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Partie 3 De l’analyse des pratiques de correction de la production écrite en FLE à l’élaboration d’une

6. L’interlangue : ce que les erreurs disent de notre apprentissage

Le concept d’interlangue est intrinsèquement lié à celui d’erreur de compétence et tous deux fonctionnent ensemble, le second étant le miroir du premier. Cette nouvelle approche poursuit l’évolution déjà amorcée, en plaçant encore un peu plus l’apprenant et son activité cognitive au centre de l’enseignement-apprentissage.

6.1. L’interlangue, définition

« Compétence transitoire » (Corder, 1967), « système approximatif » (Nemser, 1971) ou encore « système intermédiaire » (Porquier, 1974), tous ces termes désignent en réalité la même chose : l’interlangue. (Galligani, 2003), (Marquiló, 2003). L’apprenant en langue étrangère possède à n’importe quelle étape de son apprentissage une langue interne qui ne correspond ni à sa langue maternelle, ni à la langue cible qu’il est en train

19 Voir la différenciation que fait déjà dès 1971 Corder à ce sujet. (Corder, 1971 pp. 7-8)

20 J’utilise le terme langue maternelle car c’est ce terme qui est utilisé à cette époque par les linguistes. Toutefois, aujourd’hui ce terme a été largement remis en cause dans le cadre des recherches sur le multilinguisme. On préfèrera parler de langue(s) première(s)

d’apprendre, mais à un système intermédiaire obéissant à des règles propres qui peuvent être décrites en termes linguistiques (Corder, 1980b).

« Quelles que soient les terminologies qui opposent les diverses conceptions de l’interlangue, on retrouve partout l’idée d’une structuration progressive des connaissances d’apprenants en langue étrangère, d’une complexification par laquelle la compétence intermédiaire se rapproche de l’objectif fixé au départ par les apprenants, à savoir la langue cible » (Galligani, 2003 p. 143).

Selinker met en place l’hypothèse de l’interlangue à partir de la constatation suivante : les productions des apprenants en langue étrangère diffèrent significativement des productions des natifs dans cette langue. Pour autant, ces productions ne sont pas non plus un copier/coller de leur langue maternelle. Enfin, ces productions obéissent à des règles spécifiques. Il en conclut donc que l’apprenant fait un travail cognitif d’appropriation de la langue contrairement aux exercices structuraux de la période béhavioriste où l’apprenant ne réfléchissait pas et se contentait de reproduire un modèle. (Selinker, 1972), (Galligani, 2003) De mon point de vue, la définition de Cuq est la plus complète et reprend tous les éléments qui avaient été mis en avant par les autres linguistes.

« En didactique des langues, on désigne par interlangue la nature et la structure spécifiques du système d’une langue cible intériorisé par un apprenant à un stade donné. Ce système est caractérisé par des traits de la langue cible et des traits de la langue source (langue maternelle ou autres langues acquises postérieurement ou simultanément), sans que l’on puisse y voir seulement l’addition ou le mélange de l’une et de l’autre. Il s’agit en effet d’un système en soi, doté de sa structure propre et qui ne peut être décrit que comme tel » (Cuq, 2003 pp. 139-140)

Les éléments clés de cette définition sont, d’une part le caractère évolutif : on constate un état de l’interlangue à « un stade donné » de l’apprentissage, et d’autre part la singularité de l’interlangue : elle n’est ni « addition » ni « mélange » de la langue maternelle et de la langue cible, mais bien une structure autonome et personnelle à chacun que l’on ne pourra décrire qu’indirectement par l’observation des erreurs des apprenants. Ce dernier point est essentiel, car il pousse encore plus loin la réhabilitation de l’erreur qui représente maintenant une trace d’apprentissage et de structuration de l’interlangue de l’apprenant. Dans l’enseignement, on partira ainsi des erreurs de l’apprenant et on le poussera à effectuer un travail cognitif sur ses erreurs, afin de mobiliser et faire évoluer son interlangue. On retrouve aussi cette idée dans le CECRL, sur la partie consacrée aux fautes et erreurs, qui considère les erreurs comme « inévitables » et le « produit transitoire du développement d’une interlangue par l’apprenant » (Conseil de l’Europe, p.118).

