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III. DE L'ANALYSE DES PRATIQUES DES AGENTS DE SÉCURITÉ PRIVÉE

1. La non-intervention

1.2 L'inutilité de l'intervention

Parler ici d'inutilité d'intervention, c'est signifier avant toute chose que le contrôle est rendu inutile car les itinérants sortent des lieux surveillés d'eux-mêmes. Dans cette situation, ce n'est pas le contrôle qui diminue mais bien au contraire sa force qui s'accroît puisqu'il n'a plus besoin d'être formalisé dans une action concrète, il s'exprime par la simple vision de l'uniforme. C'est du moins ce qui ressort de nos observations: “ Leur plaisir à eux, c'est quand ils voient des bonhommes bleus, ils viennent, pis ils le voient ils se lèvent pis ils s'en vont ” (Entrevue UQAM, Lee).

1.2.1 L'analyse descriptive des situations d'inutilité de l'intervention

Les agents interrogés et observés nous ont fait part du fait que, généralement, les itinérants sortent des lieux à leur approche sans qu'il soit nécessaire de leur dire.

Ben souvent quand ils voient que tu es cool, ils vont venir te dire bonjour, ils tendent la main, ils vont venir te parler un petit peu et puis après ça ils s'en vont (Entrevue UQAM, Nathalie).

Cette réalité observée à maintes reprises, nous permet d'affirmer quelques considérations. Simplement la visibilité d'un contrôle potentiel, signifié par la patrouille et l'uniforme des agents de sécurité suffit dans de nombreux cas pour que l'itinérant estime que, jugé indésirable, il doit quitter les lieux, ce qu'il fait volontairement. Ce respect de l'autorité peut s'expliquer par le fait que la nature quotidienne et prolongée des relations entre les agents de sécurité et les itinérants conduit ces derniers à ne pas lutter tous les jours contre cette autorité. Tout comme elle incite les agents de sécurité à ne pas “ s'acharner ” inutilement sur les itinérants et même faire preuve d'une certaine tolérance en diverses circonstances

Par ailleurs, le fait de quitter les lieux n'engage pas de manière absolue les itinérants puisqu'ils peuvent revenir à tous moments. S'ils semblent vouloir éviter le contrôle en sortant d'eux mêmes, il n'en demeure pas moins qu'ils ne renoncent pas à vivre dans ces lieux surveillés. Leur départ n'est jamais définitif et s'entend souvent comme de courte durée. À cet égard, l'ensemble des

agents de sécurité interviewés mentionnent la nature répétitive du contrôle social qu'ils exercent à l'endroit des itinérants:

La personne va quitter. À 95 % du temps elle va quitter, pis là il arrivera absolument rien. Mais c'est ça elle revient souvent, c'est ça qui est le problème par exemple. Nous, on fait n'importe quoi, et pis ça arrive assez souvent que comme au pavillon Jasmin, on va l'expulser au coin Saint-Denis, Sainte-Catherine, pis il va la surveiller, elle va tourner sur Sainte- Catherine, pis elle rentre au pavillon Aquin. Ben dans ce temps là nous on appelle ici parce qu'on sait, et avec les communications on va rejoindre le collègue, pis l'agent du Pavillon Aquin va aller l'intercepter et va le remettre dehors. Bien des fois on peut mettre le même itinérant dix fois dehors dans la même journée, l'hiver. L'été comme je te le dis c'est plutôt rare parce que la température est assez clémente. Parce que l'hiver, là ça peut arriver cinq à six fois, il le sait qu'il va se faire mettre dehors, mais il va se dire si ça prend cinq minutes avant qu'on le trouve ou 10 ou 15 minutes ben c'est 15 minutes qu'il est à la chaleur. Pour ça pour les interventions c'est toujours pareil, j'ai jamais eu moi là que une intervention a mal tourné ou que c'est arrivé un drame ou quelque chose comme ça (Entrevue UQAM, Romain).

