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L’intégration des soins, le travail en équipe et le regroupement pluriprofessionnel :

pluriprofessionnel : considérations théoriques et évidences empiriques

Les deuxième et troisièmes chapitres de cette thèse portent sur deux évaluations économiques, l’une de l’expérimentation ASALEE et dont j’ai publié les résultats en 2010 (Mousquès et al., 2010) avec pour co-auteurs Yann Bourgueil, Philippe Le Fur et Engin Yilmaz ; l’autre portant sur les expérimentations de nouveaux modes de rémunération auprès des maisons, pôles et centre de santé. Parallèlement à ces deux travaux j’ai publié une revue de la littérature synthétisant les résultats des recherches ayant pour objectifs de mesurer les gains d’efficience associés au regroupement et dont certains éléments sont repris ici (Mousquès, 2011).

L’analyse des exercices regroupés en ambulatoire nécessite de passer d’un cadre d’analyse de l’exercice individuel de la médecine classique à un modèle plus complexe dans lequel, d’une part, des gains d’efficience peuvent être générés et, d’autre part, les comportements individuels sont modifiés par les relations interindividuelles entre les membres du groupe, qu’elles soient économiques ou

professionnelles (Scott, 2000 ; Nicholson et Propper, 2012). La plupart des travaux sur le regroupement et leur impact en termes d’activité, de productivité ou d’efficience (Scott, 2000 ; Nicholson et Propper, 2012 ; Pope et Burge, 1990 ; Mousquès, 2011) s’inscrivent dans la filiation des recherches issues de la théorie des firmes et des coûts de transaction (Williamson, 1971 et 1991; Holmstrom and Milgrom, 1991). Ces auteurs postulent qu’en présence de coûts (recherche, rédaction et exécution d’un contrat) supplémentaires à ceux constitués par le prix, associés à l’échange sur les marchés de biens complexes, les relations entre les producteurs peuvent prendre des formes alternatives à celles du marché et de la concurrence. Il peut s’agir d’une coopération qui s’impose aux producteurs par des mécanismes hiérarchiques, par exemple en intégrant verticalement les différents producteurs isolés au sein d’une entité unique, comme un cabinet de groupe pluriprofessionnel telle qu’une maison ou un centre de santé, soit en s’appuyant sur des formes de coopération fondées sur la confiance, comme les réseaux ou les pôles de santé (Béjean et Gadreau, 1997 ; Béjean, 1999).

Ainsi, en présence de ces coûts de transaction, l’intégration verticale de professionnels de première intention et prescripteurs, les médecins généralistes, avec des professions prescrites (e.g. paramédicaux) ou consultées après adressage (médecins spécialistes), permettrait de générer des économies de gamme.

La capacité des groupes pluriprofessionnels à générer des économies de gamme tient également à la capacité de ces structures à minimiser les coûts, en raison de l’utilisation de facteurs de production communs (e.g. secrétariat, salle d’attente) et de la substitution entre différents inputs (e.g. généralistes et infirmières), ayant des prix différents, sans modifier la quantité et la qualité de production. Les économies de gammes consécutives de la substitution sont d’autant plus importantes que les possibilités de redéploiement de savoir-faire sont maximisées. La collaboration entre généralistes et infirmières peut ainsi porter pour des patients polypathologiques chroniques, à la fois sur la coordination des soins, sur le suivi au long cours ou encore sur les démarches d’éducation thérapeutique.

En dehors des gains d’efficience qui peuvent être tirés de l’intégration verticale dans des groupes pluriprofessionnels, l’intégration horizontale, qui vise à rapprocher sur un même lieu des professionnels de même profession (e.g. infirmières) ou discipline (e.g. généralistes), permettrait également de générer des économies d’échelle (Reinhardt 1975; Gaynor, 1989; Gaynor et Gertler, 1995). Ceci en raison de la présence de coûts fixes, indivisibles ou invariants, ou à tout le moins qui n’augmentent pas au même rythme que la production (e.g. salles d’attente), ainsi que des coûts d’acquisition des connaissances nouvelles (e.g. formation médicale continue).

Gaynor et Gertler postulent néanmoins que le regroupement peut impliquer un arbitrage entre la maîtrise de l’aversion au risque, l’intensité du partage des risques financiers (partage des coûts et/ou des revenus) et de l’incitation à l’efficience (qualité ou productivité), l’intensité de la compensation des efforts consentis (Gaynor et Gertler 1995). Selon Encinosa et ses coauteurs, cet arbitrage peut être atténué par des mécanismes de sélection et de convergences, de pression par les pairs (Kandel et Lazear, 1992), qui favorisent l’émergence d’une norme, d’une « culture » ou d’une « sociologie » du groupe (i.e. d’un partage des croyances et des valeurs) (Encinosa et al., 2007). De Jong et al. observe d’ailleurs que cela se traduit par une plus grande convergence des pratiques entre généralistes dans les groupes (De Jong et al., 2003).

