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La dénonciation de la puissance de l’État fondée sur des philosophies antiques

IDEOLOGIQUE DE L’ANTIQUITE

Section 2. La dénonciation de la puissance de l’État fondée sur des philosophies antiques

Ce fut contre la propension de l’État à s’affirmer dans une monarchie absolue (notamment justifié par le droit romain) que libéraux et socialistes prirent position (§1). Mais la convergence idéologique moderne se rompit quand il s’agit de déterminer le domaine de compétence de l’État contemporain : là, libéraux et réactionnaires purent converger (§ 2) dans leur refus d’une atteinte trop grande aux droits naturels des individus (celui d’éduquer ses enfants ou de bâtir une propriété fruit de son travail).

§ 1. La propension de l’État à s’incarner dans un pouvoir monarchique

Intérêts présents et scories du passé s’entremêlaient. Il arriva donc qu’il y eut des télescopages dans les argumentaires et que naquit une sorte de schizophrénie intellectuelle

602 MU, op. cit., Corps législatif, 14 août 1870, p. 1196 (Crémieux) : « Qu'est-ce que vous avez voulu ? Faire détenir Rochefort pour les six mois d'emprisonnement qu'il avait à subir. Vous n'avez pas voulu le faire détenir pour une peine dont on ne vous a pas parlé. »

603Ibid., Corps législatif, 14 août 1870, p. 1196 (Crémieux).

dans le siècle. D’un côté, le droit romain fut dévalorisé (1) parce qu’il avait servi à fortifier le pouvoir royal (en fait surtout la continuité de l’État au-dessus des monarques successifs) ; ce fut surtout la position du courant libéral. Mais, de l’autre, l’Antiquité fut tout de même maintenue comme période de référence (en particulier par les socialistes), parce qu’étant antérieure à la monarchie « absolue » de « droit divin » de l’ancienne France605, elle avait été utilisée dans la lutte contre elle par le courant philosophique aux XVIIe et XVIIIe siècle (2). 1. La dénonciation du prisme des légistes imbus de droit romain

La parti réactionnaire défendait l’idée de la sociabilité naturelle606. Par conséquent, dans la continuité de la classification aristotélicienne des régimes, le parti réactionnaire considérait que tout système politique était susceptible d’être vertueux ou, à l’inverse corrompu : « J'observe avec raison, qu'indépendamment des constitutions politiques, de la législation qui régit un pays, l'encouragement des vertus publiques peut exister sous toutes les formes de gouvernement »607. Il n’y avait pas de régime qui, en soi, dans l’abstrait, était préférable à un autre ; seule la réalisation du bien commun devait compter pour le juger.

À l’inverse, les modernes soutenaient l’idée de la sociabilité artificielle (reposant sur la rencontre de volonté des individus, ce qui explique, d’ailleurs, que le XIXe siècle ait eu tant de mal à reconnaître l’existence des personnes morales608, pourtant connues du droit romain et du droit canonique, comme le reconnut Laboulaye609). La démocratie devenait, naturellement, le régime le plus cohérent : en effet, puisqu’il n’y avait pas de société sans contrat social, il était parfaitement logique de confier le pouvoir politique à ceux sans qui l’ordre social et politique ne pouvait exister. Dans ce contexte, la modernité vit dans le droit romain un épouvantail.

605 Sur la relativité de cette notion, cf. not. J.-L. THIREAU, « L'absolutisme monarchique a-t-il existé ? », in

RFHIP, 1997, 6, p. 291-309.

606 DONNADIEU, De l'homme, op. cit., p. 19 : « La société est la loi de son être, comme celle des autres espèces. »

607Ibid., p. 106.

608 Cf. sur deux sujets forts différents mais convergents : A. LEFEBVRE-TEILLARD, La société anonyme au XIXe siècle, Du Code de commerce à la loi de 1867, Histoire d’un instrument juridique du développement capitaliste, Paris, PUF, 1985 ; Fr. SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884), Itinéraire d’une catégorie juridique, Paris, LGDJ, 1999.

