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Chapitre 7 : L'assassinat politique photographié

III- L'influence des discours sur la lutte armée

Réfléchir autour des représentations de l'assassinat politique implique inévitablement, à notre sens, de s'interroger sur les responsables de ces meurtres. Nous avons pu constater que ces derniers sont les grands absents de notre corpus. Évidemment, les auteurs d'un homicide sont rarement représentés dans la presse, puisqu'ils ont réussi à fuir et à échapper à la police. Ainsi, à l'exception de G. Bertoli arrêté immédiatement après son geste (cf chapitre 6), nous n'avons pas trace dans notre corpus de personnes responsables d'un assassinat politique qui auraient été arrêtées dans la foulée de leur action. Toutefois, cela ne signifie pas que les tueurs sont complétement absents de l'iconographie relative à la représentation de la violence. Pour cela, les journaux ont fréquemment recours à la diffusion de portraits robots élaborés grâce à des témoignages. C'est le cas par exemple lors du meurtre de Croce en 1977. La Stampa diffuse à cette occasion un “identikit” de la personne qui faisait le guet.

Portrait-robot de la personne qui faisait le guet lors de l'assassinat de F. Croce, in La Stampa, 29 avril 1977.

Les membres des organisations de lutte armée n'apparaissent alors qu'au moment de leurs arrestations, s'ils meurent dans des fusillades avec la police ou encore dans le cadre de leurs procès. Ainsi, dans le cas de la mort de F. Coco, certains journaux font le choix de montrer des images du procès des Br à Turin, où les accusés ont revendiqué au nom de leur organisation l'homicide du juge, ce qui les placent dans une position de complicité morale.

Nous pensons également que les modes de représentations des victimes peuvent nous renseigner sur les auteurs de ces assassinats et sur la portée politique de leurs gestes, ou au contraire

contribuer à une dépolitisation de ceux-ci. Par exemple, le statut de la victime est sûrement plus perceptible quand il y a des gardes du corps qui sont tués, comme dans le cas de F; Coco, d'A. Moro, ou encore de Fedele Calvosa. A ce moment, on devine qu'il s'agit de personnalités importantes (juge, homme d'État) et donc la raison qui a pu pousser les Br ou les Fcc (Formations communistes combattantes) à s'en prendre à elles. C'est également le cas lorsque les journaux publient les photographies de policiers en uniforme, là, leur statut social apparaît clairement. Au contraire, quand il s'agit d'une cible qui n'est pas protégée ou qui n'est pas en uniforme, l'information est incompréhensible uniquement par la photographie. Les images nous semblent même interchangeables tellement les procédés figuratifs sont identiques. Nous savons seulement que quelqu'un est mort, mais nous ignorons tout de lui, le coupable pourrait aussi bien être la mafia ou un criminel de droit commun. A titre de comparaison, nous avons cherché comment L'Unità avait pu illustrer l'assassinat du général Dalla Chiesa par la mafia en 1982. Évidemment, ce n'est pas représentatif de l'ensemble de la presse, et cela ne veut pas dire que ces schémas sont valables dans tous les homicides un peu médiatisés, toutefois, nous avons relevé des similitudes. La nouvelle fait donc la première page, et est accompagnée de trois photographies. La première nous montre la voiture criblée de balles, à l'intérieur de laquelle git l'épouse du policier. Les deux autres sont des images plus anciennes, du général et de sa femme207. Sans le titre et les articles qui vont avec ces

clichés, nous serions en droit d'attribuer ce guet-apens à une organisation politique comme les Br. Ce que nous voulons dire par là, c'est que à l'instar de Lamberto Pignotti, journaliste à L'Unità, nous pensons que « Chaque bon journaliste sait qu'une photographie parle aussi à travers la didascalie qu'on lui appose, le format, la position dans la page, l'ensemble des titres placés à côté. La même photographie, utilisée par des journaux différents, peut informer mais malheureusement, elle peut aussi alarmer, terroriser. »208

Cela illustre bien le fait qu'une photographie ne parle pas toujours d'elle même, et que c'est le cadre et les discours qui l'accompagnent qui renseigne dessus.

A ce propos, bien que notre travail porte sur la photographie nous ne tenons pas à sous- estimer l'importance des discours développés par la presse, qui ont également eu une influence très forte sur la perception de la lutte armée de la part du public et sur l'élaboration des représentations de la lutte armée. En effet, « le phénomène du "terrorisme rouge" fut tout d'abord sous-estimé, ou si mal compris qu'on en arriva même à le nier. »209

Cette remarque est appuyée par les propos de Valentino Parlato, ex-directeur d'Il Manifesto : « Nous avons mis trop de temps à nous convaincre 207« Dalla Chiesa assassinato dalla mafia » in L'Unità, 4 septembre 1982, p.1.

208« Ogni buon giornalista sa che une "foto" parla anche attraverso la didascalia che le si appone, il formato, la posizione nella pagina, l'insieme dei titoli affiancati. La stessa foto, usata dai giornali diversi, puo informare ma purtroppo puo anche allarmare, terrorizzare. » in Silj, A, op cit, p.42.

