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Dans l'objectif d'étudier les conflits engendrés par les entreprises polluantes, le cas de la distillerie Babeau-Castel, en 1843, est intéressant. La démarche au début du dossier reste pourtant ordinaire. Un entrepreneur déménage son établissement du faubourg Notre-Dame au quartier des Tanneries. Il demande donc l'autorisation d'installation aux services préfectoraux, comme le veut la législation. Le décret du 15 novembre 1810 encadre les demandes d'installation des ateliers considérés comme insalubres. Les distilleries sont classées dans la deuxième catégorie des établissements polluants. Les conditions dues à ce statut sont développées ultérieurement. De ce fait, une certaine procédure est à suivre afin d'obtenir l'autorisation de la préfecture. L'entrepreneur demande, dans un premier temps, la permission aux autorités pour installer son atelier. Le dossier qu'il envoie contient un certain nombre d'informations comme le mode de fabrication et un plan de l'usine. Les documents sont ensuite remis aux services municipaux qui, par l'intermédiaire du commissaire principal, effectuent l'enquête dite « de commodo et d'incommodo ». Cette partie permet de recueillir l'avis des voisins sur l'installation en cours. Avec l'opinion de certains voisins, le maire émet son avis qu'il transmet au préfet. Les services préfectoraux peuvent charger une commission d'experts pour les éclairer ou prendre directement leur décision dans un arrêté préfectoral autorisant ou pas l'établissement d'une usine insalubre281.

Le distillateur respecte la procédure et envoie sa demande d'installation le 24 janvier 1843282. Les pouvoirs publics prennent en charge le dossier. Le maire demande l'enquête de

commodo et d'incommodo, quelques jours plus tard, le 29 janvier. Le procès-verbal n'est pas disponible, toutefois, le rapport de la commission montre que des oppositions se sont levées. Un certain nombre de voisins dénonce le risque d’incendie, et les fumées. Le préfet nomme ensuite une commission d'experts, le 11 février, pour l'aider dans sa prise de décision. Les membres proviennent de divers horizons. L'administration fait appel à Bouis, professeur de chimie, Bleschamps, ingénieur en chef des Ponts et chaussées et de Basteros, architecte du département. Dominique Bouis était pharmacien avant de devenir professeur de chimie comme nous informe son essai sur l'eau hygiénique soutenu en 1822 afin d'obtenir le titre de

281 « Décret impérial du 15/10/1810 relatif aux Manufactures et Ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode. (abrogé) | AIDA », art cit ; G. Massard-Guilbaud, « La régulation des nuisances industrielles urbaines (1800-1940) », art cit.

pharmacien. Les remerciements montrent que son père était également pharmacien283. Les

annales des Ponts et chaussées de l'année 1843, informe que Bleschamps avait trois ingénieurs ordinaires sous ses ordres : Anger, Lonjon et Tastu284. L'architecte du département, de

Basteros, intègre en 1828 la société d'encouragement pour l'industrie nationale285. L'objectif

de la société est de promouvoir l'industrie française. Ils rendent leur rapport286 avec une carte,

le 23 mars (voir annexe 6). Les conclusions montrent que les craintes formulées lors des plaintes sont infondées ou facilement évitables. Ils défendent l'industriel face aux plaignants287. Avec l'enquête et l'avis de spécialistes, les services préfectoraux autorisent

l'installation par le biais d'un arrêté préfectoral, le 31 mars 1843288. La procédure n'a jusqu'ici

rien de particulier. Comme le demande le décret de 1810, l'enquête de commodo a été effectuée par la municipalité. Les services préfectoraux prennent la décision finale en rendant un arrêté289. Pour s'aider, les pouvoirs publics demandent un rapport à des spécialistes. La

tendance n'est pas exclusive à Perpignan, puisqu'à Grenoble les savants mandatés par les autorités montrent la même indulgence envers les entrepreneurs290. La procédure montre que

les pouvoirs publics restent assez favorables aux industries et à leur développement. Avec l'arrêté, l'installation semble close.

Toutefois, sans que les raisons soient explicitement données, le préfet nomme, un mois après l'arrêté d'autorisation, une commission chargée d'enquêter sur « les inconvénients que pourraient entraîner l'établissement d'une distillerie », le 26 avril291. Trois plaignants,

disant représenter les habitants des Tanneries, adressent une pétition au préfet, le 1er mai 1843

(voir annexe 7). Les services préfectoraux s'appuient sur les éclaircissements de l'architecte de la ville292 et du directeur des contributions indirectes293. Le distillateur se défend dans une

lettre adressée au préfet, le 26 juin294. L'arrêté du 29 juin, suivant la seconde procédure,

aboutit à une décision inverse295. Pour arriver au refus, la préfecture a attendu trois rapports

283 Dominique Bouis, Essai sur l’eau, et spécialement sur les eaux hygiéniques: Suivi de l’examen analytique

des eaux potables de Perpignan ..., s.l., J.-E.-X. Jullien, 1822, p. 1-2.