609 LABOULAYE, Le parti libéral, op. cit., p. 84 : « On a compris enfin qu'en émancipant, et pour ainsi dire en individualisant l'industrie, la Révolution, française n'avait fait que la moitié de son œuvre; on a senti que l'association qui double les capitaux et les forces était aussi une forme légitime de la liberté. De ce côté, depuis vingt ans nous avons marché à pas de géant. Non pas qu'il ne reste beaucoup à faire; pour le crédit, par exemple, nous ne sommes encore qu'à l'enfance de l'association, mais c'est l'enfance d'Hercule, et tant de miracles dont nous sommes témoins nous habituent à respecter la force qui les produit. »

En effet, ce furent des formules tirées du droit romain – en particulier princeps legibus solutus est610 et quod principi placuit legis habet vigorem611 – qui permirent aux légistes, à partir du XIIIe siècle, de justifier et d’accroître le pouvoir royal dans un contexte international où le Saint-Empire s’épuisait en luttes intestines aboutissant au grand interrègne. Ces deux formules signifiaient que le souverain ne pouvait être lié ni par ses propres lois ni par celles de ses prédécesseurs. Il devait pouvoir abroger ou modifier les lois inutiles. La loi était une volonté du roi, mais cela ne signifiait pas que toute volonté du roi fût une loi. Absolu n’était pas synonyme d’illimité. Le pouvoir royal ne pouvait pas intervenir dans n'importe quel domaine et, même si sa compétence s'élargit à l'époque moderne en comparaison avec la période médiévale, il était limité par le haut (les lois divine et naturelle, les coutumes constitutionnelles) et par le bas : les droits des personnes privées, en particulier leurs coutumes.

Il est donc aisé de comprendre que sinon le du moins ce droit romain fut appréhendé comme un repoussoir ; il fallait s’en départir. Sur ce point, le libéral Laboulaye fut particulièrement incisif voire féroce :

« Comment a-t-on méconnu si longtemps cette grande et féconde vérité ? Cela tient à ce que dans toute l'Europe, du quatorzième au dix-septième siècle, c'est au despotisme romain que les rois et les légistes ont emprunté leur idéal de gouvernement ; l'État a été l'idole qui, chez les modernes, a remplacé les Césars ; on lui a sacrifié les forces vives de la société. La révolution d'Angleterre en 1688, la révolution d'Amérique en 1776, la révolution de France en 1789, ont renversé l'antique superstition. C'est à l'individu qu'elles ont rendu la souveraineté. L'âme est libre, la vie doit l'être : les princes ne sont plus que des magistrats, dépositaires d'un pouvoir limité. »612

2. L’ambiguïté de la lutte contre la monarchie absolue de droit divin

Dans leur combat contre l’ancienne France (et ses survivances au XIXe siècle), les auteurs n’hésitèrent pas à faire l’apologie de l’Antiquité, ne se rendant peut-être pas entièrement compte qu’ils devraient assumer sa tendance au holisme613. L’œuvre de Jean-Jacques Rousseau était particulièrement mise en exergue puisqu’elle avait permis de combattre ce qu’il était convenu d’appeler la monarchie absolue de droit divin : Jean-Jacques « écrivait contre un ordre de chose appelé l'Ancien régime, qui avait été la concentration de la puissance du gouvernement dans les mains d'un seul, le tout fondé sur la grâce et le droit

610D., I, 3, 31 : le prince est absous (ou délié) des lois.

611D., I, 4, 1 : ce qui plaît au prince (ou plutôt ce qu’il estime bon) a force de loi, c’est-à-dire que ce qui est du devoir du prince a la force de la loi.

612 LABOULAYE, Le parti libéral, op. cit., p. 108.

613 Sur cette notion, cf. L. DUMONT, Essais sur l'individualisme, Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.

divin »614. Or, écœuré par l’hédonisme de ses contemporains, Rousseau n’avait pas caché son attirance et son admiration pour l’Antiquité qui lui apparaissait (et d’ailleurs à juste titre) comme une société dénuée d’individualisme :

« La politique tirée de l'écriture sainte étant le code véritable de l'ancienne monarchie, code si magnifiquement écrit par [Jacques-Bénigne] Bossuet [(1627-1704)], il était peut-être nécessaire qu’un grand esprit enivré du culte de l'Antiquité, mit son éloquence passionnée de républicain genevois au service de la politique tirée du contrat social. »615

Rousseau assumait parfaitement le fait que son contrat social passé de tous envers tous devait conduire à la fusion des individus dans le corps social, à l’image de la société spartiate (ce qui l’avait notamment conduit à considérer que la minorité pouvait être écrasée puisqu’elle se trompait sur ses propres intérêts, se détournait de l’intérêt et de la volonté générale qui ne devaient plus faire qu’un). En 1870, le souvenir de la Terreur était suffisamment éloigné et les conditions sociales suffisamment difficiles pour que le socialisme collectiviste put être en passe de se développer.

