• Aucun résultat trouvé

L’incompréhension de la dissociation antique des libertés politique et civile

IDEOLOGIQUE DE L’ANTIQUITE

Section 1. L’incompréhension de la dissociation antique des libertés politique et civile

Derrière des questions apparemment ponctuelles, il y avait des enjeux philosophiques et institutionnels plus larges et plus profonds, en particulier à propos de la définition de la liberté. Si les citoyens de l’Antiquité disposaient, dans bien des cas, d’une authentique liberté politique, ils étaient pris dans une conception de l’ordre social où ils ne disposaient pas d’une authentique liberté civile, du moins telle que la modernité la concevait. Titulaires d’un pouvoir de décision dans l’ordre politique, les citoyens romains étaient comme enchaînés dans un ordre cosmologique des choses et des coutumes sociales qui limitaient leur autonomie individuelle : celle-ci n’était nullement annihilée, mais n’était reconnue qu’en fonction de sa compatibilité avec l’utilitas publica. C’était cette dichotomie entre droits civils et politiques542, les seconds absorbant et annihilant les premiers, que la plupart des modernes ne comprenaient pas d’où leur difficulté à admettre que les Romains avaient pu être considérés comme « le peuple le plus libre de la terre »543. Ils avaient donc tendance à mettre l’accent sur la liberté des individus au détriment de leur participation au lien social. Pour Laboulaye, il ne fallait pas confondre « souveraineté » et « liberté » ; les droits civils devaient être au fondement de la vie sociale tandis que les droits politiques pouvaient les couronner mais non s’y substituer :

« Voilà ce qu'il nous faut comprendre ; alors, au lieu de nous régler sur les républiques oisives d'Athènes et de Rome (…) et de prendre la souveraineté pour la liberté, nous mettrons la liberté civile dans les fondements de l'édifice, et nous garderons les droits politiques pour le couronnement. Jusque-là nous ressemblerons à ces enfants d'Ésope [l’écrivain grec, d’origine phrygienne (VIIe siècle av. J.-C.), généralement considéré comme le père du genre littéraire de la fable] qui voulaient commencer l'édifice par le l'aile, et bâtir dans les nuages. »544

Benjamin Constant eut cependant la lucidité de comprendre que le danger de la société moderne résidait dans le fait que les individus, absorbés par leurs intérêts particuliers et l’exercice de leurs libertés civiles, ne se laissassent dépouiller de leur qualité de citoyen, de

542AP, op. cit., Chambre des pairs, 26 juin 1815, p. 549 col. gauche (Gilbert de Voisins) : « les exemples de tous les peuples les plus jaloux de leurs droits politiques et civils ».

543Ibid., Chambre des députés, 21 octobre 1815, p. 91 col. droite (Bellart).

leur droit de participer à la société politique, et de leur rôle de surveiller le pouvoir545 : il fallait donc combiner les deux espèces de liberté546, la distinction entre libertés civiles et politiques ne devant pas aller jusqu’à la dissociation.

Pour des raisons forts éloignées, réactionnaires et libéraux s’accordaient pour rejeter une certaine Antiquité : les premiers refusaient la liberté de divorcer permise avant le christianisme (§ 1), les seconds s’opposaient à la pratique de la censure dont les origines remontaient à la société romaine (§ 2). Sur cette ligne, l’orléaniste Auguste de Schonen (1782-1849) affirma qu’ordre social et liberté étaient intimement liés :

« Messieurs, la liberté est le droit commun ; les restrictions ne sont que des exceptions dans l'intérêt même de la liberté… Il faut le dire, le législateur ne fait pas la loi, il la déclare, et les bornes de ses fonctions se trouvent dans l'expression même de sa qualité. »547

De manière générale, le libéral François Guizot (1787-1874) fut particulièrement soucieux de défendre la liberté et la responsabilité individuelle contre le fatalisme548.

§ 1. La liberté dans les relations personnelles

La question du lien matrimonial549 et de sa dissolubilité illustra, à merveille, les débats sur la place et l’étendue de la liberté dans les relations interpersonnelles550. Ce point apparaissait comme d’autant plus socialement important que la famille551 apparaissait comme le meilleur garde-fou contre la criminalité :

« Qui par un sort cruel sur la pente entraîné, / De faux pas en faux pas roula tout étonné / Qui n'a jamais connu les douceurs du jeune âge, / Les bons conseils transmis comme un saint héritage, / Les baisers du matin, la prière du soir, / La famille, en un mot, où sourit le devoir ! »552

Le parti réactionnaire s’opposa à la reconnaissance du divorce admis par l’Antiquité romaine553 (2). Il le fit au nom du catholicisme dont les positions étaient sans cesse évoquées

545 AVLAMI, « L’écriture de l’histoire grecque en France au XIXe siècle… », loc. cit., p. 63.

546 AVLAMI, « La Grèce ancienne dans l’imaginaire libéral… », loc. cit., p. 107.

547AP, op. cit., Chambre des députés, 4 juillet 1829, p. 80 col. droite (Schonen).

