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3.2 L’ ÂME COMME NATURE DU VIVANT

Les êtres vivants se distinguent des autres êtres naturels en ce qu’ils sont animés. La définition la plus commune, mais aussi la plus élémentaire du vivant, c’est d’avoir « la propriété de par soi-même se nourrir, croître et dépérir » (DA II 1, 412a14-15). Ainsi, minimalement, un être est vivant quand il possède un principe auto-moteur, ce qui fait de lui un être naturel, mais pas n’importe lequel principe auto-moteur : celui-ci doit lui conférer cette propriété qui correspond alors à l’âme nutritive. L’âme nutritive est de plus le principe reproducteur : les plantes, qui ne possèdent que la faculté nutritive de l’âme, et les animaux, qui la possèdent tout en ayant d’autres facultés, ont tous la puissance active d’engendrer un être de la même espèce par une semence (2, 413a30 ; 4, 415a6-b7), qui doit, selon le cas, se retrouver dans une certaine situation pour devenir un vivant.

L’âme est alors l’entéléchie première du corps qui a la vie en puissance (1, 412a25-b5) : la semence est un tel corps et son entéléchie première, c’est de devenir un membre de même espèce qui a ensuite la puissance de se nourrir et de croître vers sa forme achevée. En effet, l’entéléchie première qu’est l’âme est aussi une potentialité seconde : le corps qui a la vie en puissance (potentialité) acquiert une ou plusieurs puissance(s) en s’actualisant (5, 417a21-b2). Ensuite, il faut distinguer l’alimentation de l’accroissement : un aliment peut aussi bien servir à l’alimentation, qui préserve le vivant, qu’à l’accroissement, qui permet l’accroissement de ce même vivant (4, 416b11- 20). Dans ces deux cas, l’aliment est transformé par la digestion comme les matériaux de construction sont affectés par le charpentier : l’aliment possède alors une puissance passive et l’âme nutritive est une puissance active (416a33-b3). Dans le premier cas, le vivant qui se nourrit ne change pas puisqu’il se préserve, mais il change dans le second cas selon la catégorie de la quantité. L’âme nutritive possède donc plusieurs puissances : la puissance d’engendrer un être de même espèce ; la puissance de transformer un aliment ; la puissance de croître. Ces puissances appartiennent à tous les vivants.

Or, comme nous l’avons dit, les végétaux sont limités à ces puissances alors que les animaux en possèdent d’autres. D’abord, la faculté sensitive de l’âme se définit en général comme étant la puissance d’être affecté, de recevoir un mouvement et, en somme, d’être altéré (5, 416b34). La faculté sensitive est alors décrite comme une puissance passive, étant comparée à un combustible qui ne brûle pas par lui-même, mais nécessite un objet extérieur qui agit sur lui, soit le feu (417a4-9). L’agent extérieur qui agit sur le sensitif est appelé « sensible » et le sensitif possède plusieurs sens particuliers, correspondant eux-mêmes à des sensibles différents : la vue s’occupe de la couleur ;

l’ouïe du son, le goût de la saveur, l’odorat de l’odeur et le toucher du tangible. Il serait inutile d’expliquer comment fonctionnent tous ces sens individuellement, mais il faut voir que, dans tous les cas, le sensible est un agent qui possède la puissance active d’affecter les sens du vivant, qui est alors un patient possédant des puissances passives correspondant aux sens. De plus, l’activité du sensible et celle du sensitif sont une seule et même activité (III 2, 425b26-426a), ce qui correspond à l’unité des puissances active et passive : le sensible ne peut pas agir sans sens pour en pâtir.