§ 2. La tendance de l’État à porter atteinte à la sphère privée

Droite et gauche purent se retrouver dans la dénonciation de la société antique portant atteinte à l’existence et l’autonomie de la sphère privée. Mais, leurs angles d’attaque étaient, évidemment, fort différents. La première (réactionnaire) dénonça l’appropriation du citoyen par l’ État au moyen d’une instruction monopolisée (1), la seconde (libérale) la pente vers la collectivisation des biens et le communisme (2).

1. L’appropriation par l’État de l’instruction des enfants

Les Anciens attachaient beaucoup d’importance à l’éducation :

« Chez les peuples les plus reculés de l'antiquité, ceux d'où est partie la civilisation du inonde, le soin de cette éducation était un véritable sacerdoce, le ministère le plus saint et le plus sacré. Rien n'est admirable comme ce que nous ont transmis Hérodote et Xénophon de cette véritable science »616.

Ils savaient que la qualité du lien social découlait de la réussite ou de l’échec dans ce domaine : « ces peuples si profonds et si sages savaient ce qui devait résulter pour eux, pour

614MU, op. cit., Corps législatif, 7 avril 1870, p. 516 (Gambetta).

615Ibid., Corps législatif, 7 avril 1870, p. 516 (Gambetta).

les corps de nations, de cette éducation plus ou moins élevée »617. L’importance des enjeux conduisit à une forme de collectivisation de l’éducation, qui ne semblait pas nécessairement choquer les auteurs qui l’évoquait : « Cet enfant n’appartient pas à une famille privée ; il appartient à la société entière : cette société a donc le droit unique de veiller à ce qu'il soit tel qu'il doit être pour son bonheur et sa prospérité. »618 Il est vrai que, décrite ainsi, cette absorption de la partie dans le tout, restait relativement abstraite et que cette négation de l’individualité de la personne pouvait ne pas absolument rebuter quand elle était nuancée par le fait que, dans la pratique, c’étaient les femmes qui étaient chargées d’élever « des citoyens sains et robustes pour l’État »619.

Mais, en 1875, ce fut au nom du principe (d’origine canonique) de subsidiarité (qui voulait que l’on ne délègue à l’échelon supérieur que ce que l’on n’est pas capable de faire bien soi-même)620 qu’Adalbert de Rambures défendit « le droit pour les pères de famille d’être entièrement libres de choisir, comme ils l'entendent, le mode d'instruction qui leur convient pour leurs enfants »621 : son argumentation reposait sur le fait que l’instruction relevait du « droit naturel » et appartenait « non au gouvernement, mais à la société »622. Il constatait que, depuis des décennies, tous les gouvernements, toutes tendances politiques confondues, n’avaient pas « respecté cette liberté » de choisir l’enseignement pour ses enfants mais l’avaient, à l’inverse, « entravée »623. Il préconisait « de mettre fin à un pareil abus » en restreignant l'action gouvernementale à son seul et véritable rôle, celui de surveiller les ventes d'éducation à lui (…) et de faire passer des examens purement professionnels nécessaires pour constater l'aptitude des candidats aux diverses fonctions publiques »624. Il s’opposait donc au monopole de la puissance publique sur l’instruction qu’il qualifiait de « centralisation abusive » : « Les gouvernements se sont emparés de l'instruction publique pour s'en faire un instrument de domination sur les âmes. »625 Il allait jusqu’à accuser la puissance publique de vouloir conditionner, d’entendre formater intellectuellement les élèves et, même, pour

617Ibid., p. 100.

618Ibid., p. 100.

619 Ibid., p. 315 : « Dans l'Antiquité, les femmes vivaient dans l'intérieur le plus retiré de la maison ; jamais dehors, jamais en public ; toute leur vie se composait du soin de la famille. L'estime qu'on avait pour elles était uniquement accordée à leurs vertus privées, à ces qualités si précieuses d’épouse et de mère, élever des citoyens sains et robustes pour l'État, c'était dans l'exercice de ce devoir saint et sacré qu'elles mettaient tout leur orgueil. »

620 Cf. Ch. DELSOL, L’État subsidiaire : ingérence et non-ingérence de l’État, Le principe de subsidiarité aux fondements de l’histoire européenne, Paris, PUF, 1992.

