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Berbéres, poussière d’hommes et passage forcé à la modernité

modernité

L’appel à la modernité n’a pas été entendu d’une manière uniforme au pays et plus particulièrement par les populations du sud de la Tunisie, qui sont demeurées conservatrices et ont par conséquent causé la colère du régime à plusieurs reprises. La culture berbère, qui forme la base du tissu social tunisien selon Mohamed Arkoun545 et David M. Hart546,  a été particulièrement visée par les réformes du nationalisme tunisien, ce dernier ayant exigé que l’on délaisse

542 Aziz Krichen. Op. cit., p. 312-313. 543 Ibid., p. 162.

544 Ibid.

545 Mohamed Arkoun. « Algeria », In The politics of islamic revivalism: diversity and unity, ed.

Shireen T. Hunter, Bloomingto: Indiana University Press, 1987, p. 171-186.

546 David M. Hart. « The Berber Dahir of 1930 in colonial Morocco: then and now (1930-1960) »,

coutume et langue, qu’on quitte les villages anciens vers d’autres nouveaux afin d’adopter un mode de vie plus moderne. Le plan nationaliste, suivi tout au long du règne des deux dictateurs Habib Bourghiba (1957-1987) et Zine El Abidine Ben Ali (1987-2011), a contribué à cet effacement, comme le rappelle Stéphanie Pouessel :

En prélude, il est nécessaire de s’arrêter sur quelques éléments du contexte tunisien, voire maghrébin, des « fragmentations postcoloniales » : l’édification des États-nations postcoloniaux a, à l’instar de tout nationalisme, produit une rhétorique identitaire uniciste autour de la culture arabe et de la religion islamique construite notamment en contre-réponse à la présence coloniale française (…) Comptant une très faible présence de berbérophones, la Tunisie est sous le joug d’un discours d’une homogénéité sans faille, le laissant apparaître comme « le pays du Maghreb le plus homogène », relayé par la recherche en sciences sociales notamment française.547

La politique nationaliste a cherché à imposer une identité tunisienne homogène en interdisant les statistiques ethniques ou culturelles. De cette façon, la présence culturelle berbère n’a jamais été reconnue officiellement en Tunisie. Dans ce sens, voici comment la Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en Amérique du Nord (CEFAN) de l’Université Laval décrit la présence des Amazighs en Tunisie :

En Tunisie plus que dans les autres pays, les Berbères (appelés Amazighs ) sont difficiles à dénombrer avec exactitude en raison de l’absence de toute statistique officielle à leur sujet. De plus, ils sont dispersés géographiquement du nord au sud, d’est en ouest, même s’ils sont relativement plus concentrés dans les régions montagneuses et dans certaines villes. D’après les autorités gouvernementales, les Berbères représenteraient 1 % de la population totale évaluée à 10 millions d’habitants, ce qui signifierait quelque 100 000 personnes. 548

547 Stéphanie Pouessel. « Les marges renaissantes : Amazigh, Juif, Noir. Ce que la révolution a

changé dans ce “petit pays homogène par excellence” qu’est la Tunisie », L’Année du Maghreb, VIII, 2012. https://journals.openedition.org/anneemaghreb/1432?lang=en [page consultée le 16/01/15]

548 La Chaire pour le développement de la recherche sur la culture d’expression française en

Amérique du Nord de l’Université Laval (CEFAN).

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L’État tunisien limite souvent la culture berbère aux berbérophones et précise qu’ils sont « en nombre très largement limité »549. Le discours officiel insiste qu’« en ce qui concerne les Berbères de Tunisie, on peut indiquer qu’ils sont particulièrement bien intégrés dans la société tunisienne, et qu’ils n’ont pas de revendications. En outre, il n’y a pas de tribus nomades en Tunisie ». Le Congrès mondial amazigh (CMA550) estime pour sa part les populations berbères à un minimum d’un million de personnes, soit 10 % des Tunisiens :

Les Berbères sont principalement regroupés dans le sud de la Tunisie, notamment à Djerba, Matmata (Zraoua et Taouedjout), Tataouine (Chenini et Douirat), Médenine, Kebili et Tozeur (…). Cependant, l’ethnie berbère est plus importante que ses locuteurs. En effet, les berbérophones sont estimés à quelque 78 000 personnes, ce qui démontre l’assimilation galopante des berbérophones. 551

