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Chapitre 5 : Une éthique du journalisme face à la violence?

I- L'émergence d'un questionnement vis-à-vis de la violence

La violence politique n'a pas été un sujet aisé à traiter pour les quotidiens italiens durant les années 1970. En effet, comme nous l'avons vu précédemment, les organisations armées, et principalement les Br, incluent dans leurs stratégies de communication l'effet amplificateur et publicitaire que leur fournissent les médias. Ces derniers deviennent donc des caisses de résonance aux actions armées, offrant notamment une audience très large à des actes qui n'en auraient pas forcément eu autrement. Toutefois, jusqu'en 1978, la presse (et les médias en général) ne semble pas vraiment s'en soucier, publiant régulièrement les communiqués envoyés par les formations clandestines, consacrant même des pages entières à la rubrique "Terrorisme" (c'est le cas notamment dans L'Unità), autrement appelée "Provocazione" dans il Manifesto (y sont notamment classés les assassinats de Pedenovi et Coco en 1976).

Nous avons donc pu constater que les documents de revendication, émanant aussi bien de l'extrême gauche que de la droite néofasciste (quand il y en a), pouvaient être reproduits, intégralement ou partiellement dans les quotidiens italiens. Nous avons pu relever trois manières diverses d'utiliser un communiqué dans les journaux131

. Il peut servir en premier lieu à apporter du 131Nous traitons ici des cas où une photographie du document original est publiée, intégralement ou pas, et non des cas

crédit à un article. C'est le cas notamment du document n°2, qui émane de l'organisation d'extrême droite Ordine nero (On), suite à l'attentat sur le train Italicus en 1974. On voit que La Stampa fait le choix d'en publier une reproduction intégrale. Le journal ne se contente pas d'en reprendre certains extraits qui seraient les plus parlants pour en faire un article et analyser les faits132

. Dans ce cas, le document permet d'assurer au lecteur qu'il a en mains toutes les pièces de l'affaire, et qu'il peut ainsi se forger son opinion sur l'explosion et les responsabilités d'On. L'effet recherché est d'apporter une preuve de crédibilité supplémentaire à l'article et au travail du journaliste. Mais dans le même temps, cela s'inscrit également dans une recherche de "sensationnel" par la presse qui pousse les quotidiens à publier intégralement les textes de revendication, comme une manière de se démarquer de la concurrence en amenant la preuve irréfutable de la paternité d'un assassinat ou d'un attentat. D'ailleurs on le voit, la reproduction est généralement d'assez mauvaise qualité, il est plutôt difficile de bien lire le document. Mais l'essentiel n'est pas là.

Le communiqué peut également être utilisé sur un mode comparatif avec un autre, pour illustrer notamment des articles sur la continuité de l'activité de certaines organisations armées. C'est le cas dans le document n°1, après l'assassinat de deux membres du MSI à Padoue par les Br en juin 1974. Le Secolo d'Italia reproduit le 20 juin le texte des Br qui s'attribue la responsabilité du double meurtre tout en le mettant en parallèle avec un autre, du même groupe, envoyé aux médias lors de l'enlèvement du juge Sossi. L'objectif est de montrer à travers cette mise en équivalence que ce sont bien les mêmes personnes qui ont tapé ces deux documents différents, en utilisant à chaque fois la même machine à écrire. La différence que nous notons avec le premier cas, c'est qu'ici, l'intention est nettement plus accusatrice. La volonté n'est pas de se démarquer de ses concurrents mais plus d'accuser, de pointer du doigt la dangerosité de l'extrême gauche (puisque nous sommes dans le cadre d'un quotidien de la droite radicale).

Enfin, nous avons pu voir que les communiqués pouvaient également être reproduits de façon partiale, uniquement pour illustrer des articles. On s'en rend compte avec le document n°3 où seul l'en-tête où le sigle des Br est visible a été choisi pour accompagner les comptes rendus du procès de certains membres du noyau historique du groupe. L'objectif dans ce cas est alors seulement d'attirer l'oeil sur le sujet de l'article. L'image n'apporte aucun éclaircissement au sujet traité.