548 GÉRARD, loc. cit., p. 33.

549 Cf., en part., J. GAUDEMET, Le mariage en Occident, Paris, Cerf, 1987.

550 Sur la notion de personne, depuis la persona antique jusqu’à l’individu moderne, cf. J. BOUINEAU, dir.,

Personne et res publica, Paris, L’Harmattan, 2008, 2 vol.

551 Sur cette question, cf. not. : J. BOUINEAU (J.), dir., La famille, Paris, L’Harmattan, 2006 ; sous la même dir. : Enfant et romanité (direction), Paris, L’Harmattan, 2007.

552 E. de BEAUVERGER, La colonie de Mettray, Paris, Hennuyer, 1852.

553 Cf. J. BOUINEAU, « Le divorce sous la Révolution, Exemple du langage antiquisant des hommes de 89 », in

La Révolution et l’ordre juridique privé, Rationalité ou scandale ?, présent. de M. Vovelle, Paris, PUF, 1988, p. 309-316.

dans les disputes (et qu’il faut donc rappeler ne serait-ce que de manière synthétique), soit pour les approuver, soit pour les combattre (1).

1. L’invocation de la position chrétienne

Pour l’Église catholique, le mariage était l'union conjugale de l'homme et de la femme constituant une communauté de vie inséparable554. Il était ordonné au devoir de procréation (Gen., I, 28, et IX, 1). Il était le seul remède licite à l'incontinence, à la concupiscence et aux tentations de la chair (I. Cor., VII, 2 et 9). Mais, si le mariage était une union naturelle ayant pour but assigné par Dieu la propagation de la race humaine555, il avait été élevé à la dignité de sacrement556. Il était donc l'union de deux êtres en une seule chair (Gen., II, 24 ; Cant., II, 16) et le moyen de représentation de l'union du Christ et de l'Église (Eph., V, 22-33).

Pour l'Église catholique, l'effet du mariage subsistait d'une manière permanente : l’obligation matrimoniale n'était pas une simple promesse mais une cession véritable que l'homme et la femme se faisaient mutuellement d'eux-mêmes557, ce qui justifiait l'opposition à la polygamie et à la polyandrie558 (cf. Mt., XIX, 6). Ainsi, contrairement à l'ancienne loi (Dt., 24, 1-4), celui qui répudiait son époux pour en épouser un autre commettait un adultère559

(Mt., V, 31-32 et XIX, 7-9 ; Mc., X, 11-12 ; Lc., XVI, 18 ; Rm., VII, 2-3). L’Église prohibait donc le divorce et le remariage (I Cor. 7, 10-11), n'admettant que la séparation, prononcée par l'official, laissant subsister le lien matrimonial et prenant fin par la réconciliation des époux.

La définition romaine du mariage due à Modestin (première moitié du IIe siècle de notre ère) – « Le mariage est l'union de l'homme et de la femme, et une communauté de toute la vie, la mise en commun du droit divin et humain »560 – fut reprise au Décret de Gratien561. Selon Ulpien562 et le Code de Justinien563, c'était l'affection conjugale (et non l'union sexuelle) qui faisait le mariage. Le droit canonique eut, sur ce point, plus d’hésitations. Le Décret de Gratien distinguait564 le matrimonium initiatum par la desponsatio, du matrimonium ratum

par l'union charnelle des époux : le mariage n'était donc parfait que s'il était consommé. En

554 Catéchisme du concile de Trente, trad. française de Marbeau-Charpentier, Paris, 1923, chap. XXVII, § I, p. 322.

555Ibid., chap. XXVII, § IV, p. 328.

556Ibid., chap. XXVII, § IV, p. 328.

557Ibid., chap. XXVII, § I, p. 324.

558Ibid., chap. XXVII, § IV, p. 330.

559Ibid., chap. XXVII, § IV, p. 330-331.

560D., XXIII, 2, 1.

561Décret de Gratien, Causa XXVII, Quæst. II, § 1.

562D., XXIV, 1, 32, 13.