Les communautés amazighes du pays se trouvent dans de petits villages du centre-sud de la Tunisie et sur l’île de Djerba, généralement dans des espaces isolés pour préserver leur identité vis-à-vis de leur environnement extérieur peu accueillant, rappelle Maddy Weitzman552. Driss Abbassi553 mentionne que les racines amazighes du pays ont été continuellement mises de côté dans l’enseignement de l’histoire dans les écoles depuis l’indépendance et que l’origine amazighe de la Tunisie et de son peuple a été diluée dans un passé lointain et

549 Dix-neuvième rapport périodique des États parties attendus en 2006,

CERD/C/TUN/19https://www2.ohchr.org/english/bodies/cerd/docs/advanceversion/cerd.c.tun.19. doc [page consultée le 22/04/17]

550 Le Congrès mondial amazigh est une organisation non gouvernementale qui œuvre pour la

défense et le développement de la culture et de la langue amazighes. Il a été créé en 1997 dans le but de coordonner et de structurer un mouvement berbère transnational (dans sa définition géographique de Tamazgha). Le CMA a été concrétisé les 1er, 2 et 3 septembre 1995 à Saint- Rome-de-Dolan (France). Cette rencontre historique a donné naissance à une organisation internationale appelée Congrès mondial amazigh (CMA), dont le siège se trouve à Paris (France). Le CMA a tenu à ce jour cinq assises internationales, à savoir : Premier congrès : 27-30 août 1997 à Tafira (Las Palmas de Gran Canaria, Canaries). Deuxième congrès : 13-15 août 1999 à Lyon. Troisième congrès : 28-30 août 2002 à Roubaix. Quatrième congrès : 5-7 août 2005 à Nador (Maroc.) Cinquième Congrès à Meknès, Maroc en octobre 2008. Ainsi, ces rencontres se tiennent tous les trois ans.

551 Le Congrès mondial amazigh. https://www.congres-mondial-amazigh.org/ [page consultée le

12/06/15]

552 Bruce Maddy-Weitzman. Op. cit., p. 132.

553 Driss Abbassi. « Le Maghreb dans la construction identitaire de la Tunisie postcoloniale. »,

folklorique sans importance. L’auteur souligne que les manuels scolaires de la fin des années 1980 ne faisaient que peu référence à l’identité amazighe, qui disparaît presque complètement à partir des années 1990 au profit d’une « arabité essentielle 554» renforcée et promue par l’État. Ce travail de l’effacement linguistique avait déjà commencé depuis la première heure de l’indépendance, argue Pouessel :

Dans les années 1970, le « problème » du bilinguisme arabe berbère se posait encore dans les villages du Sud tunisien, de Douiret et Chenini (Louis, 1975), contraignant les instituteurs à « dé-berbériser » les élèves. La « pression de l’arabophonie » a ensuite fait « basculer » l’importance numérique des berbérophones d’une majorité à une minorité (Souriau, 1980). Au sein de la Tunisie bourguibiste, la berbérité, bien qu’intégrée dans l’historicité de l’identité nationale affichée, rime avec une ruralité dépassée. Elle fera tout de même figure d’appât à un tourisme en soif d’exotisme, de primitivité, devenant une sorte de bédouinité dérivée555.

Plusieurs questions découlent de cette disparité qui existe entre les statistiques officielles et celles des ONG et à laquelle tout chercheur peut faire face. Il est donc légitime de se demander s’il existe réellement une mémoire collective amazighe en Tunisie. Oui, répond Mansour Ghaki, professeur à l’Institut National de Patrimoine. Mais cette mémoire amazighe a souffert, selon lui, de beaucoup de dommages, spécialement depuis l’indépendance, avec l’arabisation de la toponymie, des noms des familles et les déplacements de villages :

Les toponymes furent « arabisés » par décision officielle et les appellations standardisées, parfois à partir de la transcription française. Les brigades topographiques qui travaillèrent à l’établissement de la cartographie de la Tunisie étaient formées de soldats français visiblement, rarement accompagnées de locaux, qu’ils soient arabophones ou berbérophones : Ath Waw est devenu Matmata, Ath Mazret, Tamazret — parfois écrit Tamezrat —, Ath Wizrou est changé en Zraoua, Iza Nu Hachyan est transcrit Zanou Hachiane, etc.556

