures à mi-chemin entre l'homme et l'animal, et livre des explications assez fantaisistes de ces anomalies. Au XIXe siècle, on essaie de séparer totalement l’idée de monstre de toute conception religieuse ou métaphysique, et de s’en tenir à des observations concrètes. La question ne revient plus sur le « pourquoi » du monstre mais sur le « comment ». Ce siècle voit l’invention d’une « science des monstres », la tératologie. Les zoologistes Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et son fils Isidore, ainsi que l’anatomiste allemand Johann Friedrich Meckel von Helmsbach, sont à l’origine de cette nouvelle science qui ne verra son plein essor qu’au XXe siècle, avec la découverte

des influences extérieures sur le fœtus. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, dans son Traité

1 La Bible de Jérusalem, [traduction de 1956], Edition du Cerf, 1979, « Genèse », 1 :27.

2 François-René DE CHATEAUBRIAND, Le Génie du christianisme, [1802], Paris, Ledentu, 1830, p.

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de tératologie1, essaie de classer systématiquement et objectivement les monstres. Ces savants, tout en en excluant toute dimension religieuse, prennent la suite du relativisme de Montaigne qui déclarait : « Ceux que nous appelons monstres ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qu’il y a comprises »2. Une plus grande compréhension va vers une plus grande tolérance. Au XXe siècle, Richard Goldschmidt propose même de rendre compte des sauts dans l’évolution des espèces par la notion de « monstre prometteur »3. Le monstre se charge donc même de valeur positive.

Dans les œuvres de Jodorowsky, de nombreux « monstres » reviennent : la plupart sont nains et estropiés ou manchots. Néanmoins ils ne portent pas tous une même symbolique. On ne peut opérer un classement fiable si l’on ne tient pas compte de la valeur, positive ou négative, que ces monstres acquièrent. Tandis que les monstres de la caverne dans El Topo sont tous bienveillants, l’estropié et le manchot, aidant le premier maître du désert, cherchent à tuer el Topo. Finalement le classement des monstres tient moins à les différencier entre eux et à les individualiser qu’à circonscrire le monstrueux, et pas non plus à en faire changer l’image. L’imaginaire collectif groupe les monstres dans une même classe : les Autres. René Girard affirme : « On cherche à classer les monstres ; ils paraissent tous différents mais en fin de compte ils se ressemblent tous ; il n’y a pas de différence stable pour les séparer les uns des autres »4.

Ainsi, dans El Topo, aucune distinction n'est faite entre les monstres qui habitent la caverne, tous représentent un « en-deçà » de la société. Au sein de leur communauté, les handicaps particuliers n'importent pas, seule importe leur commune monstruosité. Ils se retrouvent d'ailleurs tous réunis par la même mort, qui leur est apportée par les membres actifs et « normaux » de la société.

1 Isidore GEOFFROY SAINT HILAIRE, Histoire générale et particulière des anomalies de

l’organisation chez l’homme et les animaux, t. 2 : Des monstruosités, des variétés et des vices de conformation, ou Traité de tératologie, Paris, J.-B. Baillière, 1836.

2 Michel MONTAIGNE, Essais, [1595], Paris, Gallimard, coll. Pléiade Bibliothèque, 2007, livre II, chap.

30.

3 Voir Richard GOLDSCHMIDT, The Material Basis of Evolution, New York, New York University

Press, 1940.

4René GIRARD, La Violence et le Sacré, [1972], Paris, Hachette Littératures, 2008, « Du désir

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Le corps monstrueux est montré, exposé dans les oeuvres de Jodorowsky. Celui- ci ne se contente pas de mettre en avant le monstre pour étudier ses difformités physiques, mais montre ses rapports avec la société. Ainsi le monstre, différent de la norme, entraîne à la fois la curiosité et le rejet de l'ensemble de la société. Il provoque un questionnement sur ce qu'est le monstrueux, à la fois repoussé et sujet de curiosité, à la fois marque d'une infériorité de l'être frappé de difformité et marque d'un principe sacré agissant en lui. Le monstrueux tient du mythe, il fait appel aux idées et aux croyances les plus primitives. Malgré l'évolution de la société vers une rigueur plus scientifique et un raisonnement logique, la norme a tendance à repousser le monstrueux pour se construire elle-même et pour s'affirmer. Le monstre est l' « alter ego », « l'autre moi-même » que l'on rejette, ses défauts physiques pouvant rappeler le désordre que l'on combat, les incertitudes de la condition humaine, et renvoyant à nos propres défauts, à notre monstruosité intérieure.

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3) Une intériorité monstrueuse.