563C. J., V, 17, 11, pr.

revanche, pour le théologien Pierre Lombard (v. 1100-1160), le seul consentement des époux suffisait à former le mariage, position que défendit, au siècle suivant, saint Thomas d'Aquin565. Pierre Lombard distinguait les verba de futuro (fiançailles) des verba de presenti

(mariage). Pour Gratien comme pour Lombard, le consentement était nécessaire mais, pour le second il suffisait à former l'union et à la rendre indissoluble566. Le pape Alexandre III (1159-1181) fit sien le principe consensualiste en reprenant la distinction entre verba de futuro et

verba de presenti, affirmant que le mariage se formait par le seul consentement567, mais il conserva aux fiançailles une forme proche de celle de la desponsatio, puisque les fiançailles suivies de copulation formaient un véritable mariage568. Alexandre III admit donc deux formes de mariage : per verba de presenti et per verba de futuro carnali copula subsecuta.

Ainsi, le consentement était-il, pour le droit canonique comme pour le droit romain569, la cause efficiente du mariage570 : « le Mariage consiste non dans l'usage mais dans le consentement »571. Même s'il était indissociable du sacrement dont il constituait la matière, le contrat, qui prenait désormais la première place, n'en était pas moins une notion profane qui « juridicisa » le sacrement divin et, socialement, le fragilisa572. C’est sur la base du consensualisme que le sacrement de mariage fut attaqué et remplacé par un mariage civil considéré comme dissoluble.

2. L’invocation de l’expérience romaine

Contre la position catholique selon laquelle le mariage était indissoluble, la Révolution française renoua avec le caractère purement consensuel (consentement permanent et non initial) du mariage tel qu’il existait dans le droit romain ; le caractère perpétuel du mariage catholique était jugé contraire à la liberté de l’individu. Une loi du 20 septembre 1792 permit aux conjoints de rompre leur mariage573. Le divorce pouvait être prononcé en raison de diverses causes (une faute de l’un des époux, une incompatibilité d’humeur) mais également

565 THOMAS D'AQUIN, Somme théologique, op. cit., Suppl., Qu. 45, art. 1.

566 A. LEFEBVRE-TEILLARD, Introduction historique au droit des personnes et de la famille, Paris, PUF, 1996, p. 134.

567X, IV, 4, 3.

568X, IV, 1, 15.

569D., XXXV, 1, 15.

570 J. GAUDEMET, « La définition romano-canonique du mariage », in Speculum iuris et ecclesiarum, 1967, p. 107-114.

571Catéchisme du concile de Trente, op. cit., chap. XXVII, § I, p. 325.

572 LEFEBVRE-TEILLARD, op. cit., p. 145.

573 Sur les arguements présentés à l’époque révolutionnaires sur la question du divorce, cf. BOUINEAU, Les toges du pouvoir…, op. cit., p. 212-219.

par consentement mutuel (au bout de deux ans de vie commune). Le divorce pouvait donc ne pas être motivé. Avec le Code civil de 1804, la faculté de divorcer fut maintenue mais tout en étant plus strictement encadrée : d’une part, le divorce devait être prononcé par une juridiction et, d’autre part, les conditions du divorce par consentement mutuel devinrent très strictes (cinq comparutions devant la juridiction, interdiction de remariage dans les trois ans suivant la rupture, etc.)574. Dans la pratique, seul le divorce pour faute subsista.

La Restauration entendit revenir aux disposition ante-révolutionnaires dans l’objectif de défendre les bonnes mœurs : « Les anciens ont pu dire : que peuvent les lois sans les mœurs ? Quid leges sine moribus vanoe proficiunt ? »575 Portée par Louis de Bonald qui faisait sien l’argumentaire catholique (et s’intéressait à la question depuis une quinzaine d’années576), la loi du 8 mai 1816 supprima le divorce. Pour revenir sur les textes le légalisant, Bonald insista sur la relativité de sa pratique dans le droit romain :

« Les mœurs des premiers Romains luttèrent pendant plusieurs siècles contre la faculté du divorce ; il ne fut connu chez eux que bien tard. Toujours la femme qui n'avait eu qu'un époux fut honorée ; et sur les monuments funéraires de l'ancienne Rome, on lit encore : À l'épouse qui n'a eu qu'un époux. (…) Mais la plus haute sagesse se fit entendre et le christianisme, qui n'est que l'application à la société de toutes les vérités morales, commença par constituer la famille, élément nécessaire de toute société publique. Il s'introduisit dans les mœurs ; de voluptueuses et cruelles qu'elles étaient, il les rendit douces et sévères. Bientôt il passa des foyers domestiques sur le trône des Césars ; il changea les nations, comme il avait changé les hommes, et les mœurs domestiques devinrent des lois publiques. »577