621MU, op. cit., Assemblée nationale, 12 juillet 1875, p. 947 (Rambures).

622Ibid., Assemblée nationale, 12 juillet 1875, p. 947 (Rambures).

623Ibid., Assemblée nationale, 12 juillet 1875, p. 947 (Rambures).

624Ibid., Assemblée nationale, 12 juillet 1875, p. 947 (Rambures).

certains, de vouloir en faire « les apôtres » et « les soldats de révolutions nouvelles »626. En effet, il voyait dans l’enseignement des Anciens, l’apologie du collectivisme :

« Comment voudrait-on qu'il en soit autrement ? Ces jeunes gens, pour dénués d'argent, mais riches de savoir et instruits de tout ce que possédait la savante Antiquité, en fait de doctrine communiste, pourraient-ils, devant les richesses accumulées de la civilisation moderne, résister à l'idée de vouloir un jour, pour eux et leur frère, réaliser dans leur patrie les rêveries sociales des anciens, tels que le communisme de Lycurgue , le socialisme de Minos, la république de Platon, et le sanglant patriotisme des Romains, personnifié dans les Brutus. S’il n’en était point ainsi, ce serait donc en vain qu’on aurait fait passer à ces jeunes gens les collèges pour vous en faire admirer les auteurs païens, où ces doctrines subversives sont préconisées, et cela sous le faux prétexte que ces auteurs sont le type du beau littéraire, comme si l’art de bien dire devait étouffer l'art de bien penser. Oh ! Non, vraiment, si après de pareil entraînement, ces jeunes gens n'avaient pas remporté ce résultat de leurs études, cela prouverait qu'ils sont des sots, et, pour l'honneur des intelligences françaises, nous ne devons point pensez qu'il en soit ainsi. »627

2. La dérive « communisme » de l’État

La poussée des théories socialistes dans la seconde moitié du XIXe siècle inquiétait628 – notamment pour ce qui concernait la pérennité de la propriété629 – des libéraux comme Laboulaye630 :

« C'est pour la société telle qu'elle existe, et non pour la République de Platon qu'il [le législateur] écrit des lois. Ce n'est point d'une propriété abstraite, qu’il s’occupe ; mais de la propriété telle que le cours des siècles l’a définie, mais la liberté qui répond aux désirs et aux besoins do son temps. »631

En s’appuyant sur le contre-exemple antique de l’esclavage, le même auteur affirma qu’il était de l’intérêt de l’État de protéger la propriété des « classes moyennes » sur qui la prospérité de la société reposait :

« Reste un dernier élément de la liberté individuelle : la libre disposition de la propriété et du capital. La propriété est le fruit de notre activité, et c'est parce que ce fruit nous appartient, que nous sommes laborieux, économes et moraux. Les anciens déclaraient l'esclave incapable de vertu, parce qu'il n'avait

626Ibid., Assemblée nationale, 12 juillet 1875, p. 947 (Rambures).

627Ibid., Assemblée nationale, 12 juillet 1875, p. 947 (Rambures).

628 Cf. notamment l’ouvrage publié par le député (1848-1849) de droite Louis-Bernard Bonjean (1804-1871) : L.-B. BONJEAN, Socialisme et sens commun, Paris, Le Normant, 1849.

629 LABOULAYE, Questions constitutionnelles, op. cit., p. 126 (1848) : « Le travail sous toutes ses formes, c'est notre vie à tous ; la grandeur de la France n'est plus dans sa noblesse ou dans son roi : elle est dans ses artisans, dans ses artistes, dans ses ouvriers de la main et de la pensée. Mais le travail a des conditions naturelles ; il lui faut la sécurité. Si l'on veut que je sème, il faut me garantir que je récolterai. Cette garantie, c'est le fond même du gouvernement. Sa raison d'être n'est pas en lui-même (c’est l'erreur de tous nos théoriciens) ; cette machine si lourde et si compliquée a son œuvre et son objet : c'est la protection du travail (je comprends sous ce nom la propriété et les capitaux, qui ne sont, en dernière analyse, que du travail accumulé). Une Constitution qui ne protège point cet intérêt vital, qui, laissant la société exposée à un coup de main, décourage la production, et en certains cas l'empêche, cette Constitution est un obstacle et un danger qu'il faut écarter promptement et par un commun effort, car elle est pour tous une cause incessante de souffrance et d'affaiblissement. »