132Il est quand même dit explicitement dans le document que "Avec la bombe [...] que nous avons mis sur l'express Rome-Florence, nous avons voulu démontrer à la nation que nous sommes en mesure de mettre des bombes où nous voulons [...] où et quand cela nous plait". "Con la bomba [...] che abbiamo messo sul'espresso RO-FI abbiamo voluto dimostrare alla nazione che siamo in grado di mettere bombe dove vogliamo [...] dove e quando ci pare." in

Document n°1 : Communiqué des Br revendiquant le meurtre de deux membres du MSI à Padoue (à gauche), comparé à un autre des Br écrit pendant l'enlèvement du juge Sossi, in Secolo

Document n°2 : Communiqué émis par Ordine Nero après l'attentat sur le train Italicus, in

Document n°3 : Les inculpés des Br revendiquent au nom de l'organisation l'assassinat du juge Coco, in Corriere della sera, 9 juin 1976.

On voit donc que le monde de la presse ne semble guère se soucier de la possibilité de jouer un rôle de catalyseur vis à vis de la violence politique à travers la diffusion des communiqués de revendication, ou bien via l'espace accordé à cette thématique dans les journaux.

Mais le nombre croissant d'homicides politiques dans la seconde moitié de la décennie va amener les journalistes à une remise en question de leur rôle dans la permanence du phénomène, certains allant jusqu'à dire que les médias alimentent la violence en diffusant les communiqués des groupes clandestins, leur offrant ainsi une forme de publicité. Avec l'attaque contre la presse décidée par les Br en 1977, le monde médiatique se réunit, en réaction, en assemblée afin de débattre de la position à tenir face à ce nouveau phénomène. Toutefois, peu de décisions semblent réellement prises à ce moment là. Ainsi, même si au niveau du langage, nous notons que des journaux comme

Il Manifesto commencent à partir de cette période à qualifier les actes de violence politique comme

étant systématiquement des actions "terroristes"133

, et non plus des preuves de "provocation"; nous pouvons constater qu'à un niveau visuel, nous n'avons pas relevé de différences frappantes dans l'espace accordé aux photographies d'homicides ou d'attentats. A la décharge de ce constat, nous pouvons tout de même préciser qu'il n'y a eu que peu d'assassinats politiques dans l'intervalle qui sépare la fin de la campagne contre la presse jusqu'au début de l'affaire Moro en mars 1978134.

L'enlèvement du secrétaire général du parti démocrate-chrétien, grand artisan du 133C'est le cas dans les articles consacrés aux membres de la RAF allemande en 1977, puis pour les actions réalisées par les organisations clandestines italiennes, comme les Br ou les Formations Communistes Combattantes avec l'assassinat de F. Calvosa le 8 novembre 1978.

134Nous n'avons connaissance que des décès de Riccardo Palma, conseil de cassation, à Rome par les Br le 14 février 1978 et de Rosario Berardi, maréchal de la section antiterroriste, à Turin le 10 mars, par la même organisation.

rapprochement avec le parti communiste, le jour de l'officialisation du compremesso storico, va provoquer un véritable coup de théâtre politique en Italie. Cet événement va jouir d'une immense couverture médiatique durant toute sa séquestration dans la "prison du peuple" des Br. C'est une "nouvelle" au sens qu'en donnent les manuels spécialisés ou les journalistes eux-mêmes, c'est à dire "une nouveauté", "une rupture" par rapport à une "normalité" et à un ordre établi135

. L'espace qui va y être consacré va en devenir complétement disproportionné. De plus, la sur-exposition médiatique dont vont jouir les Br durant près de deux mois va entrainer d'amples débats au sein de la presse, sur ses propres responsabilités par rapport à cela.

135"La notizia, intanto, viene definita, in ogni manuale e da ogni giornalista, in termine di "novità" e di "rottura" rispetto a una normalità e a un ordine." in Bechelloni, G., "Il colpo di stato in diretta" in Silj, A., Brigate rosse-Stato,