284 Annales des ponts et chaussees. 2. partie: Partie administrative, s.l., 1843, p. 33.

285 Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, Paris, Madame Huzart, 1828, vol.7, p. 404.

286 A.D.P.O. 5M134 : rapport de la commission nommé le 11 février 1843, non daté 287 Ibid.

288 A.D.P.O. 5M134 : arrêté préfectoral du 31 mars 1843

289 Décret impérial du 15/10/1810 relatif aux Manufactures et Ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode. (abrogé) | AIDA, http://www.ineris.fr/aida/consultation_document/3377, consulté le 3 septembre 2015). article 7

290 E. Baret-Bourgoin, La ville industrielle et ses poisons, op. cit., p. 86-87.

291 A.D.P.O. 5M134 : rapport de la commission d'experts nommée le 26 avril 1843, non daté 292 A.D.P.O. 5M134 : rapport de l'architecte de la ville, le 15 mai 1843

293 A.D.P.O. 5M134 : rapport du directeur des contributions indirectes, le 26 juin 1843 294 A.D.P.O. 5M134 : lettre de Jean-Gabriel Babeau-Castel, le 20 juin 1843

différents de sorte à être sûre de son action. Le rejet de l'autorisation d'installation est rare d'autant plus après une première permission. Dans les dossiers, classés aux archives départementales des Pyrénées-Orientales, la distillerie Babeau-Castel est la seule à se voir refuser son installation dans la première moitié du siècle296. Face à ce refus, l'entrepreneur

trouve un autre local et s'installe à l'ouest, hors de la ville, à proximité de la porte Saint- Martin. Les services préfectoraux s'appuient sur un rapport de l'ingénieur des ponts et chaussées pour autoriser l'établissement de la distillerie297. La procédure est extrêmement

rapide, le préfet demande le rapport le 2 août. Il est réalisé le 7 août298, deux jours plus tard

l'arrêté est signé.

L'établissement fabrique de l'eau de vie à partir du vin. Pour connaître le processus de fabrication, un manuel de distillation, paru en 1835, est utilisé. Il permet de faire le point sur ce qu'est cette activité au XIXe siècle. L'ouvrage s'adresse aux entrepreneurs et il est écrit

par un professionnel du milieu : Leabaud et un éditeur de manuel : Julia de Fontenelle. L'objectif de la distillation est de chauffer un liquide afin de le porter à ébullition. Ainsi, les vapeurs, après un passage dans un réfrigérant, se condensent et redeviennent liquide. Le but est d'extraire un liquide bien précis d'une solution. La distillation du vin permet la séparation de l'alcool et de la liqueur vineuse. L'eau entre en ébullition à cent degrés Celsius et l'alcool à soixante dix-huit degrés Celsius. Le distillateur chauffe donc le liquide à plus de cent degrés Celsius. L'ensemble du liquide entre alors en ébullition. En refroidissant une première fois entre soixante dix-huit et cent degrés Celsius, l'eau redevient à l'état liquide contrairement à l'alcool qui reste à l'état de vapeur. Après l'évacuation des eaux, le distillateur refroidit les vapeurs restantes pour récupérer uniquement l'alcool. Afin d'obtenir ce résultat, l'industriel remplit une chaudière au trois quart de vin. Il place, sur la chaudière, un chapiteau avec un serpentin. Ce dernier est équipé d'un bec inférieur permettant l'évacuation de l'air déjà présent au début du processus. Ainsi, les vapeurs peuvent remplacer l'air dans les tuyaux sans provoquer une explosion causée par la pression. Cette étape permet d'éviter un premier risque d'accident. Les premières vapeurs se refroidissent immédiatement. Toutefois, avec le temps, les nouvelles vapeurs poussent les plus anciennes vers le bec du chapiteau. Elles passent dans le serpentin pour le changement d'état où un récipient récupère l'alcool à la sortie. Pour permettre un refroidissement efficace, de l'eau entoure les serpentins. Eau qui est régulièrement renouvelée afin d'éviter qu'elle ne chauffe trop, rendant le refroidissement

296 A.D.P.O. 5M133 – 5M142 : dossiers d'autorisation d'établissement des industries insalubres, incommodes ou dangereuses, entre 1858 et 1917

297 A.D.P.O. 5M134 : arrêté préfectoral autorisant l'établissement d'une distillerie d'eau de vie, le 9 août 1843 298 A.D.P.O. 5M134 : rapport de l'ingénieur des ponts et chaussées, le 7 août 1843

inefficace. Lorsque l'alcool a complètement été distillé, le récipient est enlevé et la vinasse est évacuée299.