630 Ibid., p. 16 (1848) : « D'ailleurs, le respect du passé, plus nécessaire aujourd'hui que jamais, quand des théories désastreuses menacent à la fois la propriété et la liberté, ce respect n'exclut pas de nombreuses innovations ; la marge des améliorations est assez grande pour que les gens sensés puissent s'en contenter. »

rien à lui et ne s'appartenait pas à lui-même ; c'est une vue qui ne manque pas de vérité. L'extrême misère est corruptrice, l'extrême richesse l'est aussi, et par la même raison ; toutes deux n'attendent rien du travail et de l'économie. La force de la cité est dans les classes moyennes, qui vivent du labeur de leur esprit ou de leurs mains ; c'est pourquoi un des plus grands intérêts de l'État est de protéger la propriété, et de lui garantir une entière sécurité. »632

Discutant de la doctrine socialiste qu’il n’appréciait guère, le maréchal Thomas-Robert Bugeaud prit la peine de citer un dialogue entre Aristide (v. 530-467 av. J.-C.) et Périclès, deux des plus grands hommes d’État du Ve siècle athénien, d’où il ressortait que la justice devait toujours l’emporter même sur l’intérêt général : « - La mesure est-elle juste ? dit Aristide à Périclès. / Non, répondit celuici ; mais elle est utile au salut de la république. / N'importe, elle est mauvaise puisqu'elle est injuste. »633 En réalité, Théophraste (v. 371-v. 288 a371-v. J.-C.), élève d’Aristote, devait souligner qu’Aristide n’avais pas cessé d’hésiter entre les principes de la morale et les exigences de la politique. Mais pour le militaire du XIXe siècle, il y avait, dans l’invocation de cet argument, la volonté de démontrer que même les sociétés antiques n’avaient pas poussé la collectivisation au-delà du raisonnable.

Cependant, quand le député de gauche républicaine Pascal Duprat (1815-1885) mit en exergue la volonté moderne de ne pas laisser absorber la société civile par la puissance publique, ce fut bien l’Antiquité qu’il visa. À travers la condamnation du holisme antique (il affirmait explicitement que l’État omnipotent avait pour source les cités grecques et romaines634), c’était l’ambition collectiviste dans tous les domaines (religieux comme économique635) de certains modernes, ayant ses origines chez Thomas Hobbes (1588-1679) et Jean-Jacques Rousseau qu’il combattait (rejoignant parfaitement sur ce point l’analyse de Constant636) :

« Ainsi envisagé, l'État domine toutes les sphères de l'activité humaine. Le monde moral et le monde matériel lui appartiennent à la fois. Rien ne lui échappe. Aucun mouvement, aucune fonction de ce grand corps, dont il fait partie, ne se dérobe à son influence souveraine. Il règle tout, s'il ne fait pas tout par lui-même ou par les instruments qu'il se donne. C'est ce Jupiter d'Homère, qui soulève par une chaîne d'airain tout un monde, étroitement lié à ce moteur suprême. La doctrine des partisans exagérés de l'État ne se montre pas toujours et partout sous cette forme absolue ; mais il n'est pas difficile de la retrouver dans la plupart de leurs conceptions. S'ils ne demandent pas que l'État soit l'unique propriétaire, ou qu'il associe tous les citoyens à la propriété, d'après le régime de Lycurgue, ils veulent

632 LABOULAYE, Le parti libéral, op. cit., p. 38.

633 Th.-R. BUGEAUD, « Les Socialistes et le travail en commun », in Revue des deux mondes, 1948, t. 23, p. 13.

634 DUPRAT, op. cit., p. 17 : « Il ne faut pas une érudition bien étendue pour reconnaître que l'État, considéré sous cet aspect, investi de ces attributions, est l'image ou le reflet de la cité antique. C'est Rome, c'est Lacédémone, ce sont les républiques absolues de l'antiquité, qui nous apparaissent à travers ces conceptions. »

635Ibid, p. 49 : « Que peut faire, que doit faire l'État, au milieu de ces intérêts enracinés dans le sol par le travail de plusieurs générations ? Il violerait sans contredit la justice qu'il représente, si, trompé par l'exemple de