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L’attractivité touristique de l’artisanat : un phénomène observé

La pertinence de l’étude des interactions socioéconomiques entre le tourisme et l’artisanat à l’île de Djerba s’inscrit dans la tendance de recherche plus générale de la mise en tourisme du patrimoine culturel immatériel. Ceci est d’autant plus pertinent que les différents métiers de l’artisanat sont l’expression directe des communautés locales et la production de porteurs d’un savoir hérité de génération en génération. Les artisanats font souvent partie des lieux les plus prisés par les touristes dans toute destination, ce qui offre des opportunités économiques aux artisans, tout en les exposant en même temps aux effets pervers de l’économie globalisée, dont le tourisme constitue l’un des phénomènes les plus marquants. Partout à travers le monde, l’artisanat souffre de l’industrialisation massive qui diminue sa capacité de concurrencer les produits industriels, qui eux contribuent aux changements des habitudes de consommation de la clientèle traditionnelle.

Depuis l’expansion du tourisme balnéaire de masse à l’échelle mondiale, son effet sur l’artisanat ne cesse d’attirer l’attention des chercheurs, qui s’intéressent à un avatar de l’économie globale, qui change de plus en plus les savoir-faire traditionnels des populations locales. L’étude d’une telle relation a évolué en fonction de la croissance du phénomène touristique et de l’expansion de ses effets irréversibles. Une revue de la littérature montre que cette relation supporte deux points de vue. Le premier s’est consacré à la tendance de la perte de l’authenticité569 des produits artisanaux en parallèle à l’intensification des

569 C. Ryan, J. Crotts. « Carving and tourism: A Maori perspective », Annals of Tourism Research,

activités du tourisme balnéaire. Les chercheurs ont souvent pointé du doigt la commercialisation appauvrissante des produits artisanaux mis en vente et réduits à la loi de la valeur d’échange, estiment Watson et Kopachevsky570. Fuat Firat571 qualifie cette tendance de dégradation culturelle, même d’aliénation, dans la mesure où plusieurs arts indigènes sont réduits au statut d’objets de souvenir que les touristes consomment durant leurs voyages. Dans le même ordre d’idées, Popelka et Littrel572 arguent que la commercialisation du produit artisanal le dissocie de sa signification socioculturelle originale. Le deuxième point de vue, plus nuancé quant à lui, émane d’une communauté des chercheurs qui pensent que la survie de l’artisanat dépend constamment du développement des marchés touristiques573. En effet, estiment plusieurs anthropologues qui se penchent sur cette hypothèse, le tourisme offre au secteur artisanal la possibilité de se réinventer sur le plan de l’espace574 et de modifier la fonctionnalité, le volume et la taille575 de ses produits pour s’adapter et supporter la concurrence.

Par ailleurs, le rôle du capital social dans ce processus de réinvention et d’adaptation de l’artisanat grâce au tourisme reste encore à explorer. Peu de travaux ont notamment essayé d’étudier la contribution du capital social à la mise sur pied d’une initiative entrepreneuriale menant à l’intégration économique de la communauté des artisans locaux dans le secteur du tourisme. Bien que cette notion n’en soit qu’à sa phase exploratoire, selon Zhao et al.576 et McGehee et

570 H. Watson, J. Kopachevsky. «Interpretations of tourism as commodity», Annals of Tourism

Research, 20, 1994, p. 643–660.

571 FUAT A. FIRAT. «Consumer culture or culture consumed? » in Janeen Arnold Costa and Gary

J. Bamossy (eds), Marketing in a Multicultural World: Ethnicity, Nationalism, and Cultural Identity, Thousand Oaks, CA: Sage Publications. 1995

572 Cheryl Ann Popelka, Mary Ann Littrel. «Influence of tourism on handcraft evolution», Annals of

tourism research, 18, 3, 1991, p. 392-413.

573 Fiona Thompson, Kevin Hannam, Kevin Petrie. « Producing ceramic art works through tourism

research », Annals of Tourism Research, 39,1, 2012, p.336-360.

574 K. Swanson. «Tourists and retailers’ perceptions of souvenirs», Journal of Vacation Marketing,

10, 4, 2004, p. 363-377.