209Giovagnoli, A., « Penser l'affaire Moro : un tournant dans l'histoire de la République? » in Lazar, M, Matard- Bonucci, M.A., op cit, p.187.

que les Brigades rouges étaient vraiment rouges. »210

Cela illustre bien les débats qui ont agité le monde de la presse à propos de la nature politique des organisations armées. Tout particulièrement en ce qui concerne les journaux d'extrême gauche comme L'Unità, Il Manifesto ou Lotta Continua qui ont eu tendance à placer sur un même plan la réalité de la « stratégie de la tension » avec celle de la lutte armée d'extrême gauche. A notre sens, ces positions ont contribué à créer un flou autour de la lutte armée et surtout une très mauvaise compréhension du phénomène. Cela a sûrement influé jusque sur les questionnements historiographiques sur la période, puisque cela a alimenté les spéculations autour d'une centrale étrangère qui aurait manipulé les brigadistes. Cette négation d'un statut politique aux Br, et même à l'ensemble du partito armato nous amène à penser que « Les médias n'aident pas toujours le public à y voir clair et, au delà de la prolifération des images et des discours, exercent à propos du terrorisme, des effets de simplification excessive. »211

Dans ce flou qui se crée autour de la violence politique, un parallèle avec le fait divers s'impose une fois de plus : « Barthes note encore que le fait divers est structurellement une information totale et immanente, puisqu'il ne nécessite aucune connaissance de son avant et de son après pour être compris. Le fait divers “contient en soi tout son savoir”, il s'inspire d'événements propices à l'effacement de leur contexte. »212 Ainsi, le traitement de l'assassinat politique étant

essentiellement axé autour du sensationnalisme et de l'émotif, cela en exclut une réflexion plus profonde sur les origines de la lutte armée et sur ses motivations. On fait par exemple du brigadiste qui tue un magistrat un “monstre”, dénaturant la portée politique de son geste. Le politique est ainsi réduit à l'anecdotique, pendant que s'installe une “régularité sécuritaire”, ce qui sont deux des fonctions premières du fait divers.213

Notre propos n'est pas de nous faire les avocats de ceux ou celles qui ont fait le choix de la lutte armée, mais plutôt de s'interroger entre l'écart qu'il y a entre les raisons d'une action meurtrière (« Nous procédons par symbôles, par représentations » comme a pu le dire Mario Moretti214

) et ce qui en est montré. Les journalistes ont ainsi intégré des modes de représentations de l'homicide, qui du coup deviennent valables dans toutes les circonstances, bien que les motivations soient complétement différentes dans le cas que nous étudions, d'un règlement de comptes entre mafieux, ou d'un crime passionnel. Nous nous accordons donc avec A. Silj lorsqu'il dit à propos de la violence politique que « Jusqu'à aujourd'hui on s'en est occupé comme on s'est occupé des 210« Ci abbiamo messo troppo tempo a convincerci che le Brigate rosse erano davvero rosse. » in Mastromatteo, G.,

Quando i media staccano la spina. Storia del blackout informativo durante gli "anni di piombo", tesionline.it,

Università degli studi di Macerata, 2004.

211Wieviorka, M., Sociètés et terrorisme, Fayard, coll. Mouvements, Mesnil-sur -l'Estrée, 1988. 212Dubied, A., Lits, M, ibid.

213Ibid.

214« Se indichiamo come "cuore dello stato" quello che allora appare il progetto o gruppo dominante. Procediamo per simboli, per rappresentazioni. » in Moretti, M., Mosca, C., Rossanda, R., op cit, p.48.

tremblements de terre et des calamités naturelles.[...] Cela ne favorise pas la compréhension du phénomène. »215

Arrivés à ce point, une ambiguïté se fait flagrante : d'un côté, la lutte armée se voit complétement dépolitisée de par les représentations et des discours qui en sont faits. Nous avons vu que le traitement illustratif de l'assassinat politique est relativement proche de celui du fait divers, et Valeria Crouzet a pu montrer comment les analyses portées sur le phénomène brigadiste par exemple ont pu osciller entre un côté teinté de romantisme (période 1974-1975) et un autre pointant la « monstruosité » de ces mêmes Br (à partir de 1976)216

. Ces deux facettes sont bien loin de la portée politique du geste armé. Mais d'un autre côté, nous avons montré que la presse n'hésite pas à montrer les corps des victimes des organisations armées car il reste tout de même évident que les homicides ne sont pas réalisés dans un hasard total. Si le lecteur peut alors regarder ces photographies sans « crainte », c'est peut-être en raison de la distance qu'il peut éprouver vis-à-vis de ces cibles. A la différence des stragi où l'on a vu que les victimes étaient peu représentées, nous formulons l'hypothèse que le lecteur, tout comme le photographe d'ailleurs, pourrait avoir tendance à s'y identifier beaucoup plus fortement. Dans ce cas, cela pourrait par exemple contribuer à créer des effets de panique au sein de la population comme dans le cas d'un tueur en série.

215« Fino ad oggi se ne è occupato si come si è occupato dei terremoti e delle calamità naturali. […] Ciò non favorisce la comprensione del fenomeno. » in Silj, A., ibid, p.215.