1.2.2 Les conséquences de ces situations en termes de contrôle social

Cette situation nous apparaît comme l'expression d'un contrôle admis et intégré. Ainsi, l'uniforme semble marquer, pour certains itinérants, l'image d'une autorité qu'ils doivent respecter dans la mesure où il rappelle que leur présence en certains lieux ne peut être tolérée. D'une part, cette réalité montre que certains itinérants sont totalement conscients du fait que leur présence dans des lieux surveillés est limitée par la présence plus ou moins rapprochée des personnes ayant pour mission le contrôle de la place. Suite à nos observations, nous pouvons affirmer que certains itinérants, que les agents disent être les vieux itinérants, ont admis ce jeu qui fait qu'ils limitent d'eux-mêmes leur présence dans les lieux surveillés, disparaissant aussitôt qu'apparaissent les agents de sécurité. Aussi, il semble que l'expression d'une autorité associée à l'uniforme des agents de sécurité est réelle. À cet égard, nous pensons pouvoir affirmer que la désocialisation des itinérants n'est pas absolue dans la mesure où ils semblent comprendre et dans une certaine mesure, accepter le contrôle dont ils font l'objet. De fait, il nous apparaît que pour renoncer de soi à s'accrocher à l'intérieur alors que les conditions extérieures sont extrêmes, il faut non seulement que le contrôle social soit fort, mais aussi que les personnes contrôlées aient abdiqué en ce qui concerne les éléments de leur survie.

Pourtant, il semble que c'est à l'endroit de ces personnes, les plus vieux itinérants, que le contrôle exercé par les agents de sécurité est le moins développé puisque la plupart de ces derniers ne définissent pas la présence des premiers comme problématique contrairement à ce qu'ils disent

des jeunes. Il nous faut constater combien la représentation de l'aspect problématique de l'itinérant définit la pratique de contrôle social exercé à son endroit. Nous verrons ultérieurement comment les agents de sécurité parviennent à catégoriser les itinérants comme problématiques ou non.

Aussi nous avons pu faire la constatation paradoxale suivante: la formalisation du contrôle social exercé par les agents de sécurité se manifeste à contrario du désengagement social des itinérants; en l'absence de contestation du contrôle celui-ci ne s'exerce qu'implicitement par sa seule visibilité tandis que la contestation du contrôle entraîne une démarche active des agents.

1.2.3 Les limites de ces situations d'inutilité de l'intervention

Nous avons pu constater lors de nos observations qu'en effet comme le soulignent les agents interviewés, cette réalité d'un contrôle social accepté n'était pas générale et concernait très souvent des personnes plus âgées. Ainsi, les agents interrogés n'envisagent pas la présence des itinérants plus âgés comme un problème puisque ces derniers acceptent le contrôle dont ils font l'objet au point même de l'éviter en se retirant eux-mêmes des lieux contrôlés. Néanmoins, l'évitement du contrôle par les “ vieux itinérants ” nous laisse perplexe. S'agit-il réellement d'une acceptation du contrôle, ou d'un renoncement à la contestation? Il nous est difficile de répondre à cette question. Cependant, nous faisons l'hypothèse que cet évitement est le signe non pas d'une acceptation d'un contrôle mais, bien plus grave, d'un réel désengagement de ces personnes qui n'ont même plus l'envie de contester l'autorité des agents qui les expulsent d'un endroit qui, pour eux, correspond à un milieu de vie. Connaissant leur situation de carences absolues dans tout ce qui est essentiel à leur survie, nous pensons que ce renoncement, traduit par une expulsion volontaire, marque à quel point le cheminement de désengagement social des itinérants est long et conduit à une forme d'auto-désengagement.

Ainsi, nous avons pu observer qu'il existait de nombreuses situations où les agents de sécurité n'interviennent pas. Or, ce que nous pouvons affirmer, c'est que les situations de non- intervention correspondent ordinairement à des situations où l'exercice du contrôle social n'est pas justifié, soit parce que l'agent considère que le comportement de l'itinérant ne requiert pas une intervention, soit parce que l'itinérant exerce de lui même le contrôle social dont il devrait être l'objet. Dès lors, nous pouvons indiquer que la situation de non-intervention n'équivaut pas à une situation de non-contrôle. Mais bien au contraire, à une force du contrôle, puisque la seule présence des agents bien identifiés par des uniformes, suffit pour que les itinérants quittent les lieux. Il n'en

demeure pas moins qu'il existe de nombreux cas où l'intervention des agents de sécurité prend la forme d'une intervention coercitive.