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II / L'ambiguïté du sacré.

B. L E MONSTRUEUX AU SEIN DU CHRISTIANISME

a. Dieu et Diable.

Le christianisme institue deux entités contradictoires, représentant l’une le Bien, l’autre le Mal : Dieu et le Diable. Carl Gustav Jung dans Réponse à Job fait néanmoins remarquer: « Clément de Rome [quatrième pape, ayant vécu à la fin du Ier siècle] professait que Dieu régentait le monde avec une main droite et une main gauche. La main droite signifiait le Christ et la gauche Satan. La conception de Clément est manifestement monothéiste puisqu'il réunit les principes opposés dans un Dieu »1. La pensée chrétienne a peu à peu évolué vers un dualisme partiel, car le Diable bien qu’entité autonome n’est pas égal à Dieu mais considéré comme un ange de Dieu déchu, n’existant que grâce au Créateur mais s’en étant détaché. Ce qui aurait pu être vu comme la part monstrueuse d’un Dieu bivalent devient un être distinct, créature de Dieu luttant avec celui-ci. La lutte entre ces deux grandes forces est décrite comme difficile dans l’Apocalypse de Saint Jean, mais le principe divin triomphe. Le Mal représenté par le Diable serait en fin de compte voulu par Dieu car il a une finalité, être écrasé par Dieu à la fin des temps : « Notons enfin que cette Bête abominable est vaincue par le Divin, au terme d’un combat eschatologique (c’est-à-dire qui concerne les fins dernières de l’homme et du monde). Ainsi se dessine ce que l’on pourrait appeler le schéma fondamental du monstre : une créature menace la Terre ; combattue par des forces positives, elle finit par être vaincue, ce qui correspond à la fin du monde (dans les deux sens du mot fin), et au dénouement des récits bibliques »2. Deux monstres sont ainsi

présents dans la Bible : le Léviathan, à la fois dragon, crocodile et serpent, présent dans les psaumes 74, verset 14 et 104, verset 26, dans le Livre d’Isaïe, 27:1 et dans le Livre

de Job 3:8 et 40:25 ; et Béhémoth, sorte d’hippopotame gigantesque présent dans le Livre de Job, 40:15-24. Le monstrueux semble être ce qui s’oppose au sacré, est

combattu par lui puis exterminé.

Or beaucoup d’actes ou de notions échappent à cette tentative d’explication manichéenne. Il en va ainsi du désir et de l’amour physique : sources de bonheur, ils sont aussi source de péché selon la tradition chrétienne. La libido mêle les deux

1 Carl Gustav JUNG, Réponse à Job, [1952], Paris, Buchet Chastel, 1994, p. 244.

2 Stéphane AUDEGUY, Les monstres, si loin et si proches, Paris, Gallimard, coll. Découvertes Gallimard,

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principes : « la libido ressemble […] au dieu bon comme au diable. Donc si le méchant pouvait être détruit totalement, le « divin », ou le « démoniaque » en général, subirait une perte considérable ; ce serait une amputation au corps de la divinité »1. Le christianisme fait intervenir une double nécessité : celle de Dieu et du Diable. Le principe malin est en quelque sorte le « double monstrueux »2 et imparfait de Dieu. Dans les œuvres de Jodorowsky, la lutte entre le Bien et le Mal est montrée par le flux de sang qui est présent dans beaucoup de scènes de films. Au début d’El Topo, un village entier a été massacré et les habitations démolies, l’église a été peinte en rouge et les moines de la Mission ont été capturés. Ce début montre les représentants de l’Eglise torturés : un bandit coupe le doigt d’un moine qu’il a déguisé en mariée et lui applique le sang en guise de rouge à lèvres3. Le Diable est aussi évoqué dans El Mir n

convertido, où se fait entendre une invocation au démon pour donner vie à une chaise :

« Peu à peu commencent à s’entendre quelques paroles d’invocation au démon prononcées par une voix sifflante de vieille femme »4. Mais parfois encore le Bien et le Mal se mêlent. Dans La Montagne sacrée, le héros allant s’embarquer pour traverser la mer veut faire un miracle en faisant apparaître des pains pour les enfants affamés qui se pressent autour de lui. Néanmoins il est arrêté dans son geste par la vision des conséquences négatives qui résulteraient de cette intention généreuse : la querelle et l’incompréhension.

Le Bien et le Mal, Dieu et le Diable se mêlent ainsi à l’intérieur même de la doctrine chrétienne. Et la mort achève cette union entre le monstrueux et le sacré.

b. Le sacrifice.

La mort tient une place privilégiée dans le christianisme. Dans l’Ancien Testament, notamment dans le Lévitique, des sacrifices d’animaux sont préconisés. Le sacrifice est fait pour se purifier d’une faute ou pour rendre grâce à Dieu, dans tous les

1 Carl Gustav JUNG, Métamorphose de l'âme et des symboles, Genève, Librairie de l'Université, 1953, p.

207.