Les arguments théoriques maintenant examinés, les résultats empiriques mis en avant dans la littérature peuvent être synthétisés. La mesure de l'efficience requiert une comparaison de la production observée avec celle potentielle située sur la frontière des possibilités de production. Comme cette frontière est inconnue, il convient de l’estimer. Si on laisse de côté quelques recherche s’appuyant sur les analyses de survie sur les marchés avec les travaux de Frech et Ginsburg, et de Marder et Zuckerman (Frech et Ginsburg, 1974 ; Marder et Zuckerman, 1985) les analyses empiriques sur le lien entre regroupement et productivité se fondent sur deux grands types de travaux (Coelli et al., 2005 ; Fried et al., 2008 ; Hollingworth, 2008).

Les premiers type de travaux sont les analyses de fonctions de production paramétriques, notamment avec les recherches pionnières de Reinhardt puis de Newhouse (Reinhardt,1972 ; Newhouse, 1973), suivies par de nombreuses autres recherches (Kimbell et Lorant, 1977 ; Reinhardt

et al., 1979 ; Gaynor et Pauly, 1987 ; Gaynor et Gertler, 1995 ; Defelice et Bradford, 1997 ; Pope et

Burge, 1996 ; Conrad et al., 2002 ; Thurston et Libby, 2002 ; Sarma et al., 2010 ; Bradford et Martin, 2000 ; Hough et al. 2010). Elles se regroupent sous le terme d’analyse de frontière de production (coût) stochastique (stochastic frontier analysis, SFA). Elles s’appuient sur une méthode économétrique, qui permet d’estimer une fonction de production, paramétrique, avec une forme fonctionnelle pour le processus de production retenu (e.g. Cobb-Douglas) et stochastique (statistique), dans laquelle l’efficience est mesurée à partir des résidus de l’équation. Le terme d’erreur est divisé en deux composantes, un terme d’erreur idiosyncratique, stochastique, et un terme d’erreur d’inefficience technique. Cette méthode a pour avantage de tenir compte de l’erreur de mesure, mais pour inconvénient d’imposer une forme fonctionnelle à la fonction de production qui peut être impropre.

Les seconds types de travaux sont les analyses de fonctions de production non paramétrique (Bradford et Martin, 2000 ; Andes et al., 2002 ; Rosenman et Friesner, 2004 ; Milliken et al.,2011 ;

Hough et al., 2010) dénommées analyses d’enveloppement des données (Data envelopment analysis, DEA). Elles s’appuient sur une programmation linéaire qui examine les relations entre les inputs, dans le cadre d’un certain processus de production non paramétrique (sans forme fonctionnelle particulière) et déterministe (mathématique), et les ouputs (e.g. nombre de patients rencontrés ou inscrits ou les actes délivrés). La frontière de production est ainsi déterminée à partir des observations les plus performantes de l’échantillon. Cette méthode a pour avantage de ne pas imposer de relation formelle au processus de production, mais pour inconvénient d’être plus vulnérable à l’erreur de mesure.

La plupart des résultats empiriques sur le lien entre regroupement et productivité, mettent en avant que le regroupement en soins primaires est plus productif. Le supplément de productivité dans les groupes, estimé au travers de l’analyse du différentiel sur le nombre de consultations et visites et/ou sur les honoraires perçus, est compris entre 5 % et 10 %.

Les résultats sur d’éventuelles économies de gamme, abordées au travers de la différence de productivité entre les cabinets mono versus pluriprofessionnels, montrent que ces derniers seraient aux pires équivalents, au mieux plus productifs. Sont notamment mises en avant des complémentarités positives entre médecins généralistes, entre les généralistes et les autres professionnels de santé (infirmiers, techniciens) ou non (secrétariat et administration), ainsi qu’entre infirmiers et personnels de secrétariat ou d’administration. En revanche, les regroupements pluridisciplinaires, c’est-à-dire associant des disciplines de soins primaires et secondaires, ne seraient pas plus efficients.

Parallèlement aux résultats empiriques sur le lien entre regroupement et productivité, qui mettent en avant que le regroupement en soins primaire est plus productif, il apparaît que la qualité des soins est au moins identique, sinon majorée, lorsque les médecins exercent en groupe avec d’autres professionnels ou lorsque la taille des cabinets s’accroît. Les gains d’efficacité les plus manifestes portent notamment sur le suivi des pathologies chroniques (Bodenheimer et al., 2002 ; Casalino et

al., 2003 a; Fireman et al., 2004 ; Knight et al., 2005 ;Beaulieu et al., 2006 ; Gertler et Simcoe, 2006 ;