6.2. L’interlangue, propriétés

Selinker (1973 cité par Galligani, 2003) explique que certains phénomènes sont récurrents dans l’interlangue. Tout d’abord, les erreurs ne se produisent pas de manière isolée et aléatoire mais se répètent selon une certaine « systématicité » à un moment donné de l’apprentissage. De plus, une partie de ces erreurs perdure au cours du temps, c’est ce que Selinker appelle la « stabilité » de l’interlangue. Toutefois, ce système n’est pas figé et des erreurs qui avaient disparu tendent à réapparaitre comme s’il y avait une « régression » de l’interlangue. En réalité, les recherches ultérieures montreront qu’il ne s’agit pas d’une régression, mais au contraire d’une évolution de l’interlangue vers un nouveau stade où certaines erreurs reviennent car elles répondent à de nouvelles règles de fonctionnement. Enfin, Selinker constate une intercompréhension entre les locuteurs d’une même interlangue, ce que tempère néanmoins Galligani. En outre, Galligani (2003) explique qu’à ces caractéristiques, il faut ajouter d’une part, la notion de « perméabilité » et d’autre part, celle de « dynamique » qui rentrent en conflit avec la « stabilité » et la « systématicité », provoquant une « instabilité » et une « variabilité ».

- L’instabilité : Lorsque l’on souhaite étudier l’interlangue, il est important de prendre en compte son aspect « dynamique ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’un système homogène et stable, mais plutôt d’un système lui-même composé d’une multitude de « microsystèmes » plus ou moins indépendants. (Py, 1980) Chacun de ces microsystèmes obéit à ses propres lois qu’il peut éventuellement transgresser et qui par ailleurs, peuvent rentrer en conflit avec les lois d’un autre microsystème. C’est cela qui confère à l’interlangue son caractère instable (Galligani, 2003).

« La notion de microsystème permet de concevoir la langue comme équilibre instable. Au lieu de la définir comme système cohérent d'unités dépendantes, on l'envisage comme un ensemble formé d'un nombre indéfini de microsystèmes. Leur coexistence implique une solidarité de fait, mais elle laisse assez de jeu pour que chacun jouisse d'une relative autonomie » (Py, 1980 p. 45).

Cet aspect est fondamental pour comprendre le fonctionnement de l’interlangue. S’il n’y avait pas ces microsystèmes, l’interlangue n’aurait aucun moyen d’évoluer et resterait définitivement figée. À l’opposé, si l’interlangue formait un système unique qui évolue en permanence, l’absence de stabilité relative la rendrait incohérente. Grâce aux microsystèmes qui évoluent de manière propre et à leur rythme, l’interlangue reste suffisamment stable au niveau macro et à un moment donné, pour permettre à une

grammaire interne de se construire et à l’apprenant de s’en servir pour communiquer, mais aussi suffisamment dynamique et instable au niveau micro pour qu’elle puisse évoluer de manière progressive au fil des contacts avec la langue cible.

- La perméabilité : Quand un apprenant se trouve en situation de communication il va naturellement faire appel à son interlangue et appliquer les règles qu’il a intériorisées. Toutefois, il peut parfois lui arriver de se retrouver dans une situation de communication où le développement de son interlangue n’est pas suffisamment avancé pour lui permettre de poursuivre l’interaction. On constate dans ce cas, selon le modèle d’Adjemian, (1976 cité par Galligani, 2003) que l’apprenant va privilégier la communication par rapport à son interlangue. Il va alors avoir recours à des « surgénéralisations21 » et des « simplifications22 » qui vont momentanément enfreindre les règles de son interlangue pour pouvoir poursuivre la communication. Pour Py, la perméabilité est l’expression de l’instabilité et de l’état inachevé des « microsystèmes ». C’est grâce à la perméabilité qu’ils vont pouvoir se restructurer et évoluer dans leur fonctionnement, ou disparaître s’ils ne sont pas capables de produire une règle valide et stable dans le temps. (Galligani, 2003) Les microsystèmes seraient d’une certaine manière soumis à une forme de sélection naturelle : les plus efficaces survivent et se renforcent grâce à la perméabilité, les moins rentables sont délaissés puis oubliés.

