Après le déclin des structures de pouvoir de la société ibadite de Djerba, l’enracinement de la doctrine ibadite dans la réalité socioculturelle de l’île Djerba demeure visible à travers le patrimoine culturel immatériel comme l’architecture vernaculaire, les festivités et la musique. L’architecture ibadite en est l’un des
429 Mohamde Merimi. Op. cit., p. 111.
430 Emile Macquart, « Les Troglodytes de l’Extrême-Sud tunisien », Bulletins et Mémoires de la
Société d’anthropologie de Paris, V, 7, 1906. p. 174-187.
431 Zouhir Gouja. Op. cit. 432 Ibid., p. 153.
aspects les plus frappants. Elle a été célébrée dans plusieurs études, notamment dans les ouvrages de Manuelle Roche433 et d’André Ravéreau434. Cette architecture moins spectaculaire ne comptait pas d’ensembles urbanistiques élaborés, mais de simples édifices éparpillés. Elle est reconnue pour son dépouillement ornemental et la dimension réduite de ses bâtiments, souvent construits à l’échelle d’une petite communauté. Son mode de construction utilise les matériaux locaux, s’adapte au climat rude de l’île et répond à plusieurs fonctionnalités de la mosquée, qui joue un rôle socioéconomique important et participe au contrôle des côtes de l’île afin de prévenir les attaques des flottes ennemies.
L’île est connue pour son nombre spectaculaire de mosquées qui reflètent l’aspect unique de l’architecture ibadite, avec en moyenne quatre mosquées par kilomètre carré selon Chapoutot Remadi435. En 1992, Zouhir Gouja a recensé 284436 mosquées sur l’île, alors qu’une autre étude réalisée dans le cadre de la
coopération Franco-Tunisienne pour l’environnement437 a recensé plus de 300 mosquées. En 1941, René Stablo438 a dénombré 166 mosquées ibadites et 122 malékites.
433 Roche Manuelle, Le M’Zab. Architecture Ibadite en Algérie, Paris, Arthaud, 1973, 130 p. 434 Ravéreau André, Le M’Zab, une leçon d’architecture, Paris, Sindbad, 1981, p.282
435 Chapoutot-Remadi, Mounira, Préface, Mudawwana masâjid Jirba, Corpus des mosquées de
Djerba,
El Mrabet, Riadh, Tunis : Institut National du Patrimoine, 2002, p. 30.
436 Zouhir Gouja. Op. cit., p. 182.
437Une pédagogie de l’environnement sur un paysage OPIEM de Djerba-Tunisie. Document non
publié, consulté au local de l’Association de sauvegarde de l’île de Djerba.
438 René Stablo. Op. cit., p. 41
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L’influence ibadite se manifeste dans les moindres détails et habitudes de la vie quotidienne et trace les limites entre les classes sociales. Le puritanisme ibadite, qui interdit par exemple à ses disciples toute pratique musicale, lègue la fonction de musicien à la communauté des esclaves. C’est ce qui explique la spécialisation aujourd’hui encore observable de la communauté noire de Djerba, les Tabbala, dans la musique traditionnelle, comme l’explique Zouhir Gouja :
Les Ibadites ont toujours réservé une importance primordiale à la pureté physique et morale. Ils considèrent, par conséquent, que tout excès de festivité peut mener à des pratiques illicites ayant des effets néfastes sur la moralité de la communauté. C’est pourquoi la musique, étant l’un des excitants redoutables, ne doit pas dominer le déroulement des festivités et sa pratique doit être modérée, se limitant à des chants religieux ou rituels sans pratique instrumentale439.
Gouja rappelle que :
Les Ibadites n’encourageaient guère les pratiques musicales et ont interdit particulièrement l’usage des instruments tbal et zukra. Ils ont légué aux Noirs la fonction de musicien, ainsi, la plupart des musiciens de l’île sont noirs. Nous retrouvons cette situation également dans le Mzab, alors que dans d’autres régions du Maghreb, à Tunis, par exemple, le métier de musicien n’est pas exclusivement réservé aux Noirs440.
Aussi les azzaba inventent-ils une nouvelle classe sociale située entre l’esclave et le maître, celle de « hjajma441 et les shwashin442, anciens esclaves » afin de vaquer à la tâche de musicien puisque « chanter ou jouer d’un instrument de musique déshonorait le “maître” berbère 443» rappelle Gouja. Héritée de père en fils, la fonction sociale de musicien qui se charge d’animer les mariages et les
439 Zouhir Gouja. Op. cit., p. 157. 440 Ibid., p. 543.
441 Le terme Hajjâm désigne littéralement coiffeur. C’est d’ailleurs un des métiers les plus
spécifiques de ce groupe ethnique (les noirs) (Gouja, Ibid., p. 78).
442 Le terme Shwâshin (sin : Shûshân), désigne en gros la catégorie des Noirs Wuçfan ou « abîd
(esclaves) ainsi que celle des mulâtres, catégorie intermédiaire issue des croisements entre les blancs Ahrâr (hommes libres) et les noirs. (Gouja, Ibid., p. 76.).
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évènements festifs est jusqu’à nos jours la spécialité de la communauté noire, à l’instar du célèbre groupe d’Ouled Sta Jemâa.
Plusieurs témoignages d’historiens français ayant résidé à Djerba nous renseignent sur un patrimoine culturel imbibé de puritanisme ibadite. René Stablo élabore à cet effet une comparaison entre les cérémonies de mariage des malékites et des wahbites (ibadites), plus particulièrement lors de la procession de la jahfa, où un cortège mène la mariée sur un chameau vers la demeure conjugale. Parlant de la jahfa, Stablo note :
Les malékites lui donnent un éclat particulier. Il a lieu (le cortège) dans le courant de l’après-midi au milieu d’une grande affluence des spectateurs. En avant marchent les musiciens en costume traditionnel… (Stablo, 80) Plus discret et peut être aussi plus avares de leurs derniers, les wahabites organisent la « jahfa » soit le matin à l’aube, soit après le coucher de soleil pour éviter l’affluence des curieux et pour permettre aussi aux femmes d’y prendre part sans indiscrétion. Le cortège est silencieux. Pas de musique. Une espèce de recueillement austère qui donne à cette cérémonie des allures de sacrifice…444
Figure 21 Ouled Stâa Jemâa445
Figure 22 Affiche d'Ouled Stâa Jemâa (Association Djerbaction) 446
445http://djerbiens.e-monsite.com/blog/ouled-sta-jemaa.html [page consultée le 22/07/14] 446http://djerbaction.org/ [page consultée le 22/07/14]
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