554 Ibid., p. 122.

555 Stéphanie Pouessel, Op. cit., p. 151.

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Aussi l’État-nation s’est-il donné l’objectif d’arabiser toutes les particularités linguistiques amazighes : « La particule, d’origine berbère, d’appartenance à une famille, un groupe, “U”, précédant les noms de famille sera remplacée par “Ben”, “fils de” en arabe.557 ». L’atteinte à la mémoire amazighe se manifeste dans le dédoublement modernisateur de tous les villages berbères du sud de la Tunisie, un véritable conservatoire de la culture et de la langue amazighe, ce qui cause, selon Ghaki, un véritable déracinement :

L’autre « grande action du pouvoir », au tout début de l’indépendance, fut le déplacement des villages un peu partout en Tunisie et essentiellement dans les Matmata. Il s’agit là de « déplacements vers des lieux plus accessibles ». Ainsi Toujane, Matmata, Guermassa, Douiret, Tamazret, Zraoua, etc., furent doublés de villages « modernes » situés à l’extérieur de la montagne, parfois à plusieurs kilomètres du village d’origine. La conséquence est qu’aujourd’hui Zraoua et Douiret sont des villages fantômes vidés de leurs habitants. Si les habitants de Matmata de Tamazret refusèrent de quitter leurs villages d’origine, ceux de Toujane y reviennent, timidement, après l’avoir quitté. Seul Chenini a échappé à cette opération de « modernisation à la Bourguiba ». Les villages qui résistèrent furent « punis ». Ils seront mis à l’écart de tout développement et privés d’infrastructures nécessaires durant des décennies. Il faudra attendre plus de 30 ans après l’indépendance pour que Tamazret et Taoujout obtiennent une route convenable, et pour qu’ils soient alimentés en eau potable et en électricité. Matmata, village troglodyte, fut « sauvé » grâce au tourisme saharien. Il reprit ainsi ses droits après avoir vu la poste, le poste de gendarmerie et l’école fermés pour obliger la population à s’installer dans « Matmata la nouvelle ».558

Le CMA mentionne, dans sa contribution à l’Examen périodique universel du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies559, la présence d’une civilisation et d’une identité amazighe plurimillénaires menacées de disparition en Tunisie par le fait qu’elles sont niées, occultées et rejetées par l’État. Le CMA déplore la

557 Ibid.

558 Mansour Ghaki, Un conte amazigh de Ath Mazret (Tunisie), 2017.

https://www.youtube.com/watch?v=XF4WPGOO5tw [page consultée le 27/03/17]

559 Contribution du CMA à l’EPU concernant la Tunisie. Les Amazighs (Berbères) de Tunisie :

Marginalisation, négation, occultation. Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies Examen

Périodique Universel 2° cycle, 13e session, Genève, 21 mai-1 er juin 2012.

https://lib.ohchr.org/HRBodies/UPR/Documents/session13/TN/CMA_UPR_TUN_S13_2012_Con gresMondialAmazigh_F.pdf [page consultée le 12/06/15]

législation discriminatoire identifiée au moins dans trois déclarations officielles servant à définir l’identité et la culture de la collectivité tunisienne. En premier lieu, le préambule de la Constitution adoptée en 1959 confirme que la Tunisie demeure « fidèle aux enseignements de l’islam (…) et à son appartenance à la famille arabe560 ».

Par conséquent, affirme le CMA, « la Tunisie nie tout simplement l’existence même de centaines de milliers d’Amazighs tunisiens, population autochtone, non arabe. » En second lieu, le Pacte national tunisien, adopté en 1988 à la suite du coup d’État mené par le général Zine el — Abidine Ben Ali annonçant une nouvelle ère, garde la même définition de l’identité tunisienne, c’est-à-dire une identité arabo-islamique. En troisième lieu, un Code de la protection de l’enfant a été adopté en 1995, dont l’article premier préconise d’élever l’enfant « dans la fierté de son identité nationale (…) et le sentiment d’appartenance civilisationnelle au niveau national, maghrébin, arabe et islamique 561».

