• Aucun résultat trouvé

L’exposition comme critère de divulgation

127 - La notion de divulgation - La divulgation fut poétiquement désignée par Savatier comme la « phase du don »547 de l’œuvre au public. La portée de celle-ci touche directement à la (non)-distinction des propriétés corporelle et incorporelle.

La détermination de la divulgation ne pose aucune difficulté dans les domaines littéraire, musical et théâtral. L’œuvre doit être exécutée, reproduite, mise en scène indépendamment du support que peut constituer le livre, le livret ou la partition. La première diffusion de l’œuvre constitue le premier exercice du droit patrimonial de reproduction ou de représentation. C’est ce qui explique la confusion entre divulgation et patrimonialisation de l’œuvre. La question est plus délicate en matière figurative548. L’œuvre est indissociable du support matériel ; il se suffit à lui-même pour en assurer la communication. A quel niveau va se situer la divulgation ? S’agit-il d’une communication au public strictement entendu ? Si tel est le cas, comment envisager l’hypothèse des œuvres de commande ? Exécutée pour le compte d’un particulier, l’œuvre n’est pas vouée à une destination publique mais privée.

Pourtant, le propriétaire pourra l’exposer librement et donc la transmettre à un public indéterminé. Le droit moral viendrait alors contrarier ses prérogatives, pourtant confortées par le droit commun549. C’est là que réside la difficulté.

128 - La divulgation et l’exposition publique - L’assimilation de l’exposition à la divulgation serait a priori logique, surtout en ce qui concerne la première exposition.

546 GAUTIER P.-Y., Propriété littéraire et artistique, 7ème éd., op. cit., pp. 207-209 ; VIVANT M. et BRUGUIÈRE J.-M., op. cit., pp. 294-297 ;

547 SAVATIER R., Le droit de l’art et des lettres, op. cit., p. 21 ;

548 SFETEA J., De la nature personnelle du droit d’auteur, Jouve et Cie, Paris, 1923, pp. 176-181 ;

549 EL-TANAMLI A.-M., op. cit., p. 182 (« D’une part, permettre au propriétaire d’exposer l’œuvre artistique, c’est lui reconnaître le droit de la publier, ce qui est contraire à l’aspect négatif du droit moral de l’auteur de décider seul de la publication de son œuvre. D’autre part, refuser à l’auteur de demander l’exposition de cet exemplaire est une autre atteinte à l’aspect positif de sa prérogative morale de décider de la publication de l’œuvre ») ;

124

Plus que la simple décision de divulguer l’œuvre, il s’agit pour l’artiste de déterminer dans quelles conditions elle sera présentée au public, afin de veiller à ce qu’elle ne soit pas dénaturée550. Il s’agit bien, pour le public, de la « première mise en contact » avec l’œuvre.

L’exposition pourrait constituer le principal acte de divulgation des œuvres graphiques et plastiques, indépendamment de toute reproduction551. Certains auteurs n’ont pas hésité à l’affirmer, de façon plus ou moins explicite, suivant la logique même qui vient d’être présentée552. Les avis sont toutefois partagés. Dans certains cas, l’exposition a pu paraître insuffisante pour caractériser la divulgation. Elle ne constituerait qu’un « indice » de l’achèvement de l’œuvre, et surtout de la volonté de l’artiste de la rendre publique553. D’autres difficultés s’ajoutent à cette controverse. Elles tiennent au rapport entre les droits patrimoniaux et le droit de divulgation. Pour certains, l’exercice de ce droit emporte la patrimonialisation de l’œuvre ; la divulgation fait ainsi naître les droits patrimoniaux. Pour d’autres, la patrimonialisation préexiste à la divulgation ; le simple commencement d’exécution de l’œuvre suffirait pour en faire un bien entrant dans le patrimoine de l’artiste.

Enfin, il reste à savoir si l’exercice de ce droit ne porte que sur le droit d’auteur ou impacte également le régime juridique du support matériel. Autrement dit, doit-on inclure au sein des droits patrimoniaux le droit de propriété corporelle.

