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2- Un dispositif méthodologique à la recherche d’une articulation entre les niveaux individuels et collectifs et l’analyse in situ des réformes niveaux individuels et collectifs et l’analyse in situ des réformes

2.2 De l’intérêt d’une étude des stratégies des groupes en période de réforme réforme

2.2 De l’intérêt d’une étude des stratégies des groupes en période de réforme

Notre recherche s’est inscrite en temps réel dans la période de réforme des organisations communes de marché du sucre et du tabac. Ce moment, particulièrement propice pour saisir les modes d’action des groupes, dans la mesure où ces derniers sont questionnés, critiqués et leurs intérêts éventuellement mis en danger, implique de saisir de façon dynamique, les réponses apportées par les groupes.

Les réformes sont officiellement initiées par la Commission européenne. Cependant une réforme est entreprise, diffusée, mise en application par une variété d'acteurs, situés à différents niveaux d'initiative et de prise de décision. De plus, une réforme peut partir d' « en haut » pour tenter de se diffuser vers la base ou elle

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peut être initiée d' « en bas », par des acteurs « de la base ». Enfin, une réforme implique généralement une forme ou l'autre de normativité juridique : une réforme s'opère généralement par la remise en question de normes existantes et leur remplacement par de nouvelles.

La réforme dans le secteur du tabac a débuté en septembre 2003, lorsque la Commission a présenté ses propositions d’orientation ; la phase de négociation au niveau communautaire s’est achevée en avril 2004, lorsque le Conseil a voté la réforme de l’OCM. Dans le secteur du sucre, la phase de négociation s’est étalée de mars 2004 à novembre 2005. Nous nous sommes uniquement concentrés sur les phases de négociation des réformes, et non sur les phases d’application, négociées au niveau national, dans la mesure où nous souhaitions appréhender l’action collective des groupes d’intérêt français en Europe.

Certains auteurs43 ont tenté d’étudier des trajectoires de crises en les divisant en quatre phases distinctes. La première, la phase de synchronisation, représente le fonctionnement du système politique avant la crise. Elle est suivie de la phase de désynchronisation, pendant laquelle on observe un changement dans l’environnement, qui amène à des formes de mobilisations sociales et à la formation de coalitions. La troisième étape correspond à la résolution de la crise, pour enfin, dans l’ultime phase, aboutir à la resynchronisation, c'est-à-dire au système résultant de la crise. A chaque phase, doit être sollicitée une perspective théorique et méthodologique particulière.

Nous avons choisi ici de nous concentrer sur la seconde phase, c'est-à-dire la phase de désynchronisation, qui correspond à la phase de négociation à l’échelle de l’UE. Nous avons souhaité nous intéresser aux actions collectives menées par les groupes d’intérêt en Europe. Dans leur étude quantitative sur les protestations agricoles, Evelyn Bush et Pete Simi44 montrent que les périodes de négociation au sein de l’UE donnent lieu à des contestations dirigées vers les instances décisionnelles communautaires, tandis que pendant les phases de mise en

43 Dobry Michel, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1992.

44 Bush Evelyn, Simi Pete, “Harvesting contention: European integration, supranational insitutions, and Farmers’s protests. 1992-1997”, dans Doug Imig, Sidney Tarrow (eds), Contentious Europeans: protest and politics in an integrating Europe, Boulder, Rowman et Littlefield Press, 2001.

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application des mesures agricoles sur les territoires nationaux, on remarque une augmentation des revendications intérieures. Nous avons choisi de nous concentrer, pendant près de deux ans, sur les périodes de négociations, en temps réel, afin de saisir les évolutions successives des réformes des OCM sucre et tabac.

Cette méthode évite d’une part de ne recueillir que les rationalisations a posteriori des acteurs sur le déroulement d’un événement. On peut alors saisir les marges de manœuvre possibles des groupes et de leurs interlocuteurs in situ. D’autre part, la recherche en temps réel permet surtout d’observer concrètement les stratégies des acteurs. En assistant aux réunions des comités consultatifs de la DG Agri et aux différentes réunions syndicales, on peut compléter les données recueillies à travers les discours des enquêtés, en observant concrètement la réunion et les conversations qui s’y tiennent. De même l’observation des manifestations s’est révélée particulièrement intéressante pour comprendre les significations de ce type d’action, sans se limiter aux comptes-rendus laconiques ou exagérément enjoués des différentes sources de presse.

Toutefois, l’étude sociologique en période de réforme a posé quelques problèmes, notamment quant à l’accès au terrain. L’analyse des stratégies mobilisées par les groupes de betteraviers s’est révélée particulièrement délicate. Ces derniers se sont montrés souvent hostiles à la recherche et très peu enclins à communiquer sur leurs stratégies. Après plusieurs mois d’enquête, il semble que cette position relève de la volonté des groupes dominants de circonscrire le débat aux arènes décisionnelles, s’éloignant ainsi le plus possible de l’espace public. Les groupes ont essayé d’éviter un processus de politisation de la réforme, c'est-à-dire un processus par lequel un enjeu sort du domaine technique et devient un enjeu de premier plan à la fois pour la classe politique, l’opinion publique et les médias. Le chercheur devient un acteur qui pourrait participer à la médiatisation et à la politisation du débat. La stratégie d’évitement de la politisation n’a pas facilité le travail empirique du sociologue mais a toutefois permis de saisir, malgré tout, une partie des stratégies des groupes dominants. Plus précisément, si ces groupes ne souhaitent pas publiciser leurs actions, c’est parce qu’ils bénéficient de soutiens au