La sensation crée un mouvement résiduel appelé « représentation », soit une image ressemblant à la sensation, mais qui reste dans le sujet malgré l’absence du sensible duquel elle est issue (3, 428a1-16 ; 428b10-429a1). Or, cette représentation n’est pas encore une pensée : seule la partie intellective de l’âme humaine permet la pensée et les puissances rationnelles, dont nous avons traité précédemment. Or, l’intelligence est un possible pur, c’est-à-dire sans mélange, alors capable de recevoir toute forme (4, 429a15- 21). Cela implique d’ailleurs qu’elle doit être séparée du corps, car si elle était unie à un corps ou à un organe, elle aurait une certaine qualité déterminée et ne serait plus un pur potentiel de recevoir la forme et de connaître (429a24-25). L’âme intellective est donc un potentiel de recevoir les formes. Or, cette réception de la forme est dépendante de la représentation et, donc, de la sensation (432a3-8). La réception de la forme devient alors entéléchie première et, donc, acquisition d’une puissance rationnelle, d’un art ou d’une activité spéculative. Cette entéléchie première devient alors intelligence productrice, capable d’agir selon la forme acquise, mais aussi de la transmettre à un autre homme par l’éducation et l’étude (5, 430a10-17)42. L’âme intellective appartient à l’animal supérieur

42 Cf. DA, trad. par Bodéüs, p. 228, note 4. L’homme a la puissance d’acquérir la forme dans son esprit, mais aussi celle de l’actualiser dans l’esprit d’autrui par l’enseignement.

qu’est l’homme et c’est cette même partie de l’âme qui fait que l’homme s’apparente au

divin, qui est une activité intellectuelle pure43.

Enfin, la faculté appétitive et motrice appartient aux animaux, mais de deux manières différentes. Le mouvement local, chez l’animal, s’accompagne de représentation ou d’appétit, mais aussi d’organes servant au mouvement local. Or, les végétaux n’ont ni appétit, ni organe qui permette le mouvement local. Ainsi, la faculté motrice de l’âme doit être attribuée à la faculté appétitive, puisqu’en l’absence « d’appétit ou d’aversion, nul ne se met en mouvement, sauf contraint par la violence » (9, 432b17). Or, les animaux sont ou bien limités à la sensation, ou possèdent aussi l’intelligence : cela entraîne deux types de l’appétit, soit le désir, irrationnel, et le souhait, rationnel (432b5- 6). Il est donc impossible de penser l’appétitif indépendamment du cognitif ou de la représentation sensible quant au mouvement : pour désirer une chose ou l’avoir en aversion, il faut en avoir une simple représentation ou la penser par une intellection et un raisonnement (433a7-14 ; 10, 433b28-29). L’appétitif devient alors une puissance de tendre vers un but, qui est toujours un bien, qu’il soit réel ou seulement apparent (433a28-29).

En conclusion, l’âme est avant tout l’entéléchie du corps qui a la vie en puissance. Ensuite, en tant que telle, elle forme un ensemble uni de puissances pour l’être dont elle est l’âme44. De manière générale, la puissance tend vers l’acte et le corps vers l’âme : par ailleurs, l’âme, en tant qu’elle devient un ensemble de puissances, tend elle-même vers d’autres actes : l’âme nutritive tend vers une émulation de l’éternité divine par la reproduction ; les âmes sensitive et intellective, dans leur unité avec l’âme appétitive,

43 Cf. Infra, chapitre III, section 3.

tendent vers le bien. L’âme est alors la puissance d’un mouvement ascendant vers le divin ou le bonheur.

Nous avons vu que la puissance est le principe du changement et qu’elle est aussi, quand elle est considérée comme étant une matière en puissance de sa forme, un état

ontologique. Il nous faut maintenant étudier où se positionne la puissance par rapport à

l’être.

1-PUISSANCE ET SUBSTANCE

Nous n’avons pas pu éviter de mettre la puissance en lien avec la matière, la forme et la substance, puisque les êtres auxquels appartient la puissance sont en fait autant de substances. Il s’agit maintenant d’approfondir en quoi consiste ces liens entre la substance et la puissance afin de voir en quoi cela détermine le statut ontologique de celle-ci.