- La variabilité / systématicité

On peut apprécier la variabilité de l’interlangue dans trois contextes précis. Dans le premier cas, on réfléchit d’un point de vue diachronique et on s’intéresse à l’état de l’interlangue à divers moments clés de l’apprentissage. On va donc analyser et observer les différences entre les états de l’interlangue et leur cohérence interne à un instant T, T+1, T+2 etc. Il y aura ainsi une évolution positive sur certains microsystèmes et régression sur d’autres (Galligani, 2003).

D’autre part, on peut aussi observer la variabilité en situation de production. On pourra ainsi trouver, dans une même production des formes justes et des erreurs sur une

21 On appelle surgénéralisation le fait d’appliquer une règle générale de son interlangue dans des situations spécifiques où elle ne s’applique pas. Par exemple : utiliser la règle de la terminaison en « I » des verbes en « IR » au passé composé appliqué au verbe « venir » : je suis veni…

22 On appelle « simplification » le fait de supprimer certaines règles de l’interlangue trop difficiles à appliquer en situation de communication ou de stress. Ainsi la flexion des verbes, les accords ou les déterminants peuvent disparaître. Exemple de simplification sur la flexion et le déterminant : Hier je faire cuisine délicieuse.

même structure. Il convient dans ce cas de ne pas se focaliser sur une opposition binaire vrai/faux mais comprendre que dernière chaque structure grammaticale produite il y a activation de l’interlangue et qu’il se peut qu’une forme juste corresponde à une règle de l’interlangue et que la même forme erronée plus loin dans la production corresponde à une autre règle de l’interlangue. (Galligani, 2003) Il est donc nécessaire d’analyser les erreurs pour reconstruire le processus cognitif de l’apprenant.

Enfin, cette variabilité peut parfois correspondre à une simple stratégie de communication sous forme de simplification ou de surgénéralisation pour contourner une difficulté ou à l’adaptation au contexte de production et à l’activité langagière demandée. Dans ce cas, la variabilité est une conséquence de la perméabilité.

« Les facteurs susceptibles d’influencer sensiblement le comportement langagier de l’apprenant sont à chercher du côté des situations et des procédures de sollicitation des données, appelées encore tâches » (Galligani, 2003 p. 146)

À l’opposé de cette notion se trouve la « systématicité » qui représente la cohérence globale du fonctionnement de l’interlangue à un instant précis. Parfois les différences entre les propriétés de l’interlangue semblent incompatibles. Toutefois, il ne faut pas considérer ces propriétés comme des règles inviolables et séparées, mais davantage comme un ensemble dynamique, dont la systématicité et la stabilité peuvent être ponctuellement remises en cause par la perméabilité ou la découverte de nouvelles règles. Celles-ci perturbent l’équilibre des microsystèmes dont les règles ne sont que provisoires et entrainent instabilité et variabilité de l’interlangue. C’est de cette manière qu’elle se construit, se transforme et se complexifie progressivement et non comme une surface sur laquelle on empilerait des couches au fur et à mesure qu’on apprend une langue. (Galligani, 2003)

« Dans cette perspective, la systématicité devient la résultante d’un parcours d’apprentissage qui l’a construite et qui peut la transformer plus ou moins rapidement, « et non la somme de savoirs successifs additionnés, comme un mur qui se construit de briques » » (Besse et Porquier, 1991 cités et complétés par Galligani, 2003 p.147).

Ainsi, l'apprentissage se fait par étapes successives de transformation et de complexification de l'interlangue. Les erreurs représentent les tentatives, les tests, et le tâtonnement de l'apprenant dans son appropriation de la langue cible.

« L'apprenant procède par "essais et erreurs", et met à l'épreuve alternativement des hypothèses parfois très variées sur le fonctionnement de la langue cible » (Py, 1980 p. 47).

L'enseignant pourra donc se servir des erreurs de l'apprenant pour analyser l'état de son interlangue et des règles qui y sont associées afin de lui proposer une remédiation efficace et qui permettra son évolution. Toutefois, après une période où l'interlangue évolue rapidement, on rencontre souvent une phase de « stabilisation » durant laquelle des erreurs semblent résistantes à toute remédiation. On parle alors souvent de « fossilisation ». Or ce terme pose un problème au niveau sémantique et mérite d’être analysé. Nous verrons donc la différence qu’il peut exister entre « fossilisation » et « stabilisation ».