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L’intégrité et le contexte d’exposition de l’œuvre

142 - Intégrité de l’œuvre et exposition en place publique - L’auteur aurait en principe le droit de s’opposer à une exposition où l’œuvre serait présentée dans des conditions dévalorisantes ou inconvenantes632.

L’idée ne cesse d’agiter la doctrine à l’heure actuelle, et pose la question des limites du droit au respect de l’œuvre. D’une certaine façon, elle touche à la notion d’« esprit de l’œuvre », entendu comme « la conception que l’auteur s’en est fait, la compréhension qu’il en a eu, le ton qu’il a choisi, les idées les idées, les sentiments ou les émotions qu’il a voulu lui faire véhiculer, le caractère (artistique, philosophique, polémique, scientifique, etc.), l’atmosphère et le style qu’il lui a imprimés »633. L’idée a initialement été admise lorsque l’œuvre était destinée à prendre place dans un lieu public. Ce contexte d’exposition n’était nullement un obstacle au droit de l’auteur. La question a été amplement discutée sur le plan du droit patrimonial et du droit moral. La doctrine et la jurisprudence affirmaient que l’auteur perdait le droit patrimonial lorsque l’œuvre était affectée à une telle destination ; le droit de reproduction appartenait ainsi à tous634. La règle était encore plus prégnante lorsqu’une personne publique était propriétaire de l’œuvre. Le droit moral demeurait toutefois entre les mains de l’auteur et pouvait lui permettre de s’opposer à des reproductions ou des adaptations dénaturantes635. Par ailleurs, si l’auteur ne pouvait exiger une intangibilité absolue de son œuvre, il pouvait toutefois contester les modifications qui lui seraient apportées ou l’état de délabrement dans lequel la personne publique propriétaire a laissé l’œuvre. L’affaire Sudre sera une étape importante dans cette évolution, d’autant plus qu’elle sera le fait de la juridiction administrative, respectivement du Conseil d’état, par un arrêt du 3 avril 1936636, et du conseil de préfecture de Montpellier, par un jugement du 9 décembre 1936637.

Le juge administratif estima en effet que la destruction d’une fontaine exposée en place publique et dégradée par les outrages du temps causait un préjudice moral à l’auteur, pour lequel il pouvait réclamer une indemnisation. Ce cas précis démontre que l’anéantissement de l’œuvre peut être considéré comme une atteinte au droit au respect. Il faut

632 [Anonyme], « Le droit d’exposer en public une œuvre d’art », LDA, 15 novembre 1937, p. 123 ; GAIRAL E., op. cit., p. 278 ;

633 POLLAUD-DULIAN F., « L’esprit de l’œuvre et le droit moral de l’auteur », op. cit., p. 105 ;

634 CA Paris, 5 juin 1855, Lesourd et la Compagnie du palais de l’industrie c./ Goupil et Masson, D., 1857, II, pp. 28-29 ; voir également : HUARD A. et MACK E., op. cit., pp. 392-393, pp. 400-403 et pp. 423-424 (en matière d’architecture) ; POUILLET E., op. cit., 2ème éd., p. 98 ; RENOUARD A.-C., op. cit., T. II, pp. 80-81 ;

635 T. Civ. Seine, 4 mai 1903, Bouguereau, Ann., 1904, p. 21 ; voir également : HUARD A. et MACK E., op.

cit., p. 393, pp. 627-628 et p. 639 ; LAPORTERIE R., op. cit., pp. 457-458 ; contra. : LONGUEVILLE C., op. cit., p. 166 ;

636 CE, 3 avril 1936, Sudre, DP, 1936, III, pp. 57-63, Concl. JOSSE ;

637 Cons. Préf. Montpellier, 9 décembre 1936, Raymond Sudre c./ Commune de Baixas, Gaz. Pal., 1937, pp. 347-348 ;

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cependant relever qu’une longue période d’usure avait précédé et justifié la destruction, ce qui relativise la portée de cette solution.