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sein des arènes décisionnelles sur lesquels ils estiment pouvoir compter. La politisation et l’exportation des questions liées à la réforme dans l’espace public risqueraient de les évincer du débat ou au moins de les dessaisir d’une partie de ces débats. Tant qu’un sujet est présenté comme uniquement du domaine des acteurs concernés, il est possible de le résoudre uniquement entre les administrateurs et les représentants du secteur ; au contraire s’il devient visible ou s’il touche d’autres secteurs, la classe politique risque de s’en saisir en l’enlevant des mains des professionnels et de limiter potentiellement l’influence des groupes d’intérêt. La situation fut tout autre dans le secteur du tabac. Mes interlocuteurs se sont au contraire montrés très accueillants et chaleureux, m’invitant à la plupart de leurs réunions. Cette posture révèle le manque d’audience de ces acteurs au sein de l’espace politique national et européen. L’intervention d’un chercheur en sciences sociales aurait alors constitué un atout supplémentaire pour médiatiser leur position.

Le contexte de l’enquête souligne les atouts et les contraintes des organisations étudiées. Sans ce type de confrontation au terrain, le sociologue ne peut saisir pleinement la situation des groupes d’intérêt.

La démarche en temps réel s’est révélée particulièrement heuristique, elle ne peut pas se passer d’une approche plus historique basée sur un travail d’archivage et de lectures de la presse officielle et professionnelle.

La culture organisationnelle du groupe a pu être saisie à travers les entretiens réalisés auprès des professionnels du secteur mais surtout à travers les journaux professionnels et la mise en mot des événements qui ont marqué et marque encore l’histoire du groupe. Le vocabulaire employé dans la presse professionnelle révèle en partie la culture organisationnelle du groupe. Au sein du

Betteraviers français, le journal auquel sont automatiquement abonnés l’ensemble des

adhérents de la CGB, on évoquera volontiers les termes de « compétitivité », « d’entrepreneur », « d’entreprise », « de rationalité » et de « rendement », tandis que dans le journal France tabac , c'est-à-dire le journal de la FNPT, il sera plutôt

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question des mots de « terroir », « mode de vie », « campagnes », « agriculteur»... De même, les récits des grands événements traduisent l’identité du groupe. Les betteraviers mettent notamment en avant leur influence lors da la création de l’OCM sucre, et leur sympathie et leur complicité avec les dirigeants politiques de l’époque. Les tabaculteurs évoquent a contrario les diverses manifestations qui ont mobilisé le secteur dès les années soixante-dix et le choc lié à la privatisation du secteur. L’analyse pendant les périodes de réforme ne peut se passer d’une approche qui permet de saisir les évolutions des secteurs et des interactions avec les sphères décisionnelles. Ces indications rendent alors possible l’interprétation d’une stratégie de mobilisation in situ, à un moment précis.

Nous avons présenté le choix des méthodes mises en œuvre dans notre étude. En articulant une sociologie des mobilisations collectives avec une sociologie des groupes d’intérêt, il s’agit d’appréhender les actions collectives des groupes d’intérêt dans un espace multi niveaux et transnational. Ce type d’investigation suppose toutefois de ne pas se limiter à une approche macrosociologique et à passer sous silence le rôle joué par les acteurs. Nous avons opté pour une méthode qui permet de combiner les niveaux individuel et collectif. A travers des entretiens semi-directifs, nous avons souhaité saisir d’une part les logiques individuelles des acteurs et d’autre part appréhender les contraintes et ressources institutionnelles qui pèsent sur leurs actions.

Notre enquête s’est déroulée pendant les périodes de réforme des OCM sucre et tabac. Il s’agissait de saisir in situ les stratégies des acteurs et des groupes. Cette démarche a posé quelques difficultés, qui se sont révélées finalement assez fécondes pour l’enquête. De plus, en articulant la recherche sur les actions collectives, en temps réel, à une approche plus historique, il a été possible de présenter des modes de représentation des intérêts pendant une conjoncture spécifique, tout en tenant compte de variables structurelles, liées à l’histoire et l’évolution du secteur à travers un travail d’analyse de la presse professionnelle et officielle (cf annexe).

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Dans cette première partie, nous avons pu analyser les mutations structurelles du secteur agricole et l’évolution de la représentation des agriculteurs au niveau national et européen. Nous avons notamment mis en évidence le passage du syndicalisme agricole à vocation générale à l’hégémonie des groupes d’intérêt spécialisés.

S’interroger sur les actions collectives agricoles en Europe suppose toutefois, selon nous, d’adopter une méthode spécifique qui vise à mettre en évidence le poids des structures organisationnelles dans l’émergence et la forme des actions collectives transnationales, tout en tenant compte des acteurs qui forment ces collectifs.

Dans les deux secteurs étudiés, le tabac et la betterave à sucre, les agriculteurs, afin de défendre leurs intérêts, se sont dotés d’organisations professionnelles agricoles qui doivent leur permettre d’adopter des stratégies multiples dans un espace transnational et multi niveaux. Dans la partie suivante, il s’agira de mesurer le rôle de ces organisations syndicales nationales et européennes dans la représentation et la défense des intérêts tabacoles et betteraviers.

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Deuxième partie : Le rôle des organisations

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