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Convention du patrimoine culturel immatériel, effets socioculturels et

L’adoption de la convention du PCI a des effets réels et implique des changements sur la définition du patrimoine et sur sa gestion, en allouant notamment plus d’importance à la notion d’acteurs ou de communautés locales100. La diversité et la richesse liées au facteur humain sont clairement saisies dans le Texte de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel :

On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire — ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés — que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine101.

Les deux effets épistémologique et culturel de l’adoption de la convention du PCI appuient le droit des communautés de gérer leur patrimoine dans le cadre de l’industrie touristique102. Le premier effet va causer un basculement de regard de la communauté scientifique (ethnologues, anthropologues, professionnels du patrimoine) les appelant à prendre en considération le rôle des populations et des

100 Josephine Caust, Marilena Vecco. « Is UNESCO World Heritage recognition a blessing or

burden? Evidence from developing Asian countries», Journal of Cultural Heritage, 27, 2017, p. 1– 9.

101 Texte de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Organisation des

Nations-Unis pour l’éducation la science et la culture (UNESCO).

https://ich.unesco.org/fr/convention [page consultée le 27/02/15]

102 Eva Parga, Dans Pablo, Alonso González. « The Altamira controversy: Assessing the economic

impact of a world heritage site for planning and tourism management », Journal of Cultural Heritage, 30, 2018, p. 180–189.

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acteurs dans leur réflexion. Le second permet de reconnaître le rôle des individus et des populations dans la patrimonialisation : la reconnaissance et la conservation de leur patrimoine. Dans ce sens, Laurier Turgeon estime que la Convention de l’UNESCO (2003) ouvre un nouveau champ patrimonial qui :

[…] met l’accent sur les aspects immatériels de la culture, sur les pratiques plus que sur les objets, sans toutefois exclure ces derniers, puisqu’elle embrasse les expressions orales, les savoir-faire, les fêtes, les rituels et les spectacles, ainsi que les instruments, les artefacts, les petits objets de la vie quotidienne et les espaces culturels, dont la valeur est souvent plus affective et mémorielle que matérielle103.

Le changement épistémologique est bâti sur la conscience qu’une définition du patrimoine est élaborée par et pour les pays occidentaux à travers une longue tradition européenne qui illustre elle-même la primauté du récit occidental (historique, archéologique, architecture, bâtie) versus l’absence des récits non occidentaux104. Alors que le patrimoine matériel est vu comme une formation discursive, Meskel105, Weiss106 et Pasquinelli107 rappellent que l’objet de son discours résulte d’un concours de circonstances dans lequel les positions et les capacités d’action des différentes populations ne sont jamais considérées à parts égales. Lazzari et Korstanje rappellent que :

While the discursive dimension of the analysis includes a temporal dimension, a materials-based perspective shows that, whatever the heritage might be, its ontology is made up of long-unravelling dialogues between substances, shapes, and practices that exceed discursive formations at any given time108.

103 Laurier Turgeon (dir.). « Introduction. Du matériel à l’immatériel. Nouveaux défis, nouveaux

enjeux », Ethnologie française, vol. 40, PUF, 2010, p. 393.

104 Wawan Sujarwoa, Giulia Caneva. «Using quantitative indices to evaluate the cultural importance

of food and nutraceutical plants: Comparative data from the Island of Bali (Indonesia) », Journal of

Cultural Heritage, 18, 2016, 342-348.

105 L. Meskell. The Nature of Heritage: The New South Africa, London: Wiley-Blackwell, 2011. 106 L. Weiss. «Heritage making and political identity», Journal of Social Archaeology, 7, 3, 2007, p.

413-431.

107 Cecilia Pasquinelli. Tourism in the City. Towards an Integrative Agenda on Urban Tourism,

Editors Nicola Bellini Springer, Cham, 2017.

108 Marisa Lazzari, Alejandra Korstanje. «The past as a lived space: Heritage places, re-emergent

aesthetics, and hopeful practices in new Argentina», Journal of Social Archaeology, 13, 3, 2013, p. 399.

La critique du grand récit du patrimoine se manifeste par une réflexion sur ses propres modalités théoriques, esthétiques et historiques entourant sa naissance selon des normes ou bien des canons européens, rapporte Maguet :

Le périmètre du champ patrimonial doit pouvoir accueillir des coutumes et des savoir-faire, ce qui suppose une remise en question des catégories qui le fondent (le beau, le rare, l’authentique...) pour s’ouvrir à des catégories moins européanocentrées et moins liées à l’hégémonie culturelle de la classe bourgeoise109.