560 La Constitution de la République Tunisienne, 1959 :

https://wipolex.wipo.int/fr/legislation/details/7201

561 Republique tunisienne, Code de la protection de l’enfant,

http://www.ilo.org/dyn/natlex/docs/ELECTRONIC/42904/60771/F2097535778/TUN-42904.pdf

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Figure 24 Voûtes en berceau d'un village au Sud tunisien. Photo G. Camps (vers 1970)

Le CMA estime que cela « renforce la discrimination à l’égard des enfants amazighs562 » et souligne l’existence d’autres pratiques officielles exclusives, comme l’absence d’enseignement en langue amazighe, l’interdiction des prénoms amazighs, l’absence d’une presse écrite et de médias audiovisuels publics en langue amazighe et l’inexistence de financement public pour les productions culturelles amazighes. Peu de voix se sont élevées avant la révolution de 2011 pour contester le discours de la prétendue homogénéité arabe de la Tunisie ainsi que le statu quo de l’invisibilité et de l’exclusion des Amazighs dans les sphères publiques du pays. Cette exclusion est même justifiée, selon ce qu’avance le sociologue tunisien Al Muncif Wannas dans son livre, « La personnalité tunisienne, un essai pour comprendre la personnalité arabe » :

Il n’y a presque plus de revendications culturelles berbères sauf pour celui qui veut fabriquer des crises fictives ou bien pour attirer la sympathie de certains éléments internationaux prédisposés à adopter à la fois les problèmes réels et fictifs du tiers monde. C’est pour cela que nous préférons dire que la personnalité tunisienne a aujourd’hui une identité et une référence complètes, elle est maghrébine, arabe, islamique, africaine et méditerranéenne ; ses dimensions sont complémentaires, solides et indéniables, quelle que soit la divergence des lectures historiques et anthropologiques563.

Ajoutons aussi que la nouvelle constitution de 2014 jugée avant-gardiste par le penchant révolutionnaire de ses auteurs n’a jamais reconnu la langue amazighe, contrairement au Maroc et à l’Algérie qui se sont empressés de le faire suite à la pression amazighe populaire.

Outre la toponymie, la langue et la culture, l’économie traditionnelle berbère a été ciblée alors que l’État s’imposait en détenteur d’une décision éclairée, laquelle entendait dicter et imposer des réformes. Nous avons déjà vu dans le chapitre 4 que les spécialisations économiques djerbiennes ont été visées et affaiblies par des réformes étatiques dans le but de briser le monopole commercial

562 Contribution du CMA à l’EPU concernant la Tunisie. Op. cit.

563 al-Munṣif Wannās. al-Shakhṣīyah al-Tūnisīyah: muḥāwalah fī fahm al-shakhṣīyah al-ʻArabīyah,

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et financier hérité du réseau ibadite. Ce dernier a été mobilisé par Salah Ben Youssef pour concurrencer Habib Bourguiba dans la crise symbolique qui a éclaté autour de : « Comment allons-nous concevoir la nouvelle nation tunisienne ? » Nous avons vu aussi qu’en plus des réformes des coopératives socialistes qui ont visé le monopole djerbien commercial de plein fouet, un autre acteur économique de taille a été introduit sur l’île de Djerba suivant la formule de l’économie politique. L’élite économique ibadite locale a été exclue de cet investissement étatique, largement à cause de sa propension à la dissidence politique, alors que le statut des alliés malékites a été renforcé. En cela, la politique de Habib Bourguiba s’inscrit dans la continuité de celle de la dynastie husseinite pour laquelle les Ibadites de l’île de Djerba ont souvent constitué une source de menace politique, à cause notamment de leur statut de minorité intermédiaire, tel qu’il l’a été analysé auparavant.

Par ailleurs, et d’une manière plus générale, Jean-Paul Gachet rappelle qu’en Tunisie, la disparité des stratégies étatiques et paysannes « (…) se sont (…) déployées à travers un jeu subtil d’actions et de réactions marquées par l’ignorance et l’incompréhension réciproques des différents acteurs 564». Les priorités mises en avant par l’État lors de sa réforme de l’économie traditionnelle (agriculture, pêche, artisanat), qui occupait la grande majorité de la main-d’œuvre tunisienne, étaient l’« efficience et (la) rentabilité (…) les seuls critères qui sont pris en compte en matière de choix technologique. 565» Cela est d’autant plus pertinent que « la maîtrise sociale, l’adéquation par rapport à l’organisation sociale, à l’aménagement de l’espace, aux contraintes du milieu physique ne font pas l’objet d’interrogation566 », estime l’auteur.

Le modèle d’obéissance promu par l’État s’élargissait jusqu’à atteindre une zone où on ne pouvait plus distinguer le domaine privé du domaine public et où la

564 Jean-Paul Gachet, « L’agriculture : discours et stratégies », Dans Michel Camau, ed., op. cit.,

p. 183.