143 - Exposition, restauration et intangibilité de l’œuvre - A l’inverse, la restauration

« excessive » de l’œuvre peut également être condamnée.

Un auteur n’a pas hésité à proscrire le principe de la restauration des œuvres graphiques et plastiques. Selon lui, ce serait porter atteinte au droit moral que de les exposer sous une nouvelle forme638. Formulée à une époque où les excès de Viollet-le-Duc étaient encore qualifiés de vandalisme, cette opinion peut maintenant paraître excessive. La restauration s’en tient le plus souvent à rétablir l’aspect primitif de l’œuvre et n’impose pas, en principe, d’innovations. Il n’empêche que la question a encore pu être portée tout récemment devant les juges, qui ont effectivement condamné l’atteinte à l’intégrité de l’œuvre. Nous reviendrons ultérieurement sur cette affaire, qui confronte le droit d’exposition, dans sa dimension morale, aux exigences de la domanialité publique, l’œuvre en cause étant un bien public639. Dans la même lignée, l’exercice du droit au respect de l’œuvre fut considéré comme limité en matière architecturale640. La destination utilitaire des ouvrages justifiait en effet que le propriétaire puisse apporter les modifications nécessaires à l’usage du bâtiment. De là vint l’idée que l’auteur ne puisse prétendre à une intangibilité absolue de l’œuvre, problématique qui allait connaître d’autres développements par la suite. De plus, s’agissant d’œuvres exposées en permanence sur le domaine public, le droit de reproduction est considéré comme appartenant à tous (sauf en ce qui concerne les plans, croquis, dessins).

144 - L’existence incontestable d’un droit « moral » d’exposition - A travers tous ces exemples, l’exposition apparaît implicitement comme le fait générateur de l’atteinte au droit moral.

Même si la plupart des auteurs n’y faisait pas explicitement référence, l’idée est admissible et certains employait l’expression « droit d’exposition » dans ce but. La distinction des propriétés corporelle et incorporelle connaissait ainsi une première étape, sans être explicitement consacrée par le droit positif, du moins jusqu’en 1910. Le droit d’« exhibition » du propriétaire de l’œuvre supposait donc un respect entier de son intégrité et de sa paternité.

Cette conception connaît encore des partisans dans la doctrine actuelle, notamment le Professeur Sirinelli641, dont l’opinion retiendra notre attention ultérieurement. Quoi qu’il en soit, cela nous permet d’établir une première qualification du droit d’exposition comme élément du droit moral. Sans suivre l’opinion de Perusseaux, qui en faisait une prérogative

638 DE GORGUETTE D’ARGOEUVES S., op. cit., pp. 153-159 (« Le restaurateur substitue à l’original une œuvre nouvelle, une œuvre qui lui est personnelle. Il impose une collaboration qui n’a pas été sollicitée ; il impose une manière de faire, une conception à l’artiste originaire ») ;

639 C. Cass., Ch. Crim., 3 septembre 2002, Marcel Petit, CCE, décembre 2002, comm. n° 150, pp. 15-16, note C.

CARON ; RIDA, n° 195, janvier 2003, pp. 347-351 ;

640 COPPER-ROYER E., op. cit., pp. 249-250 ; GAIRAL E., op. cit., p. 269 ; HUARD A. et MACK E., op. cit., pp. 399-404 ; LAPORTERIE R., op. cit., pp. 459-461 ;

641 SIRINELLI P., Le droit moral de l’auteur et le droit commun des contrats, Thèse Paris II, 1985, p. 443 ;

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autonome, nous pouvons considérer qu’il existe un lien indéfectible entre l’exposition d’une œuvre graphique et plastique et le respect du droit moral de son auteur. L’érection du droit d’exposition en droit patrimonial remettrait alors en cause la distinction des deux ordres de prérogatives de l’auteur et révèlerait l’imbrication de celles-ci. En matière d’exposition, l’exercice du droit patrimonial serait indissociable de celui du droit moral, que ce soit au titre de la divulgation, du respect de l’intégrité ou de la paternité de l’œuvre.