Malgré des résistances sociales, le christianisme avait, selon lui, peu à peu réussi à civiliser les hommes en écartant la pratique, surtout en cours chez les grands, de la polygamie et dont le divorce était l’instrument :

« Le divorce fut, de tous les désordres du paganisme, celui qui résista le plus longtemps à l'influence de la religion chrétienne, non précisément chez le peuple, dont les mœurs guerrière étaient chastes et simples, mais chez les grands pour qui le divorce ou même la polygamie était une sorte de luxe. Tacite nous l'apprend dans les mœurs des Germains, où il rend ainsi bel hommage aux mœurs de ces peuples sur le mariage. »578

Cependant, le débat politique n’en fut pas clos pour autant ; régulièrement, des propositions en faveur du rétablissement du divorce virent le jour. Le courant « divorciaire » s’appuyait en particulier sur l’Antiquité. Même Louis-Napoléon Bonaparte fit l’apologie du divorce (ce qu’il oublia une fois au pouvoir) en affirmant qu’il était une « tradition consulaire

574 R. SZRAMKIEWICZ, J. BOUINEAU, Histoire des institutions, 1750-1914, Droit et société en France de la fin de l'Ancien Régime à la Première Guerre mondiale, Paris, Litec, 4e éd., 1998, p. 197-198 ; J.-L. HALPÉRIN,

Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris, PUF, 1996, p. 27.

575AP, op. cit., Chambre des députés, 26 décembre 1815, p. 613 col. gauche (Bonald).

576 L. de BONALD, Du divorce considéré au XIXe siècle relativement à l'état domestique et à l'état public de société, Paris, Le Clère, 1801.

577AP, op. cit., Chambre des députés, 26 décembre 1815, p. 609 col. droite (Bonald).

et impériale fidèle aux idéaux de 1789 »579. Mais, ce ne fut que sous la IIIe République que ce processus aboutit en raison notamment de l’acharnement d’Alfred Naquet (1834-1916) qui se bâtit pour cette mesure à partir de 1876 (après avoir, en 1869, porté ses coups sur l’institution du mariage elle-même)580. Finalement, la loi Naquet (27 juillet 1884) réintroduit le divorce dans la législation française. Il n’était autorisé que dans le cas de fautes graves et précises : adultère, condamnation à une peine infamante, injures et sévices. Les possibilités de divorce furent, par la suite, élargies avec la loi du 11 juillet 1975.

§ 2. La liberté dans les relations sociales

La question de la liberté d’expression des opinions fut, tout au long du siècle, et plus particulièrement de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, une question lancinante. Elle fut d’ailleurs l’une des causes de la chute du régime en 1830. L’une des phrases les plus connues de cette époque fut prononcée, en décembre 1817, à l’occasion du débat sur la libéralisation de la presse : Elie Decazes (1780-1860), ministre de l’Intérieur dans le cabinet du duc de Richelieu (1766-1822), répondit à une interpellation de Joseph de Villèle (1773-1854) et expliqua la politique guidant le gouvernement par ce principe : « Royaliser la nation et nationaliser le royalisme »581. L’Antiquité fut particulièrement présente dans les argumentaires en faveur ou hostiles à la censure (1) même si la variabilité des rapports de force politique explique aussi les prises de position (2).

1. L’antiquité de l’enjeu

La censure des idées n’était pas une… idée abstraite. Victor Cousin, l’universitaire le plus prestigieux de l’époque, et François Guizot, qui fut son disciple, furent, en 1821, destitués de leurs chaires à la Sorbonne ; ils ne furent rétablis dans leurs enseignements qu’en 1827 par le vicomte de Martignac (1778-1832)582. Sur cette question, deux principes s’opposaient : d’un côté, celui d’une liberté, comme celle d’aller et venir, conçue comme un

579 HALPÉRIN, op. cit., p. 90.

580Ibid., p. 90.

581 E. de WARESQUIEL, B. YVERT, Histoire de la Restauration (1814-1830), Naissance de la France moderne, Paris, Perrin, 1996, p. 197.

droit de l’homme583, de l’autre celle d’une liberté devant être encadrée au nom de la responsabilité sociale584.