575 Mary Ann Littrell, Marsha Ann Dickson. Artisans and Fair Trade: Crafting Development, Sterling,

VA, Kumarian Press. 2010,

576 Liming Zhao, John D. Aram. « Networking and Growth of Young Technology-Intensive Ventures

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al.577, les résultats démontrent que, partout à travers le monde, le capital social est un facteur qui augmente la participation des artisans au développement touristique local578 de manière significative. Johannesson et al.579 expliquent comment le capital social permet aux populations rurales et aux habitants des zones périphériques, souvent écartés des circuits touristiques habituels, d’inventer des initiatives entrepreneuriales alternatives basées sur le tourisme. Jones580 estime de son côté que le capital social peut mener à un changement socioéconomique positif lorsqu’il étudie le développement d’une entreprise d’écotourisme à base communautaire en Gambie.

Ces différents exemples suggèrent que le capital social peut devenir un catalyseur de changement et de résilience dans le processus d’adaptation des artisans au tourisme, qui dépend de plusieurs variables. Non seulement les politiques de gestion des différents décideurs ont une influence majeure sur cette adaptation, mais le degré de préparation de la communauté et sa capacité à résister et à vouloir préserver ses spécificités culturelles interviennent d’une manière primordiale.

Pour mettre en pratique cette conclusion dans le contexte de l’artisanat de l’île de Djerba, je vais revenir sur la disparité entre les décisions étatiques et artisanales en documentant les changements survenus durant les deux décennies décisives de 1960 et de 1970. Celles-ci ont connu le début de l’implantation de l’industrie touristique propulsée par l’État sur l’île de Djerba, en parallèle à la grande crise du secteur artisanal. Tout au long, l’État a mobilisé d’importants

577 Nancy G. McGehee, Lee Seungwoo, Teresa L. O’Bannon, Richard R. Perdue. « Tourism-related

social capital and its relationship with other forms of capital: An exploratory study », Journal of

Travel Research, 49, 4, 2010, p. 486-500.

578 Voir: Sven Erik Karlsson. « The social and the cultural capital of a place and their influence on

the production of tourism: A theoretical reflection based on an illustrative case study »,

Scandinavian Journal of Hospitality and Tourism, 5,2, 2005, p. 102-115. Sara Nordin, Hans

Westlund. « Social capital and the life cycle model: The transformation of the destination of Åre »,

Tourism: An International Interdisciplinary Journal, 57, 3, 2009, p. 259-284.

579 Gunnar Thor Johannesson, Skaptadottir Unnur Dis, Kark Benediktsson. « Coping with social

capital? The cultural economy of tourism in the North », Sociologia Ruralis, 43, 1, 2003, p. 3-16.

580 Samantha Jones. « Community-based ecotourism: The significance of social capital », Annals

budgets dans le cadre d’un plan qui prévoit deux objectifs : l’expansion de la zone touristique et l’augmentation de la capacité d’accueil des hôtels. Purement mercantile, l’implantation du tourisme n’a pas pris le soin d’intégrer le secteur artisanal local pour diversifier son produit et s’est concentrée dans une spécialisation balnéaire qui l’a entraînée dans une saisonnalité appauvrissante. À l’origine de cette incohérence, il y a les politiques verticales qui imposent à l’île une vision du progrès économique sans prendre en compte le progrès social ou le bien-être des populations locales.

L’étude de cette période décisive me permet d’observer deux réactions différentes des artisans îliens exposés au tourisme. La première est celle des tisserands dont le métier s’est greffé complètement sur le tourisme et qui se sont convertis, par conséquent, en personnes salariées de l’hôtellerie. Les potiers de Guellala, quant à eux, ont pu contrôler, en partie, l’insertion de leur métier dans l’industrie touristique. Leur résistance était possible grâce à la possession des moyens de production, étant donné que le secteur de la poterie se basait sur une organisation familiale de travail. Cela leur a permis de mobiliser leur capital social pour développer des réseaux de commercialisation à l’extérieur du village et de sortir de leur isolation spatiale qui les a exclus du circuit économique de l’industrie touristique.

C’est ainsi que se distingue l’initiative des potiers du village de Guellala, qui opèrent avec leurs propres moyens une initiative économique qui repose sur l’intégration de leur patrimoine culturel immatériel dans le tourisme. Profitant de la possession de leurs moyens de production, les potiers ont su décider de l’orientation à suivre de leur métier selon le contexte économique que leur a été imposé l’implantation du tourisme. Ils ont ainsi pu éviter le sort de leurs confrères tisserands, qui ont toujours évolué dans un secteur caractérisé par la possession des moyens de production par le patronat. Leur convertissement au salariat du secteur artisanal en salariat du secteur touristique était par conséquent plus rapide et plus accentué.

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