Les incidences pratiques de cette opposition sont importantes et tiennent en trois propositions. Dans le premier cas, l’œuvre non divulguée serait indissociable de la personne de l’auteur ; elle échapperait donc aux droits de ses créanciers et serait réputée hors commerce. Dans le deuxième cas, l’œuvre non divulguée est quand même saisissable car elle constitue un bien en tant qu’objet corporel indépendant du droit d’auteur554 ; il s’agit de tirer acte de la distinction des droits de propriété corporelle et incorporelle. Dans le troisième cas, l’œuvre non divulguée doit être considérée comme un bien indivisible, réunissant l’œuvre et le support en un tout unique, et entrant dans le patrimoine de l’auteur. Dès lors, toute atteinte aux droits de l’auteur pendant cette période sera double : elle portera à la fois sur le droit

550 CA paris, 6 mars 1931, Carco et a. c./ Camoin et syndicat de la propriété artistique, Gaz. Pal., 1931, jurisprudence, pp. 678-679 ; D., 1931, II, pp. 88-89, note M. NAST ; VIVANT M. (Dir.), Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2003, n° 8, comm. B. GLEIZE et LACOUR, pp. 101-111 ;

voir également : GAIRAL E., op. cit., p. 278 (« L’auteur est maître non seulement de décider entre le secret et l’exhibition, mais encore de choisir le mode suivant lequel l’œuvre sera exposée publiquement. Il la présentera de la manière qu’il jugera la plus propre à la mettre le mieux en valeur, dans tel cadre, sur tel socle, avec tels accessoires ») ;

551 GAIRAL E., ibid. ; PERUSSEAUX A., op. cit., p. 55 ;

552 BREULIER A., Du droit de perpétuité de la propriété intellectuelle, op. cit., p. 105 (« Sans doute la divulgation de la pensée nouvelle, la lecture du livre, l’exposition publique du tableau […] feront participer le public à la jouissance de ces créations ») ; EL-TANAMLI A.-M., op. cit., p. 164 (à propos de l’affaire Whistler) ; GAIRAL E., op. cit., p. 267 ; HUARD G., op. cit., p. 45 ; STOLFI N., op. cit., T. II, p. 22 ;

553 CA Paris, 19 avril 1875, Dauzats, cité par POUILLET E., op. cit., p. 222 ;

554 T. Civ. Seine, 30 décembre 1859, Arnaud c./ Berville et Garcin de Tancin, Ann., 1860, pp. 69-71 (les œuvres d’art ne sont pas exclues par principe des biens mobiliers saisissables par les créanciers) ; COPPER-ROYER E., op. cit., p. 143 ;

125

moral (de divulgation) mais aussi sur le droit patrimonial, selon le mode de communication de l’œuvre555.

Ces conjectures prouvent de nouveau que les droits d’auteur se sont davantage construits autour de la propriété littéraire. Le droit moral n’y échappe pas non plus. Les controverses sur la divulgation des œuvres graphiques et plastiques le démontrent. Elles mettent en relief la difficulté de trouver un critère de divulgation efficace. L’exposition fut mise en cause à ce titre.

129 - Les controverses de l’affaire William Eden c./ Whistler - La question a d’abord été soulevée lors de la célèbre affaire Whistler556.

La Cour de cassation y affirma que l’exposition d’une œuvre n’était pas suffisante pour la considérer comme divulguée, l’auteur ayant ultérieurement effectué des retouches. Il ne pouvait donc s’agir que d’une ébauche557. Par conséquent, « l’exposition préalable de l’œuvre ne la prive pas de la qualité d’"inédite" »558. L’auteur ne pouvait être astreint à livrer l’œuvre559. Certains spécialistes en déduisent qu’elle n’était pas considérée comme un bien mais comme une partie de sa personne. Cette solution fut opposée à celle rendue dans l’affaire Masson, où la Cour de cassation affirma que la première publication emportait la patrimonialisation de l’œuvre en matière littéraire560. A l’état initial, l’œuvre littéraire serait non détachée de la personne de l’auteur, comme l’affirment les personnalistes561. Ces derniers, ainsi que les partisans de la théorie dualiste, niaient la distinction entre les œuvres littéraires et les œuvres artistiques sur ce point562.