Dès juin 1814, la question fut abordée en faisant référence à l’Antiquité. Pour évoquer toutes les difficultés de l’encadrement de la liberté d’expression, ce fut l’un des plus célèbres politiques et philosophes du premier siècle avant Jésus-Christ qui était mis en avant : « quel homme aurait eu le courage de se constituer le censeur de Cicéron ? »585 De même, un grand prince ne devrait pas s’abaisser à tenter d’empêcher la parution de critiques : « César (…) méprisait les satires dont il était l'objet »586 ; des hommes comme Marc-Aurèle « ne redoutèrent jamais » la « communication libre de la pensée »587. La « censure préalable » était dénoncée comme liberticide, emprisonnant la pensée588 ; elle conduirait à rendre sans effet les meilleures démonstrations comme les « remontrances » parlementaires dans l’ancienne France (pourtant des « chefs d’œuvre de logique et de raison ») traitées avec mépris par « les ministres de la cour » ou comme les « harangues des Gracques »589, ces deux frères pourtant si éloquents qui échouèrent à réformer le système social romain à la fin du IIe siècle avant Jésus-Christ. Indépendamment du jugement sur l’ancienne cour souveraine produit par un ancien avocat au Parlement de Paris devenu, entre autres choses, sénateur sous le premier Empire puis pair sous la Restauration, cet argumentaire de Joseph Cornudet des Chaumettes (1755-1834) était caractéristique de la pensée libérale590.

A l’inverse, d’autres politiques considéraient que, même limitée, la liberté d’expression des grands auteurs, de ceux qui font « un travail sérieux », n’était pas en danger :

« Que Montaigne publie ses Essais, Fénelon son Télémaque, Montesquieu son Emile [sic], ils n'auront de censeurs qu'eux mêmes. Rien ne s'oppose à ce que désormais nos Platons viennent nous proposer leur république : tout peut être écrit. »591

Vouloir une liberté d’expression sans aucune entrave n’aurait donc consisté qu’à défendre des publications scientifiquement discutables, comme de vulgaires divinations, et socialement dangereuses : « De quoi s'agit il ? De protéger les sciences ? Non de misérables journaux, des

583AP, op. cit., Chambre des députés, 9 août 1814, p. 289 (Faget de Baure) : « N'est ce pas également un droit naturel que celui de se mouvoir, de changer de lieu à son gré, et d'errer sur la surface de la terre ? »

584 BELCASTEL, op. cit., p. 102 : « La liberté absolue de la presse est une criminelle utopie. »

585AP, op. cit., Chambre des députés, 9 août 1814, p. 287 (Chabaud de la Tour).

586Ibid., Chambre des députés, 10 août 1814, p. 325 (Godailh).

587Ibid., Chambre des pairs, 23 août 1814, p. 386 (Maleville) : « cette communication libre de la pensée que les Marc-Aurèle ne redoutèrent jamais ».

588 Ibid., Chambre des pairs, 23 août 1814, p. 370 (Cornudet) : « l’examen et la censure préalable emprisonneront la pensée ».

589Ibid., Chambre des pairs, 23 août 1814, p. 370 (Cornudet).

590 Sur cette question, pour les idées ce courant de pensée, cf., en part., Fr. GUIZOT, Quelques idées sur la liberté de la presse, Paris, Le Normant, 1814.

feuilles éparses comme celles de la Sibylle, voilà l'objet pour lequel l'assemblée des représentants du peuple se divise »592. Une « liberté illimitée » aurait été comme la « lance d’Achille », le fameux héros de la guerre de Troie, qui « guérissait les blessures qu’elle avait faites »593 : ce schéma magique, assez fréquent dans la mythologie, apparaissait incongru à des esprits rationnels. Par conséquent, la censure était considérée comme nécessaire, en particulier aux bonnes mœurs intellectuelles comme l’aurait démontré l’antécédent des magistrats romains pratiquant l’existimatio : « J'ajouterai que la censure qui inspire tant d'alarmes, devient opportune aux bonnes lettres : Rappelez vous qu'à Rome, lorsqu'il n'y eut plus de censeurs, les bonnes mœurs se perdirent »594. La censure ne devait pas être systématique mais une exception pour répondre à des circonstances particulières :

« Il est des occasions où il faut suspendre momentanément les meilleurs lois, les institutions les plus désirables. Un dictateur à Rome ne modifiait-il pas sagement pour un temps le système républicain ? »595

En 1830, le député libéral Eusèbe Baconnière de Salverte réclamait que les délits de presse contre les députés (les « injures » au sens large du terme et dont le sens était proche du latin injuria, l’atteinte au droit) fussent jugés par les juridictions de droit commun et non par la chambre elle-même. La « considération et le respect » s’imposaient, selon lui, de manière naturelle, en raison de la « dignité » des parlementaires et non par la menace qu’il présentait sous la forme bien antique des « faisceaux » et des « haches des licteurs »596.

2. La versatilité d’une pratique

Si la censure était une « épée de Damoclès (…) suspendue sur la tête des