Ce tournant épistémologique ne peut être isolé de la pensée critique de la postmodernité110, qui considère que la fragmentation, voire la disparition des grands récits de la modernité, a causé le transfert du discours du collectif au particulier, comme le rappelle Kevin Meethan :

One of the challenges posed by the demise of the grand narratives of modernity has been a subsequent refocusing on the role of the individual, and in particular on the ways in which they negotiate their lives course and identity through the complexities of our contemporary world. (…) Every human being, without even wanting to know it, is aware of being a narratable self- immersed in the spontaneous autonarration of memory. It is through such process of creating a biography, a self- narrative, that we as individuals produce a sense of who we are, whatever the specific combination of mediating factors such as ethnicity, religion, nation, work, class, gender, market relations and so on.111

Le discours qui dominait la définition matérielle du patrimoine comme un legs du passé se rapportant à l’héritage bâti essentiellement cède la place à la reconnaissance du particularisme. Nous comprenons ainsi que la définition matérielle ne peut à elle seule offrir un éclairage suffisant sur la portée sociale et

109Frédéric Maguet. « L’image des communautés dans l’espace public » dans Bortolotto, Chiara

(dir.), Le patrimoine culturel immatériel, Enjeux d’une nouvelle catégorie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011, p.47.

110 Véronique Patteeuw, Léa-Catherine Szacka Editor (s). Mediated Messages Periodicals,

Exhibitions and the Shaping of Postmodern Architecture, Bloomsbury, 2018.

111 Kevin Meethan. « Introduction: Narratives of place and self» dans Tourism consumption and

representation Narratives of place and self. Edited by Kevin Meethan, Alison Anderson and Steve

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symbolique de l’objet du patrimoine112. En effet, la définition du PCI déborde de celle de la sauvegarde ou de la préservation, longtemps axée sur la notion de la transmission depuis le passé. Désormais lié aux acteurs et aux communautés locales et par conséquent vivantes, le PCI ne peut être limité à une définition qui l’entend comme une preuve tangible de l’existence de ce qui a été, mais qui n’est plus113. En portant attention au processus plutôt qu’au produit, comme nous y invite Mariannick Jadé,114 nous serons amenés à comprendre « comment se fait le patrimoine » ou encore « ce que fait le patrimoine » 115 plutôt que de chercher seulement à « faire du patrimoine ». Nous portons ainsi plus d’attention aux différentes dynamiques sociales, culturelles et politiques qui émanent de l’action des acteurs patrimoniaux engagés dans ce processus.

Cela implique de comprendre comment les individus et les communautés définissent et préservent leur patrimoine et comment ils font entendre leurs voix auprès de la communauté des professionnels et des scientifiques à travers la patrimonialisation. Celle-ci traduit la volonté d’« envisager un processus social de reconnaissance de certains héritages plutôt que les éléments patrimonialisés en tant que tels » selon Veschambre116. C’est ce qui signifie la participation active des individus et des communautés, au lieu de se contenter de jugements et de décisions d’experts selon Smith117 et Hirsenberger118. La patrimonialisation est un processus qui permet aux acteurs de conférer un ensemble de valeurs à un objet

112 Helena Hirsenberger, Jonjaua Ranogajec, Snezana Vucetic, Bojan Lalic, Danijela Gracanina.

«Collaborative projects in cultural heritage conservation management challenges and risks»,

Journal of Cultural Heritage, 2018.

113 Laurajane Smith, Gary Campbell. «The tautology of “intangible values” and the misrecognition

of intangible cultural heritage», Heritage & Society, 10:1, 2017, p. 26-44.

114 Jadé Mariannick. Patrimoine immatériel, Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine,

Paris, l’Harmattan, 2006.

115 Sylvie Grenet, Christian Hottin. « Avant-propos. Un livre politique » dans Bortolotto, Chiara (dir.),

Le patrimoine culturel immatériel, Enjeux d’une nouvelle catégorie, Paris, Éditions de la Maison

des sciences de l’homme, 2011.

116 Vincent Veschambre. « Patrimoine : un objet révélateur des évolutions de la géographie et de

sa place dans les sciences sociales », Annales de géographie, 6, 2007, p. 368

117 Kynan Gentry, Laurajane Smith. «Critical heritage studies and the legacies of the late-twentieth

century heritage canon», International Journal of Heritage Studies, 2019.

118 Helena Hirsenberger, Jonjaua Ranogajec, Snezana Vucetic, Bojan Lalic, Danijela Gracanin.

«Collaborative projects in cultural heritage conservation – management challenges and risks»

ou à un espace pour les faire transmettre dans la collectivité à travers plusieurs mécanismes de préservation119.

Les changements provoqués par l’adoption de la convention du PCI au niveau épistémologique se font sentir notamment dans les études du tourisme abordées d’un angle anthropologique. Cela se reflète dans le changement des tendances et par plus de sensibilité aux dynamiques internes des acteurs dans l’industrie touristique, ce qui nous réfère à la complexité de l’interaction des communautés avec leur patrimoine culturel, qui peut aussi servir d’un tremplin économique et politique lorsqu’il est jumelé au tourisme. Il n’est plus considéré, par conséquent, comme un phénomène global aux effets négatifs irréversibles, mais aussi comme un champ d’interaction dans lequel les acteurs se réinventent pour s’adapter.