555 POTU E., « Le droit moral de l’auteur sur son œuvre », Ann. droit commercial, 1909, p. 218 ; voir également : PFISTER L. L’auteur, propriétaire de son œuvre ?, op. cit., pp. 657-659 ;

556 C. Cass., 14 mars 1900, William Eden c./ Whistler, DP, I, pp. 497-500 ;

557 GAVIN G., Le droit moral de l’auteur dans la législation et la jurisprudence françaises, Dalloz, Paris, 1960, p. 37 (admettant, a contrario, que l’exposition de l’œuvre achevée vaut divulgation) ;

558 STROMHOLM S., « Le refus par l’auteur de livrer une œuvre de l’esprit cédée avant son achèvement – Étude sur le "droit de divulgation" de la loi du 11 mars 1957 », Hommages à Henri Desbois, Dalloz, Paris, 1974, p. 77 ;

559 Confirmant la solution d’une autre affaire emblématique en matière de commande d’œuvre : T. Civ.

Fontainebleau, 25 janvier 1863 et CA Paris, 4 juillet 1865, Rosa Bonheur c./ Pourchet, DP, 1865, II, pp. 201-202 ;

560 C. Cass., 16 août 1880, B. Gaudichot, dit Michel Masson c./ Gaudichot fils, DP, 1881, I, pp. 25-27, obs. A.

LATOUR ; S., 1881, I, pp. 25-27, note C. LYON-CAEN ;

561 MORILLOT A., De la protection accordée aux œuvres d’art, aux photographies, aux dessins et modèles industriels et aux brevets d’invention dans l’Empire d’Allemagne, Cotillon et Cie, Paris, 1878, p. 109 (« Nous ne sommes pas ici dans la sphère du droit mais dans celle de la conscience, et la loi est aussi impuissante à réglementer la faculté dont il s’agit qu’à la conférer ou à la détruire ») ;

562 Voir notamment : AUSSY C., op. cit., p. 76 ; GAIRAL E., op. cit., p. 273 et p. 275 ; MASSE P., op. cit., pp.

43-46 ; MICHAELIDES-NOUAROS, op. cit., pp. 125-128 (résolument favorable à la seule publication comme critère de la divulgation, estimant qu’il ne faut pas confondre deux libertés : celle de créer et celle de s’exprimer) ; MORILLOT A., ibid. (qui cumule l’achèvement et la publication de l’œuvre comme preuve de la divulgation) ; SFETEA J., op. cit., pp. 180-181 ;

126

Selon d’autres spécialistes, cette conception ne pouvait être retenue en matière artistique. En effet, une œuvre inachevée peut être divulguée au public. Inversement, une œuvre a priori divulguée peut encore fait l’objet de modifications. N’a-t-on pas vu le peintre Bonnard se rendre au Musée du Luxembourg afin de retoucher des tableaux qui s’y trouvaient exposés563 ? De même, une œuvre achevée peut rester secrète pendant des années, si l’auteur la conserve à l’abri des regards ; il s’agit alors du « droit de rester inédit »564. L’œuvre ne cesse pourtant pas d’exister. Une distinction fut même établie entre les esquisses, croquis et autres travaux préparatoires et l’œuvre finale565. Seule celle-ci entrerait dans le patrimoine de l’auteur, les autres n’étant pas détachés de sa personnalité. Les œuvres graphiques et plastiques seraient alors « impropres » à toute divulgation. Du moins, celle-ci ne se conçoit pas comme une « exécution », comme cela est le cas dans d’autres domaines. Pouillet l’affirmait déjà en 1879, en se fondant sur cette différence de nature566. Selon lui, c’est bien la publication en plusieurs exemplaires qui vaut divulgation pour les œuvres des autres genres.

Celle-ci serait impossible en matière artistique, ne serait-ce que parce que l’œuvre se matérialise en un exemplaire unique et qu’elle n’est pas dotée d’un caractère d’intimité suffisant567.