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2.1 L’ INFÉRIORITÉ SUBSTANTIELLE DE LA PUISSANCE EN TANT QUE MATIÈRE

Au chapitre 3 du livre Z de la Métaphysique, Aristote considère la substance au sens de sujet premier. Nous avons vu que le sujet du changement est la matière, mais le sujet premier peut se dire selon deux autres sens, soit comme étant la forme ou le composé de la forme et de la matière (1029a1-5)59. Aristote cherche alors à savoir « si la forme est antérieure à la matière, et si elle est plus être qu’elle » (1029a5-6). Nous avons dit que la matière prochaine est une chose considérée en tant qu’elle en est potentiellement une autre. Ici, pourtant, Aristote parle ainsi de la matière :

J’appelle matière ce qui n’est par soi ni existence déterminée, ni d’une certaine quantité, ni d’aucune autre des catégories qui déterminent l’être ; car il y a quelque chose dont chacune de ces catégories est affirmée, et dont l’être est différent de celui de chacune des catégories, parce que toutes les catégories autres que la substance sont prédicats de la substance, et que la substance est elle-même prédicat de la matière (1029a19-23).

On voit alors que la forme, considérée comme étant la substance, est le sujet premier des catégories, mais qu’elle est elle-même le prédicat de la matière. En posant les choses ainsi, la matière est entièrement indéterminée et n’est certainement pas la matière prochaine possédant un état potentiel déterminé et ne correspond pas à tous les exemples de matière que nous avons énumérés jusqu’à maintenant. La matière est ici le sujet indéterminé de la forme, qui est elle-même le principe déterminant dans la substance. C’est ce qui est dit aussi à la fin du chapitre 7 du livre Q : le feu, en tant que sujet dernier et substance matérielle, est une matière première et entièrement indéterminée. Ainsi, la matière est substance au sens de substrat de la forme, mais il est impossible de penser que

59 Cf. Frede, « Substance in Aristotle’s Metaphysics », p. 20 : la matière est le sujet dernier de la forme, la forme celui des propriétés de la chose (un homme blanc, par exemple) et leur composé celui des propriétés en tant qu’elles se disent de la forme incarnée dans une matière.

la matière puisse être la substance au sens premier¸ puisqu’Aristote donne à celle-ci le caractère essentiel d’être séparable et d’être une chose individuelle, cela référant respectivement à la forme et au composé de matière et de forme (1029a27-30). En effet, la forme est séparable de la matière par une abstraction de la pensée, et la chose individuelle est toujours une chose composée, un « ceci déterminé » par sa forme et sensible par sa matière. Aristote conclut alors qu’il faut laisser de côté la matière et qu’il faut étudier la forme plutôt que leur composé, celui-ci étant bien connu.

La forme ou quiddité d’un être, c’est alors ce qu’il est dit être par soi (4, 1029b13- 14), c’est-à-dire son « essence individuelle et déterminée » (1030a3). C’est cette même quiddité qui est la substance de chaque chose (6, 1031a17). Si on comprend la puissance motrice comme étant une nature, une âme ou une puissance active et que nous suivons Aristote en disant que ces trois puissances sont des formes et des entéléchies premières, alors il faut conclure que la puissance motrice, en son sens premier, est ontologiquement égale à la forme. Pour le dire autrement, la forme, qui est le principe substantiel supérieur, fait aussi office d’entéléchie première et de puissance motrice active.

Or, cela suppose aussi que la puissance passive et l’état potentiel, tous deux attribués à la matière, sont ontologiquement inférieurs relativement à la forme et à l’être. Ainsi, qu’on considère l’ontologie aristotélicienne comme étant une ontologie de la substance ou une ontologie de la puissance et de l’acte, on se retrouve avec une ontologie axiologique60, qui offre une gradation qui s’exprime en termes d’infériorité et de supériorité ou de postériorité et d’antériorité. Dès l’introduction, nous avons évoqué le fait que l’être se dit d’une manière première selon la substance et les catégories, du moins

60 Cf. Aubry, « L’ontologie aristotélicienne comme ontologie axiologique. Proposition de lecture de la Métaphysique », p. 7 : l’acte est identifié à l’être et au bien alors que la puissance se retrouve à la « base » et nomme le devenir comme un « moindre être ».