Doran et al., 2006 ; Wang et l.,2006 ; Mehrotra et al., 2006 ; Campbell et al., 2007 ; Tollen, 2008 ; Rittenhouse et al., 2008 ; Shortell et al., 2009 ; Soldberg et al., 2009 ; Rittenhouse et al., 2010 ; Kantarevic et Kralj, 2011). Surtout, les résultats concernant la coopération entre généralistes et infirmières sont positifs et convergents. Dès lors que les infirmières sont formées correctement pour des interventions spécifiques (prévention, premier contact et orientation, suivi de patients atteints de maladies chroniques…), elles peuvent proposer des soins et services avec un niveau de qualité au moins équivalent – voire supérieur en complémentarité – avec une satisfaction plus grande pour le

patient. L’ampleur de la réduction des coûts et des gains d’efficacité dépend des différentiels de salaire et de productivité entre infirmières et généralistes et du taux de duplication des actes (Buchan et Calman 2005 ; Laurant et al., 2004 ; Renders et al., 2003 ; Bourgueil et al., 2006 ; Sibbald, 2010 ; Delamaire et Lafortune, 2010).

Pour autant, ces recherches, qui globalement estiment que le regroupement est porteur d’évolutions positives, recèlent des limites importantes qui questionnent les enseignements à tirer tant en termes de recherches que de politiques publiques en France. Une première limite tient à la question de l’identification. La variété des terrains d’observation est très faible : les recherches se concentrent principalement sur des études de cas aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Canada (Ontario). Or, outre que le regroupement y est aujourd’hui plus la règle que l’exception, la nature des groupes y est assez variable et les groupent s’insèrent dans des politiques de régulation qui vont au-delà du seul regroupement. Aux États-Unis, la plupart des groupes sont affiliés, voire intégrés, pour tout ou partie de certaines fonctions administratives, managériales, financières voire de l’offre de soins, à une variété d’organisations (Robinson, 1998 ; Dubb et al., 2004 ; Robinson et al., 2009 ; Friedberg et al., 2010 ; Rittenhouse et al., 2004 ; Rittenhouse et al., 2010 ; Rebitzer et Votruba, 2011). Ces organisations peuvent se combiner les unes aux autres. On distingue initialement trois grandes catégories d’intégration : à d’autres groupes (Independent practice associations ou Small

independent groups) ; à des hôpitaux (Physician Hospital Organizations, PHOs), à des organisations

de management (Management Service Organizations, MSOs), à des offreurs-financeurs de soins (Health Maintenance Organizations, HMOs). Ces dernières catégories sont désormais complétées par des Patient-Centered Medical Home (Rittenhouse et al., 2008) ou des Accountable care organization (Epstein et al., 2014). Les groupes y sont de tailles très variables avec une médiane comprise entre cinq et soixante-dix médecins selon le type d’organisation. Au Royaume-Uni, les groupes contractualisent au plan « local » avec l’autorité de santé (Primary Care Trust). Ils sont plus homogènes en taille, avec une taille médiane de cinq médecins généralistes (Asworth et Armstrong, 2006). Au Canada (Ontario, Québec), plusieurs formes de regroupement coexistent et on peut distinguer notamment les Groupes de médecins de famille, les Centres locaux de santé communautaires, les Family Health Networks, les Family Health Organisations, les Community Health

Centers et les Family Health Groups (Levesque et al., 2010 ; Darhouge et al., 2009 ; Hutchison et al.,

2011). Surtout, le regroupement s’insère dans des politiques plus vastes de la part des payeurs (soutien à la coopération interprofessionnelle, programmes d’amélioration de la qualité des soins, mode mixte de rémunération,…), ce qui rend l’exercice d’identification du « regroupement », et donc la mesure de son impact, plus que délicat. Une seconde limite tient à la question du champ d’analyse. Les études empiriques sur l’impact du regroupement sur la performance ont principalement

investigué la mesure des gains d’efficience comme conséquence des économies d’échelle, et plus rarement celles consécutives des économies de gamme, l’analyse de l’impact sur les consommations et la dépense de soins étant exceptionnelle. Enfin, les recherches tiennent le plus souvent peu compte de l’ensemble des biais de sélection en présence : des groupes dans les programmes, des médecins dans les groupes, voire des patients dans la patientèle des médecins.

Mises bout à bout, ces limites, pour être dépassées, nécessitent soit de réaliser des expérimentations contrôlées, difficiles à mettre en œuvre, soit de s’appuyer sur des expérimentations naturelles aux contraintes méthodologiques importantes. Il s’agit alors de constituer des échantillons de tailles suffisantes de groupes et de cabinets individuels, intégrant différentes dimensions (efficacité, efficience et économie de gamme et d’échelle…) et niveaux d’analyses (patients, médecins ou professionnels, cabinets de groupes ou individuels), et autorisant une observation sur plusieurs années (panel). Ceci pour permettre d’isoler l’effet du regroupement d’éventuelles différences initiales et des tendances générales. Les deux dernières recherches que j’ai conduites s’inscrivent dans cette perspective.

8.

Travail en équipe entre généralistes et infirmières : une évaluation