565 Ibid., p. 182. 566 Ibid.

prétention de garantir les libertés individuelles se transformait en démarche répressive qui dictait à chacun le mode de vie qui serait conforme à la vision de la légitimité républicaine. L’élite politique ne se doutait pas de sa capacité à répondre à tous les problèmes économiques et sociaux, tout en s’attendant à une obéissance sans faille de toutes les classes citoyennes. C’est de cette manière que l’État s’est attaqué par exemple à un rituel religieux, par pur excès de zèle, en voulant annuler le jeûne durant le mois du ramadan. Ironiquement, cette liberté imposée s’est soldée par une résistance non pas de la classe la plus conservatrice du pays, mais bien des jeunes étudiants appartenant au mouvement de gauche Perspectives567. Voyant dans cette décision une atteinte aux droits et aux libertés individuelles, le jeûne est devenu symboliquement un acte de résistance contre l’autoritarisme de l’État, qui voulait, semble-t-il, agrandir la marge de liberté dans le pays. Voici comment cette anecdote a été vécue, selon le témoignage d’Ali Saidane, un des acteurs du mouvement Perspectives en Tunisie :

À la fin des années 1950, après la loi du code de l’état civil et le discours de ramadan (de Bourguiba), les réactions n’ont pas dépassé les cercles conservateurs et religieux, lesquels étaient pour la majorité située dans l’espace urbain et les grandes villes. La bataille de Bizerte, survenue au début des années 1960, a atténué les polémiques suscitées par l’appel (de Bourguiba) à manger durant le ramadan, et a donné en même temps un nouveau souffle au sentiment national, qui coïncide avec l’atteinte de la génération des baby-boomers de l’âge de l’adolescence, qui se caractérise par la recherche de l’affirmation de soi. En 1962-63, le ramadan est venu durant la deuxième moitié de l’hiver, nous étions internes à l’École Normale Supérieure, la vie dans ce milieu universitaire, qui rassemble des jeunes de tous les gouvernorats (de la Tunisie) appartenant au courant perspectiviste, ne comportait pas une prétention excessive d’être musulman et nous avons pour la plupart d’entre nous vécu nos premières expériences avec l’alcool, bière et vin, les portes des bars étaient grandes ouvertes à Bab Bhar et dans la banlieue.

Dans le foyer universitaire, la loi nous a imposé de manger durant le ramadan, mais nousavons entamé une pseudo-résistance contre cette obligation à manger, nous n’allions pas prendre le café du matin et boycottions le déjeuner, nous mangions à l’heure de la rupture du jeûne dans la salle de révision, chacun de nous muni de ses propres

567 Voir : Abdeljalil Bouguerra, De l'histoire de la gauche tunisienne : le mouvement Perspectives, 1963-1975,

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provisions. Notre action ne représentait pas un attachement au jeûne provenant d’un sentiment religieux, mais plutôt constituait une rébellion contre les décisions qui nous étaient imposées d’une manière verticale afin de déterminer notre choix de manger ou bien de jeûner. D’un autre côté, la vie prenait un sens chaotique, les cafés et les restaurants étaient ouverts comme d’habitude, la bière, le rosé se servaient sur les terrasses et nous « entamions une grève de la faim » pour protéger le jeûne.568 »

Nous pouvons récapituler jusqu’ici pour dire que la modernité imposée par des décisions verticales s’est transformée en politique autoritaire qui a visé l’individu comme noyau symptomatique de l’absence d’une nation tunisienne viable. En agissant de la sorte, la sphère politique tunisienne a condamné la société tunisienne à l’érosion intellectuelle, idéologique et culturelle, concluant à l’impossibilité de la constitution d’un sujet tunisien ou bien d’un citoyen tunisien à part entière. Le nationalisme tunisien, qui voulait à tout prix rompre avec un sous- développement culturel mal défini, n’a pas pu échapper à l’amalgame des diverses identités et communautés présentes historiquement sur le territoire. Ce dernier a frappé les croyances, le patrimoine et les identités culturelles des minorités ibadite et juive, qui étaient condamnés à l’effacement volontaire ou imposé.

L’effet des réformes portées par l’idéologie politique sur le patrimoine culturel immatériel de l’île de Djerba mérite d’être analysé pour une compréhension approfondie de ce décalage entre les stratégies étatiques et les stratégies artisanales. Pour ce faire, je vais étudier, dans le chapitre suivant, l’exemple de l’artisanat de l’île de Djerba, durant une décennie décisive (1960- 1970). Celle-ci se caractérise par le début de l’intensification de l’activité touristique, en parallèle à la crise que connaît l’artisanat et qui sonne le début de