Jean Gabriel Babeau Castel souhaite déménager sa distillerie d'eau de vie du quartier du faubourg Notre-Dame au quartier des Tanneries (voir annexe 8). Pourtant le faubourg présente de nombreux avantages. Ce quartier est un point d'arrivée des diligences provenant du Languedoc, et, de ce fait, du reste de la France. Il est donc le lieu de transition de personnes mais aussi de marchandises. Le Faubourg relie Perpignan à la vallée de l'Agly, à la Salanque, au Conflent et au Ribéral300. Or la vallée de l'Agly et de la Têt sont les endroits où

les petits propriétaires de vignes sont majoritaires301. Ainsi, le quartier Notre-Dame permet de

rejoindre plus aisément le commerce de l'eau de vie dont le port le plus important est Sète en Languedoc302. La distillerie est ainsi connectée facilement aux territoires produisant sa matière

première. Enfin, le faubourg se situe à proximité de la ville de Perpignan avec la porte Notre- Dame à proximité.

L'entrepreneur s'installe dans un quartier qui présente également de nombreux avantages. Un des affluents de la Têt, la Basse, traverse le quartier des Tanneries. L'évacuation des déchets dans la rivière s'effectue donc plus aisément. C'est pour cette raison que, comme son nom l'indique, la présence d'activités polluantes, dont des tanneries, est avérée. Bien que muré, le lieu diffère des quartiers centraux de Perpignan. Les locaux situés dans le faubourg possèdent plus d'espace, le secteur est moins densément peuplé303. Les

bâtiments étant plus espacés entre eux, les industries gênent moins dans le faubourg de la Villeneuve, autre nom du district. Les Tanneries peuvent ainsi contenir des industries nuisibles, plus aisément que les quartiers centraux. Il présente également l'avantage de se situer à proximité du centre de Perpignan dont il est relié par la porte d'assaut304. Dés lors, il

est possible au distillateur de se rapprocher de ses clients et fournisseurs. En effet, ces- derniers se situent dans Perpignan et sa banlieue. C'est ce que déclare Babeau-Castel lors d'une demande non datée305. Cependant, le quartier n'est pas relié à l'extérieur de la ville306.

L'évacuation des liquides usagés représente l'autre enjeux des distilleries. Les déchets

299 Leabaud et Julia de Fontenelle, Manuel complet, théorique et pratique du distillateur et du liquoriste, ou

traité de la distillation, Paris, Librairie encyclopédique de Roret, 1835, p. 13-18.

300 É. Frenay, Le quartier du Faubourg, op. cit., p. 66-70.

301 G. Gavignaud-Fontaine, Propriétaires-viticulteurs en Roussillon, op. cit., p. 255-256. 302 G. Gavignaud-Fontaine et G. Larguier, Le vin en Languedoc et en Roussillon, op. cit., p. 134. 303 É. Frenay, « La renaissance de Perpignan (1815-1848) », art cit, p. 184.

304 É. Frenay, « Le temps du chemin de fer (1848-1865) », art cit, p. 205.

305 A.D.P.O. 5M134 : demande d'autorisation d'installation d'une distillerie d'eau de vie aux Tanneries, non daté 306 A. de Roux, Perpignan, op. cit., p. 207.

évacués sont composés d'eaux usagées et de vinasses à l'odeur pouvant être jugée comme incommode. Les distilleries ont donc besoin d'eau, et d'un moyen d'évacuation. Pour ce faire, la proximité d'un cours d'eau est préférable. Le procédé de distillation présente plusieurs risques. Afin de chauffer le liquide, l'entrepreneur utilise du feu. Un foyer mal maîtrisé peut entraîner un sinistre. Les incendies s'aggravent si les flammes entrent en contact avec l'eau de vie, produit hautement inflammable, déjà distillée. Si la pression de la distillerie augmente trop, une explosion peut se produire. Une fois encore, le risque s'accroît par la proximité avec le produit distillé. Les habitations composées de bois sont sensibles aux dangers des flammes. Les entrepreneurs ont donc tout intérêt à bien organiser leur établissement pour éviter les accidents. Le procédé de fabrication explique la configuration des pièces présentées dans la distillerie Babeau Castel. En effet, selon le plan fourni par la commission d'experts, le 23 mars, la distillerie comporte trois pièces. Dans une première pièce se trouve le fourneau. Les deux autres pièces sont des magasins, l'un pour le vin, l'autre, plus petit, pour l'eau de vie307.

La séparation du fourneau avec le magasin, lieu de stockage du produit fini, permet de limiter les risques d'incendie.