Si l’exposition fut initialement envisagée sous l’angle du droit moral, certains auteurs poussèrent justement la réflexion jusqu’à en faire un élément du droit patrimonial. Toutefois, le droit positif ne permettait pas d’en admettre le principe ; l’exposition n’était appréhendée que de façon accessoire.

§ 3 – LA POSITION DE LA DOCTRINE : LE DROIT D’EXPOSITION COMME DROIT PATRIMONIAL DE L’AUTEUR

145 - Les premières réflexions sur le droit patrimonial d’exposition - L’hypothèse du rattachement de l’exposition aux droits patrimoniaux a été envisagée sous l’empire de la législation révolutionnaire. L’exposition étant un acte fondamental au niveau du droit moral, il pouvait paraître naturel et logique de la rattacher également aux droits patrimoniaux.

Malheureusement, l’obstacle du droit commun, que nous avons déjà étudié, demeurait insurmontable.

Le terrain du droit d’auteur ne serait pas plus fertile pour les partisans du droit d’exposition. Hormis le droit de reproduction, l’exposition n’aurait pu être rattachée qu’au droit de représentation, comme cela est le cas désormais. Cependant, la notion de représentation était à l’époque trop étroite pour pouvoir intégrer l’exposition, même si elle connut d’importantes évolutions (A).

Les partisans du droit patrimonial d’exposition se firent néanmoins de plus en plus nombreux entre la fin du dix-neuvième et le début du vingtième siècles. Des projets furent aussi proposés afin d’instaurer un système de redevances pour exposition, sans rencontrer d’écho particulier. L’étude de ces arguments et de ces projets doit retenir notre attention, car ils attestent que le droit d’exposition n’est pas une idée nouvelle dans le droit français (B).

Enfin, dans un souci d’exhaustivité, il nous faut réserver quelques développements à des aspects plus secondaires. L’exposition fut en effet prise en compte à travers deux éléments : d’une part le débit d’ouvrages contrefaits, qui incluait l’exposition comme offre de vente ; d’autre part, l’exposition des portraits, où le droit de l’auteur devait alors se concilier avec le droit à l’image642. Nous n’évoquerons ici que le débit d’ouvrages contrefaits, afin de rester dans le domaine du droit des biens (C).

642 DE GORGUETTE D’ARGOEUVES S., op. cit., pp. 42-43 (qui y voit le triomphe des droits de la personnalité sur le droit de l’auteur, spécialement le droit moral, qu’il considère pourtant comme étant de même nature) ;

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Le rapport du droit d’exposition avec l’image des personnes fera l’objet de réflexions complémentaires que nous reléguons à la conclusion du présent ouvrage.

A. UNE NOTION DE REPRÉSENTATION IMPROPRE À INCLURE L’EXPOSITION

146 - Le droit de représentation sous l’égide de la législation révolutionnaire - L’attention du législateur révolutionnaire s’est portée en premier lieu sur le droit de représentation. Cette notion-cadre avait alors un champ d’application très limité. Comme son nom l’indique, la loi des 13 et 19 janvier 1791 relative aux spectacles portait plus sur l’organisation des spectacles que sur les droits d’auteur à proprement parler643 (1). Cette conception allait être déterminante pour la suite, et spécialement pour l’exposition. Nous laissons de côté la portée de la loi sur la théorie du droit d’auteur pour nous consacrer uniquement à la notion de représentation. De ses dispositions découle une conception extrêmement dynamique de la représentation (2), laquelle s’est maintenue jusqu’à la loi de 1957, en dépit d’importants élargissements visant notamment les œuvres graphiques et plastiques (3). L’exposition restait exclue de cette conception (4).