2 Voir René GIRARD, La Violence et le Sacré, [1972], Paris, Hachette Littératures, 2008. 3 El Topo, minute’ 17.

4 Teatro sin fin, p. 382 : « Poco a poco se comienzan a escuchar unas palabras de invocaci n al demonio

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cas « le sacrifice est l’acte par lequel une alliance est scellée entre l’homme et Dieu »1. Le sacrifice le plus célèbre de l’Ancien Testament est celui qu’offre Abraham. Il est un signe d’obéissance à Dieu puisque ce dernier demande à Abraham de lui sacrifier son fils unique, avant qu’un ange vienne arrêter son geste et qu’Abraham ne substitue une brebis à son fils pour le sacrifice. Dans La Montagne sacrée, pendant l’ascension de la montagne, cette scène biblique est rejouée. Mais les rôles sont inversés et c’est le fils- disciple qui doit tuer le père-Maître. Au moment où le fils abat son épée, une brebis à la tête coupée a pris la place du père-Maître, qui rit à côté2. C’est une mort symbolique du père, dont le fils doit se détacher pour vivre sa propre vie : ainsi dans les deux cas, l’intention en tant que symbole compte plus que l’acte effectif. Le tatouage que fait Orgo sur la poitrine de son fils Fénix dans Santa Sangre3 est aussi un assassinat symbolique de la personnalité du fils. Cet acte est à la fois sacré puisque l’aigle dessiné à la pointe du couteau est censé agir comme un talisman et faire passer Fénix dans l’âge adulte, et monstrueux puisqu’il s’apparente à une torture et représente une aliénation du fils par le père.

Mais le sacrifice peut être aussi celui de son être propre. En effet, le christianisme n'abolit pas le sacrifice, mais préconise peu à peu le « sacrifice de soi » comme alternative au sacrifice de l'autre. Le premier à se sacrifier est Jésus dans le Nouveau Testament. Il devient la victime sacrificielle qui par sa mort rachète tous les péchés des hommes. Il joue un rôle de purificateur. Lorsqu’el Topo s’immole par le feu au milieu de la ville, après avoir tué ceux qui avaient massacré les monstres, il se purifie de ses crimes, et en même semble prendre en charge tous les crimes commis précédemment dans la ville. Il représente l’homme universel, comme le Christ, et acquiert ainsi paradoxalement une dimension sacrée : « Cette action confère au « sacrifié » à travers son « sacrifice », une « sacralité » qui lui permet de dépasser sa condition humaine »4. Dans la personne de Jésus, la monstruosité et par cela même la grandeur de la mort sont exacerbés par l’acte de crucifixion. La croix devient un symbole universel du martyre. Le sacrifice est ensuite commémoré dans la liturgie chrétienne par un acte quasi anthropophagique : l’eucharistie où le peuple mange ce qui s’est changé symboliquement en corps de Jésus lors du procédé de transsubstantiation. Dans La

1 Petit Larousse des symboles, Paris, éd. Larousse, 2006. 2 La Montagne sacrée, minute’ 104.

3 Santa Sangre, minutes’ 28 et 29.

4 Frédéric ARANZUEQUE-ARRIETA, Panique: Arrabal, Jodorowsky, Topor, Paris, éd. L'Harmattan,

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Montagne sacrée, le parallèle entre eucharistie et anthropophagie est mis en évidence

lorsque le héros mange le visage du moulage du Christ avant de laisser monter son corps dans les airs accroché à des ballons1. L’exemple de Jésus a ensuite été suivi par des hommes qualifiés de martyrs, prêts à mourir pour leur foi et pour leur Dieu. Le sacrifice est dans ce cas-là comme dans les temps anciens encore un hommage à Dieu, puisqu’on lui offre sa propre vie. Ainsi dans Escuela de ventr locuos, la marionnette du Saint ouvrant les bras en croix s’offre à ses bourreaux en disant : « Le sacrifice est la couronne du saint »2.

On voit alors apparaître un culte du martyre en même temps qu’un culte des martyrs. La souffrance devient une nécessité pour être vénéré. Dans Santa sangre, la sainte à proprement dit est une petite fille violée et tuée par deux frères. Aucune dimension spirituelle ou héroïque n’est présente dans sa mort mais sa souffrance seule permet de lui vouer un culte. L’attrait pour la souffrance permet d’en faire quelque chose de sacré. Le sacrifice de soi peut alors aussi se mêler au sacrifice de l’autre et mener à la cruauté la plus totale. La figure du Christ est détournée dans El Tủnel que se

come por la cola : un enfant déguenillé est cloué en croix sur un miroir3. Cela peut rappeler certaines cérémonies de la Passion où pour commémorer ce moment saint, des hommes se font réellement crucifier, par exemple aux Philippines. Le sacrifice animal des origines passe par le sacrifice de soi pour aboutir par déviation au sacrifice humain. La souffrance humaine est présentée comme un moyen pour la personne sacrifiée et la communauté d’accéder au divin. Cela peut amener à des actes de torture. Dans El

Mir n convertido « le vieux pose une croix de bois sous la langue de la jeune femme et

avec un marteau la lui cloue dessus »4.

Les symboles d’origine sont alors détournés. La part possiblement monstrueuse du christianisme est révélée par une société où la violence effective et la violence métaphysique se confondent.

1 La Montagne sacrée, minutes’ 21 et 22.

2 Teatro sin fin, p. 91 : « Santo. (Abriendo los brazos en cruz.) El sacrificio es la corona del santo ». 3 Ibid., p. 363.

4 Teatro sin fin, p. 393 : « El viejo coloca una cruz de madera bajo la lengua de la joven y con un martillo

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