par rapport à l’être par accident et à l’être comme vrai. Ainsi, l’ontologie aristotélicienne est communément comprise comme étant une ontologie de la substance. Selon Gwenaëlle Aubry, le corpus aristotélicien ne permet pas, par contre, de trancher en faveur d’une primauté des catégories sur la puissance et l’acte. Aubry propose alors l’interprétation suivante : la distinction entre la puissance et l’acte permet de fonder une ontologie qui a plus d’extension qu’une ontologie fondée sur les catégories ; les catégories ne s’appliquent qu’aux substances mobiles et composées alors que la puissance et l’acte s’appliquent à toutes les substances et permettent de penser, par l’antériorité de l’acte sur la puissance, le rapport entre la substance immobile transcendante et les substances mobiles du monde sensible : en effet, la distinction entre la substance et les autres catégories ne permet pas de penser les différentes substances et les modalités de leurs rapports 61. Il s’agit donc d’examiner le statut de la puissance selon ces deux manières de penser l’être chez Aristote.

La gradation ontologique selon la puissance et l’acte nous intéressera grandement par la suite, mais c’est tout de même en expliquant le lien entre la puissance et la matière au sein de la substance que nous voulons d’abord déterminer le statut ontologique de la puissance. Nous avons vu que la substance ne se dit de rien, mais que tout se dit d’elle, ce qui correspond au sens premier de l’antériorité62. Dans la première manière de penser la gradation ontologique selon la substance, l’état potentiel, identifié à la matière, est moins que l’entéléchie, celle-ci étant identifiée à l’être achevé, c’est-à-dire à la substance ayant

61 Cf. Aubry, Dieu sans la puissance. Dunamis et Energeia chez Aristote et chez Plotin, p. 47. Nous développons l’antériorité de l’acte sur la puissance et le rapport entre la substance immobile transcendante et les substances mobiles du monde sensible au prochain chapitre.

62 La section 1 du chapitre III traitera de l’antériorité de l’acte sur la puissance. Ici, nous voulons plutôt dire que la puissance est postérieure à la substance à laquelle elle appartient, ce qui renvoie à notre explication préalable du fait que la substance ne se dit de rien tout en étant ce de quoi tout le reste se dit (Cat. 5).

atteint sa forme. Dans la seconde manière, la puissance n’existe pas en elle-même, mais appartient toujours à une substance : elle est une possession (puissance motrice) d’une substance ou une privation (potentialité) appartenant à une matière. Or, la possession est une catégorie qui se dit de l’être premier qu’est la substance et la privation est, dans un certain sens, une sorte de possession, ce qui fait que la puissance n’existe que par l’être auquel elle appartient : une puissance n’existe pas en elle-même dans la nature, mais est toujours la puissance de quelque chose qui existe en acte. D’ailleurs, il est facile de voir que les catégories de l’action et de la passion correspondent aux deux modalités de la puissance motrice, soit la puissance active et la puissance passive. Autrement dit, il n’y a pas de puissance active ou de puissance passive sans substance : c’est toujours une substance qui peut agir ou subir. Ainsi, la puissance doit être considérée de manière analogique aux catégories accidentelles qui n’existent pas en elles-mêmes, mais supposent l’être qu’est la substance qui les soutient.

D’un autre côté, en montrant que l’état potentiel appartient à la matière en tant qu’elle est privée de sa forme, nous montrons par le fait même que la puissance est un signe d’infériorité ontologique. Or, on peut aussi le dire d’une autre manière : la matière n’est pas une substance parce qu’elle est une substance en puissance et non en acte63. Ce que cela veut dire, c’est que la matière privée de sa forme est une chose considérée relativement à la substance qu’elle n’est pas encore, mais qu’elle peut devenir : la matière n’est donc pas encore cette substance. Encore une fois : l’être est la substance et la substance est, au sens premier, la forme. Un être achevé, c’est une matière qui a atteint sa

63 Cf. Frede, op. cit., p. 24 : « As we have already noted, Aristotle thinks that matter does not satisfy certain other conditions substances have to fulfill; it is, e.g., not actually, but only potentially a particular thing, and thus only potentially a substance. »

forme ou, ce qui revient au même, cette même forme en tant qu’elle est incarnée dans sa matière.